I MARIE EST APPELÉE

Le dauphin jeta un cri terrible. À cette clameur déchirante, la porte fut violemment ouverte, la chambre fut envahie.

– Dehors ! hurla François. Dehors, tous !

– Sauvé ! crièrent les gentilshommes. Noël ! Miracle !…

Devant cette explosion de joie sincère, François se prit à sourire. Les assistants faisaient cercle autour du guérisseur, qui écrivait rapidement. Nostradamus se leva. Le cercle reflua. On oubliait l’ordre du dauphin. On oubliait l’étiquette, le respect. Toutes les croyances sociales s’effondraient devant l’événement : le prince qu’on avait laissé agonisant était là, plein de vie !

– Messieurs, reprit le dauphin, retirez-vous. Et quoi que vous entendiez, gardez-vous d’entrer sans être appelés.

On obéit, non sans manifester encore une joie bruyante.

– Procurez-moi d’ici une heure au plus tard, dit Nostradamus à l’un des assistants, les objets, les herbes et les liquides dont la liste est sur ce papier. Allez, hâtez-vous.

Celui à qui il parlait était un seigneur de haut lignage, le jeune duc de Semblançay, capitaine des gardes du dauphin. Le duc prit en tremblant le papier.

– Il faut du feu dans la cheminée, dit alors Nostradamus.

Des valets, des gentilshommes se précipitèrent. Au bout d’un quart d’heure, tout ce qu’avait demandé le guérisseur était sur la table. Les deux médecins, plongés dans la stupeur, contemplaient avec vénération les herbes, les liquides, les ustensiles de cuisine étalés sur la table. Le prêtre priait pour l’âme du sorcier et suppliait le seigneur de l’arracher aux griffes du démon.

– Maintenant, dit Nostradamus, sortez tous.

On obéit. Celui qui commandait, ce n’était pas un roi. C’était un agent des mystérieuses puissances qui commandent aux rois. Nostradamus et le dauphin demeurèrent seuls…

– Répétez-moi que je vivrai… supplia François.

– Vous vivrez, dit Nostradamus, qui commençait activement ses manipulations.

– Et vous dites que j’ai été empoisonné ?

– Oui. J’ai su, la nuit dernière, que quelqu’un allait être empoisonné, mais je n’ai pu savoir qui allait mourir…

– Vous avez su !… balbutia François, frissonnant.

– Sans doute, reprit Nostradamus. J’ai même essayé de détourner l’empoisonneur de son projet… Je n’ai pas réussi.

– Mais vous étiez au cachot, m’a-t-on assuré !…

– Oui, enchaîné par les deux chevilles.

– Et pourtant vous avez essayé d’empêcher le crime !

Le dauphin sentit le froid de la peur se glisser jusqu’à ses moelles. Il était frappé de vertige. Mais il avait aussi une lancinante curiosité… Savoir ! À tout prix, dût-il en mourir, savoir ce qu’était cet homme ! Et surtout, savoir qui avait perpétré le crime !…

– Je vous conjure, bégaya-t-il, je vous adjure de me dire si vous êtes d’essence infernale ou céleste…

– Je suis d’essence humaine. J’ai pleuré et je pleure. N’est-ce pas à cela qu’on reconnaît les hommes ?…

Il continuait ses manipulations rapides. Longuement, François le considéra en silence. Il tremblait. Nostradamus lui dit :

– Allons, n’ayez pas peur.

La peur sortit de l’âme de François. Mais la curiosité lui vint, plus terrible, de savoir le nom de l’assassin.

– Vous dites, reprit-il, que j’ai été empoisonné ?

– À mon premier examen, j’ai reconnu le poison. Il est longuement décrit dans un livre très rare intitulé : De l’usance des poisons.

– Un livre ? fit le dauphin en tressaillant.

– Oui. Et ce poison ne pardonne jamais. Nous sommes peut-être dix en Europe à en connaître l’antidote. Mais il suffit que je sois un de ces dix. Vous serez sauvé.

– Et vous avez cette nuit connu l’empoisonneur ?

– Non. J’ai été prévenu que quelqu’un allait être empoisonné. Mais maintenant je sais le nom de l’empoisonneur…

– Vous le savez ? gronda le dauphin.

Nostradamus cessa son travail, s’approcha et dit :

– Je le sais. Et je sais aussi que vous voulez le savoir !

– Oui ! oh ! oui !… Sur mon âme, je le veux !

Nostradamus parut une minute rêveur. Il murmura :

– Oui. Il est juste que vous l’appreniez. Sachez donc que cette nuit j’ai jeté dans l’espace un cri d’avertissement à l’empoisonneur. Et je suis sûr qu’il m’a entendu. Or, sachez-le, je l’ai appelé Caïn…

– Caïn ! rugit François. Mais alors… ce serait donc…

– Je ne savais pas qui on voulait empoisonner. Je ne savais pas qui était l’empoisonneur. Mais je savais que l’assassin méritait le nom de Caïn… et je l’ai appelé Caïn.

– Caïn ! Caïn qui tua son… frère !…

– Vous l’avez dit ! fit Nostradamus avec simplicité.

Et il reprit son travail actif.

– Henri ! C’est mon frère qui m’a empoisonné !… Caïn…

Ils ne se dirent plus rien. Le temps s’écoulait. Onze coups tintèrent. Nostradamus s’approcha du dauphin. Il tenait une fiole dans laquelle s’agitait un liquide de couleur émeraude. François tendit la main.

