Un soupir atroce gonfla la poitrine de Nostradamus. Mais il ne fit pas un geste. Seulement son regard ardent demeura rivé sur le dauphin. Marie était là ! Il en était sûr… Mais ce n’est pas lui qui la voyait, qui l’entendait !… Le doute se précisa :
– Elle m’a trahi !…
François se débattait violemment. Il se tordait sur sa couche. Des lambeaux de paroles s’échappaient de ses lèvres. Nostradamus attendait la fin de cette lutte monstrueuse. François râlait :
– Non ! Pas à lui ! Je ne veux pas ! Je ne dirai rien !…
Quelques minutes encore, l’effroyable bataille se poursuivit entre la conscience du dauphin de France et l’être invisible qui lui défendait de parler. Brusquement, il s’apaisa. Et il jeta autour de lui un regard étonné. Ce premier regard alla droit à l’horloge ; elle marquait minuit !…
– J’ai fait un rêve affreux, murmura le dauphin. Cette potion qui doit me sauver… il est temps… vous avez dit : à minuit.
Nostradamus hocha la tête et doucement prononça :
– N’obéirez-vous pas d’abord à celle qui vous a donné un ordre dans votre rêve ?
François frissonna. Mais ces paroles ne l’étonnèrent pas. Il s’affirma que Nostradamus avait été mêlé à son rêve, que ce rêve se poursuivait peut-être, et il répondit :
– Je vous dirai tout. Si je ne parlais pas, elle reviendrait ?
– Elle reviendrait sûrement, dit Nostradamus.
– Je vais donc vous raconter le crime, reprit François.
– Le crime ! Vous avez commis un crime, vous ? Contre qui ?…
– Contre Marie, prononça le dauphin.
Contre Marie ! Ces mots retentirent dans l’esprit de Nostradamus. Il chancela. Mais se raidissant :
– Eh bien ! fit-il avec calme, racontez-moi votre crime !
– Oui ! Je sens, je sais que c’est à vous que je dois le raconter ! Écoutez ! Nous l’aimions tous les deux, mon frère Henri et moi.
– Vous l’aimiez ! fit Nostradamus avec un cri terrible.
– Oui ! râla le Dauphin. Jusqu’à en mourir. Moi et mon frère ! Nous l’aimions jusqu’à nous haïr. Elle nous fut enfin livrée…
– Livrée ! pantela Nostradamus. Par qui ! Parle !…
– Par deux hommes qui étaient à nous. Gaëtan de Roncherolles et Jacques d’Albon de Saint-André !
Nostradamus leva au ciel son regard flamboyant !
– Ainsi, reprit-il, vous et votre frère vous aimiez Marie ? Et elle vous fut livrée par Jacques d’Albon de Saint-André et par Gaëtan de Roncherolles ? C’est bien ainsi, n’est-ce pas ?
– Oui ! Oh ! vous me faites peur… Oh ! j’ai peur comme dans mon rêve… je ne dirai plus rien !
– Calmez-vous, commanda Nostradamus, et poursuivez.
– Le contrepoison ! râla François. Je me sens mourir !…
– Nous avons le temps.
– Minuit ! bégaya François. Oui, nous avons le temps… Voici : comme elle nous résistait, nous la fîmes accuser de sorcellerie par Roncherolles et nous la mîmes au Temple.
Nostradamus ne bougeait pas. Il pleurait. François contemplait ces larmes avec terreur. Il se hurla à lui-même qu’il ne dirait plus rien et, dans le même moment, il continua :
– Dans les cachots, nous descendions. Et comme elle nous résistait toujours, j’ordonnai qu’on lui appliquât la question…
– La question ! hurla Nostradamus. La torture à tant de grâce et de faiblesse ! Et vous l’aimiez ! Et vous n’avez pas eu pitié !…
François hocha la tête d’un mouvement funèbre. Nostradamus sanglotait… Tout disparaissait de sa pensée. Il n’éprouvait plus qu’une douleur immense qui lui broyait le cœur. Il laissa tomber sur François un regard sanglant, et d’une voix rauque :
– Continuez, et que j’aie la force de vous entendre !
– La potion ! haleta François. Je me meurs !…
– Continue ! rugit Nostradamus.
François se reprit à parler, mais d’une voix faible.
