À travers les sables brûlants du désert égyptien, un homme s’avançait d’un pas égal, volontaire et rude, son être se tendait vers on ne sait quoi d’énorme, qui, à l’horizon, dressait dans le ciel sa silhouette fantastique.
Et ce quelque chose, c’était le Sphinx.
Et cet homme qui allait au Sphinx, c’était Nostradamus.
Le dernier regard du soleil à la terre fut terrible. Sur cette blancheur incandescente, le Sphinx se plaquait en tons rouges et noirs. Nostradamus fixait la tête gigantesque de l’énigme de pierre, tête de femme sur un corps de taureau, avec des griffes de lion, des ailes d’aigle.
Très vite, la nuit emplit l’espace ; au firmament, quelques constellations, espacées, tracèrent d’étranges lignes géométriques.
Nostradamus continua de marcher vers le plateau granitique sur lequel se dresse la Grande Pyramide.
La Grande Pyramide ! Le dernier tombeau visible des civilisations disparues ! Le réceptacle du mystère non déchiffré ! La Grande Pyramide, avec ses sous-sols, ses couloirs, ses labyrinthes, ses chambres, ses tombes.
C’est en avant de la Grande Pyramide que se dresse le Sphinx de Giseh. Le monstre accroupi souriait de ses lèvres figées, et, de ses yeux de pierre, il regardait venir l’homme.
Nostradamus arriva au Sphinx un peu avant minuit. Il distingua une porte de bronze placée entre les jambes de devant . Nulle caravane faisant halte au pied des pyramides n’osait toucher à ce bronze. Dans les tribus errantes, on se racontait que, jadis, des hommes avaient connu le secret qui permettait d’ouvrir cette porte. Mais, depuis des siècles, ce secret était perdu. Nostradamus murmura :
– Dans quelques minutes ma vingt-quatrième année sera accomplie. Voici le Sphinx. Et voici par où je dois entrer dans le sein du Sphinx. Par là je dois descendre jusqu’à l’Énigme et terrasser sa volonté par ma volonté. Ô mon père, me voici devant la porte du Mystère. Que dois-je faire !…
Tout à coup, il marcha à la porte, et, du poing, frappa trois coups ; les deux premiers rapprochés, le troisième un peu plus espacé .
Dans le même instant la porte s’ouvrit.
Nostradamus entra sans crainte apparente ; à peine eût-il franchi le seuil que la porte de bronze se referma avec bruit. Des ténèbres enveloppèrent Nostradamus, puis, tout à coup, une aveuglante lumière l’inonda. Il se vit dans une salle immense autour de laquelle étaient disposés des sarcophages de pierre polie.
Nostradamus les compta ; il y avait douze tombeaux. Il s’avança et, comme il arrivait au centre de cette crypte, il vit le couvercle de granit de l’un des tombeaux se soulever lentement, puis un autre, puis tous les douze. Quand ils furent debout, des douze tombes béantes ; se levèrent lentement des fantômes…
La lumière s’éteignit remplacée par une nouvelle lumière de tons verts et rouges. Nostradamus sentit une suée glaciale ruisseler sur son visage. Mais il demeura immobile et ferme. Les douze spectres l’entourèrent.
– Nostradamus, dit l’un d’eux, te voilà donc revenu parmi nous pour la douzième fois en douze siècles ? Auras-tu cette fois la force d’âme qui t’a manquée les onze premiers siècles ?
Nostradamus répondit – et sa voix ne tremblait pas :
– Vous dites que je suis ici pour la douzième fois depuis douze siècles. J’ai donc vécu douze cents ans ?
– Ta mémoire ne te présente que les images des faits accomplis depuis ta dernière incarnation. Sache marcher à ton but sans défaillance. Alors, les sept génies de la Rose-Croix, gardiens de la clef qui ferme le passé et ouvre l’avenir, poseront sur ton front la couronne des Maîtres du Temps. Es-tu prêt ?
– Je suis prêt ! Mais vous m’attendiez donc ?…
– Tu es venu il y a cent ans jour pour jour, heure pour heure. Et, parce que tu n’as pas alors compris que la Science de la Volonté est le principe de toute sagesse et de toute puissance, nous t’avons renvoyé sur la terre. Suis-nous…
Nostradamus se mit en marche… Toute lumière s’éteignit. De nouveau, ce furent les ténèbres. En même temps, des souffles glacés et fétides passèrent dans l’air ; autour de lui, il entendit des ricanements, des hurlements.