– Non, fit doucement Nostradamus. Il est nécessaire que cette liqueur se concentre. Une heure est encore indispensable.

– À minuit donc ! dit le dauphin.

– Oui… À minuit, reprit Nostradamus. D’ici là, dormez.

Sous le regard de Nostradamus, le dauphin sentit un invincible sommeil s’emparer de lui. Il balbutia :

– Je dormirai donc… je m’abandonne à vous… ma volonté, devant la vôtre, s’efface, fuit, et s’évanouit…

Tout à coup, ses yeux se fermèrent. Alors Nostradamus laissa tomber sa tête dans ses mains. En lui, le savant s’effaça. Il n’y eut plus que la souffrance… Dans un souffle il appela :

– Marie…

Nous disons bien : il appela. Ses traits parurent se pétrifier. Sur son front ruissela la sueur d’un surhumain effort.

*

* *

Pour un instant, franchissons l’espace. Nous sommes à Paris. Un pauvre logis, non loin du Temple. Un mauvais lit. Une torche de résine pour éclairer cette misère. Sur le lit, une jeune femme en proie à la fièvre… Un homme, un colosse, assis dans un coin. Une femme penchée sur le lit. L’homme, c’est le geôlier Gilles. La femme, c’est la Margotte.

Il est un peu plus de 11 heures. La malade tout à coup, se soulève dans le lit. Elle semble écouter… elle écoute !…

Soudain, elle jette un cri déchirant. Les mains jointes, le regard fixe et vitreux, elle écoute !

Brusquement, elle se renverse. Elle a l’apparence d’un cadavre. La Margotte se tourne vers le geôlier.

– Morte ? demande le colosse.

– Non. Le cœur bat. Mais…

– Mais ?

La Margotte pâlit, tressaille et, d’une voix sourde, répond :

L’âme est encore partie…

*

* *

Dans la chambre où dort le dauphin, Nostradamus, pétrifié, parlait en pensée. Et voici ce qu’il disait :

– Où es-tu ? Depuis des mois je te cherche sans te trouver. Ma pensée parcourt en vain les espaces. Tu me fuis donc ? Marie ! Ne sens-tu pas que l’amour a triomphé dans mon cœur ?…

Un frisson le fait palpiter. Alors, il reprend :

– Écoute, Marie ! La nuit où je t’ai pardonné, la nuit où, dans mon cachot, je t’ai crié mon amour et mon pardon, ma mère ne s’est pas présentée à moi pour me rappeler le serment ! Elle n’est pas venue me dire que je devais poursuivre de ma haine la fille de Croixmart !… Je l’ai compris, alors ! Marie de Croixmart, tu as innocemment porté ce nom maudit ! Marie, tu n’as été que l’inconscient instrument de la fatalité qui a frappé ma mère !… Marie, je te pardonne ! Marie, je t’aime ! Marie, je t’adjure ! En quelque lieu que tu sois, je veux que tu entendes la voix de ton époux ! Morte ou vivante, je veux que tu viennes !…

Morte ou vivante !…

Cet esprit audacieux descendait-il vraiment dans le vertigineux abîme du magnétisme animal ? C’est à la suite de ce récit que nous demanderons de répondre par des faits…

Le silence était tragique dans cette chambre. Seul, le balancier de l’horloge marquait la fuite du temps. L’heure fixée, lentement, s’écoula. L’aiguille, pareille à un serment fatidique s’approchait du chiffre XII… Minuit !

Dans ce même instant, le dauphin François se réveilla, se souleva d’un mouvement convulsif, puis retomba sur son oreiller en jetant une clameur déchirante.

Ce cri lugubre ramena Nostradamus des régions du rêve impossible dans le monde visible et tangible. Il semblait porter un monde de désespoir. Ses lèvres tremblèrent. Il murmura :

– Elle n’est pas venue !… Sommes-nous séparés ?…

Son cœur se serra d’angoisse. Il crut qu’il allait mourir. Pour la première fois depuis l’instant où il avait aimé Marie, le doute venait de pénétrer dans cette âme… Il râla, épouvanté :

– Elle ne m’entend pas ! Ce serait donc… que… peut-être… elle n’est plus à moi !… qu’elle s’est donnée à un autre ?…

Un nouveau cri du dauphin le ramena près du lit. Le savant reparut en lui. Il se pencha sur le prince qui gémissait sourdement et se débattait les yeux révulsés.

– Allons, murmura Nostradamus, sauvons encore cette créature, afin que les messagers invisibles me soient propices.

Il prit le flacon. Et dans ce moment, François hurla :

– Elle est là ! Elle vient d’entrer ! La voici ! À moi !

D’un bond, Nostradamus fut de nouveau près du lit.

– Elle est là ! râla le malade. Sauvez-moi d’elle !

– Délire ! fit Nostradamus prêt à vider le contenu du flacon dans la bouche de François. Délire ?… ou Vision !…

Il reboucha le flacon. Une pâleur livide s’étendit sur son visage. Il saisit la main de François et demanda :

– Qui est là ? Qui est entré ?

Et François, dans un souffle d’agonie, répondit :

– CELLE QUE VOUS AVEZ APPELÉE !…

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