– La question ne fut pas appliquée à la prisonnière…
Un soupir de joie puissante souleva la poitrine de Nostradamus. Son regard se fit moins farouche. Il rapprocha de la bouche du malade le flacon qui contenait l’antidote. À cet instant, François disait ceci :
– La question ne lui fut pas appliquée, parce que au moment où le bourreau allait la conduire à la chambre de torture, son enfant vint au monde…
Nostradamus recula de deux pas. Un tremblement rapide l’agita de la tête aux pieds. Une sorte de gémissement fusa de ses lèvres contractées. François le considérait avec épouvante.
– Qui êtes-vous ? râla-t-il. Pourquoi pleurez-vous ? Pourquoi le récit de mon crime fait-il sur vous un tel effet ?…
– Vous dites, fit Nostradamus que son enfant vint au monde ?…
– Oui. J’ai dit cela.
– L’enfant de Marie ? Marie a eu un enfant ?…
– Oui. Né dans les cachots le jour que j’ai dit. Un fils…
– Un fils, répéta machinalement Nostradamus.
Le dauphin éclata d’un rire funèbre en disant :
– Oui, de mon frère Henri !…
Nostradamus poussa le soupir d’une bête qu’on tue. Avec le même rire, François reprit :
– Elle qui m’avait résisté, à moi, s’était donnée à mon frère.
– S’était donnée ! murmura faiblement Nostradamus.
– À mon frère Henri ! Comprenez-vous maintenant pourquoi Henri a fait sortir du Temple sa maîtresse ?…
– Il l’a fait sortir ! balbutia Nostradamus. Oui. Il voulait avoir près de lui sa maîtresse et son enfant.
François, toujours agité par son rire insensé, continuait :
– Comprenez-vous maintenant mon crime ? Quand elle est sortie du Temple, je l’ai suivie. J’ai bondi sur elle au moment où elle allait retrouver mon frère. Je l’ai abattue d’un coup de poignard.
Nostradamus se pencha.
– Et l’enfant ? L’avez-vous tué aussi ?
– Non ! Celui-là, je ne l’ai pas tué, il a été remis…
– À qui ? À qui ? Rappelez-vous, je le veux !…
– À un homme qui s’appelle… je me souviens… cet homme qui emporta l’enfant s’appelle Brabant-le-Brabançon.
Le dauphin roulait sur l’oreiller sa tête livide ; ce qui sortait de cet oreiller, c’était un amalgame de haine, de passion, de terreur, de vengeance… et Nostradamus écoutait ces lamentations qui répondaient aux lamentations de son cœur.
– Voilà donc pourquoi le lien est rompu d’elle à moi ! Elle s’est donnée !… Son fils… Le fils d’Henri !… Marie ! Un fils !… Adieu, jeunesse, amour, confiance ! Voici que s’ouvre pour moi le septième cercle d’enfer, la porte de flammes où ces mots sont écrits : TU HAÏRAS !…
– À moi ! hurla François. Je me meurs !… La potion !…
Nostradamus grinça des dents. Il se pencha, montra le flacon au moribond, qui essaya d’allonger sa main…
– Le contre-poison ! rugit Nostradamus. Je n’ai qu’à en verser quelques gouttes dans ta bouche, et tu es sauvé !…
– Oui ! oh ! oui ! haleta François avec une joie délirante.
– Sauvé ! Tu vivras ! Tu seras roi ! Roi de France !
– Vite ! Donnez ! râla François extasié.
– Regarde ! grinça Nostradamus d’une voix terrible.
Nostradamus se recula, tenant le flacon dans sa main fermée.
– Oh ! bégaya le dauphin ivre de terreur, qui êtes-vous ?
– Je suis l’époux de celle que tu as jetée dans les cachots du Temple, que ton frère a déshonorée, et que tu as tuée, toi !… Regarde !
Dans cet instant, le flacon serré dans la main de fer qui l’étreignait, se brisa… et la potion sauveuse se répandit sur le plancher mêlée de sang. François retomba haletant sur le lit. Nostradamus s’approcha, et, pantelant de haine, prononça :
– Meurs, maudit ! Meurs le premier, en attendant que meurent de ma haine Jacques d’Albon de Saint-André, Gaétan de Roncherolles, et Henri, futur roi de France ! Meurs !…
Un spasme d’agonie galvanisa un instant le moribond. Puis tout fut immobile sur la couche funèbre. Nostradamus alla alors ouvrir la porte. Il apparut à ceux qui attendaient calme, paisible.
– Messieurs, dit-il, monseigneur le Dauphin était condamné par Dieu puisque je ne l’ai pas sauvé. Messieurs, le dauphin de France est mort. Ramenez-moi dans mon cachot.