Tout à coup, de la voûte granitique, une faible lueur tomba, éclairant des spectres enlacés qui tourbillonnaient autour de lui ; au fond de la salle, il vit venir à lui un squelette qui tenait une faucille d’acier. Le squelette s’avançait droit sur Nostradamus… Il se croisa les bras et attendit.
Bientôt la Mort ne fut plus qu’à deux pas de lui. Elle fauchait d’un mouvement large ; la faucille, soudain, l’effleura… La Mort élargit son geste comme pour le faucher à hauteur du cou… l’acier tranchant décrivit un rapide demi-cercle… Dans cette seconde même tout s’éteignit, tout se tut. Nostradamus n’avait pas bougé.
La lumière éclatante du début reparut. Il n’y avait plus ni spectres, ni fantômes… Nostradamus se vit en présence de douze vieillards drapés de blanc qui lui souriaient. Ils lui montrèrent sur le sol la faucille.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il rudement.
– Nous sommes les douze Mages gardiens de l’Énigme, répondit l’un des vieillards. Ton cœur n’a pas tremblé devant la Mort. Fils de la Terre, tu peux continuer ton chemin…
Et il lui tendit une lampe en disant :
– Va. Cherche ta route, et poursuis-la, si tu l’oses.
En même temps, les douze Mages regagnèrent les douze sarcophages et s’enfoncèrent dans ces tombes dont les dalles se rebattirent. Nostradamus aperçut une porte ouverte.
Il franchit la porte, et vit qu’elle se refermait sans bruit. Il se trouvait dans un large couloir le long duquel il se mit à marcher. Le couloir descendait en pente de plus en plus raide, et allait se rétrécissant, tandis que la voûte s’abaissait. Au bout de quelques minutes, Nostradamus marchait en se courbant ; au bout d’un quart d’heure, il se traînait sur les genoux ! quelques instants plus tard, il était forcé de ramper… le couloir était devenu boyau. Il rampait murmurant :
– Je veux la toute-science pour avoir la toute-puissance. Lorsque je retournerai sur la terre, c’est contre le roi le plus puissant du monde que j’aurai à lutter. Oh ! me venger de ce roi, de tous ceux qui m’ont broyé le cœur !
Un moment vint où le boyau fut si étroit qu’il lui devint impossible d’avancer d’une ligne. Alors, il se dit qu’il s’était trompé… Il essaya de reculer. Et il sentit l’épouvante se glisser jusqu’à ses moelles : il était allongé tout de son long dans le boyau ; en avant, il ne pouvait aller plus loin… et, en essayant de reculer, il venait de comprendre que, derrière lui, le boyau s’était fermé !…
– Ici périssent les fous qui ont convoité la Science et le Pouvoir ! cria une voix lointaine.
– Oh ! râla Nostradamus. Ai-je donc été joué ! Mourir ! Mourir ici, étouffé, dans la plus horrible agonie ! Mourir ! tandis que le fils de François Ier respire du bonheur ! Tandis que Roncherolles, Saint-André, Loyola, tous ceux qui m’ont assassiné l’âme poursuivent leur carrière et leur fortune !…
L’air lui manquait. Il étouffait… Alors, dans le désespoir de l’agonie, Nostradamus eut un furieux mouvement de corps en avant… Et, aussitôt, il vit s’écarter les parois du boyau.
Il s’avança. Le boyau se fit de plus en plus large, et, au bout de quelques minutes, redevint couloir à descente rapide. Tout à coup, la pente s’arrêta au bord d’un large puits. Était-ce donc la fin de cet infernal voyage ? Non !… Nostradamus vit une échelle de fer accrochée aux parois du puits, et il se mit à descendre. Il compta soixante-dix-huit échelons. Au dernier, en se penchant, il vit que l’échelle était suspendue sur un abîme. Au-dessous de lui, c’était le vide, insondable.
Alors, il voulut remonter… Il s’aperçut qu’au-dessus de lui, il ne restait qu’une dizaine d’échelons ; toute la partie supérieure de l’échelle avait disparu !… Ainsi, Nostradamus ne pouvait plus ni monter, ni descendre.
Vaguement, il avait entendu parler par son père des terribles épreuves qui attendaient l’insensé assez audacieux pour aller chercher dans les entrailles de la grande Pyramide la science qui donne le pouvoir, la richesse, la vie à un degré extranaturel. Pour un qui réussit à connaître le grand œuvre, mille périssent victimes de leur ambition forcenée.
– La mort ! rugit-il. La mort sans toi, Mario !… Richesse ! Puissance ! Science ! je vous veux ! Vengeance, je te veux !…
Il remonta quelques échelons. De nouveau, tout à coup, la joie rentra en lui, à flots précipités ; dans la paroi à pic, une crevasse béait devant lui !
Il s’y engagea d’un pas rapide, et se vit au pied d’un escalier en spirale qu’il monta. En haut, il se trouva dans une salle magnifiquement décorée où un homme assis sur un fauteuil de marbre semblait l’attendre…
– Qui es-tu ? rugit Nostradamus, étincelant d’audace.
– Je suis, répondit l’homme, le gardien des symboles sacrés. Il ne m’est point permis de te faire la révélation qui armera ton cœur et ton esprit. Mais, puisque tu as échappé à l’abîme, je dois t’ouvrir le chemin du Mystère…
L’homme alla ouvrir une grille que Nostradamus franchit. Il longea une galerie ornée de douze sphinx de pierre. Sur les murs étaient figurés les sept génies des planètes, les quarante-huit génies de l’année, les 360 génies des jours. Au bout de la galerie, sa lampe s’éteignit soudain. Puis, l’obscurité fut remplacée par une sorte de crépuscule suffisant pour montrer la route à suivre. Là, Nostradamus se vit en présence de quatre statues : une femme, un taureau, un lion, un aigle . Ces figures de marbre parlaient !…
– Frère, dit la femme, quelle heure est-il ?
Une voix répondit :
– Il est l’heure de science.
– Frère, dit le taureau, quelle heure est-il ?
– Il est l’heure de travail, dit la voix.
– Frère, dit le lion, quelle heure est-il ?
– Il est l’heure de lutte, répondit la voix.
– Frère, dit l’aigle, quelle heure est-il ?
– Il est l’heure de volonté !
– Volonté ! gronda Nostradamus. C’est la volonté qui donne la victoire ! En avant donc, plutôt que de faillir à la volonté qui m’a guidé jusqu’à cette salle.
Il sentait que s’il faiblissait, la mort l’attendait à chaque détour du chemin. Et tout raidi, il marchait en avant, précédé par l’image de Marie qui se balançait devant lui, aérienne, insaisissable… Une violente lueur, tout à coup, derrière lui… Il se retourna, et vit que la galerie qu’il venait de quitter était en feu. L’incendie courait vers lui en mugissant.
– Frère, cria une voix, quelle heure est-il ? Une autre voix hurla :
– Il est l’heure de mort.
Et, chose terrible, un écho très strident répéta la phrase entière. Il est l’heure de mort !… Puis un deuxième, un troisième, quatrième, cinquième, sixième et enfin septième écho, chacun d’eux de plus en plus faible, mais, toujours aussi distinct. Nostradamus ne se mit pas à fuir ; il continua de marcher, cependant que derrière lui, il entendait gronder la fournaise. Vingt pas plus loin, il se trouva devant un étang d’eau noire et fétide à la surface de laquelle couraient des êtres innombrables.
Il recula d’horreur devant cette eau qui était l’eau de la mort… dont la face se crevait de bulles empoisonnées… Derrière lui, le feu accourait. Devant lui, l’eau morte ! Autour de lui, la voix d’outre-tombe qui criait : Il est l’heure de mort !…
Nostradamus eut un mouvement de recul. Mais presque, aussitôt, il entra dans l’eau. Bientôt, il en eut jusqu’aux genoux, bientôt jusqu’à la poitrine, jusqu’à la bouche…
Il s’élança d’un suprême effort. Le sol de l’étang remontait !… l’eau fétide, l’eau mortelle n’atteindrait pas ses lèvres !… En quelques minutes, il eut gagné le bord opposé.
Sur le bord de l’étang, une grande table d’airain se dressait. Un homme vêtu de blanc, debout, lui montra la table sur laquelle des caractères formant des lignes étaient tracés en relief. Puis il prononça :
– Si tu veux te soumettre aux lois de la table d’airain, tu poursuivras ton chemin, sinon, tu vas être rendu à la terre !
En même temps, douze colosses surgirent et l’entourèrent. Ils étaient armés de poignards. Nostradamus les regarda et dit :
– Je ne vous crains pas !…
Puis il jeta les yeux sur la table d’airain et lut :
« L’initiation à la parfaite science comprend neuf grades : le neuvième grade est celui de Mage de la Rose-Croix.
« Ceux des Fils de la Terre qui, parvenus jusqu’ici, ont subi les épreuves préliminaires, ne peuvent passer d’un grade à l’autre qu’après deux ans d’étude.
« Ceux-là seuls qui ont pu parvenir au neuvième grade sont admis à la suprême épreuve et mis en présence de l’Énigme après trois nouvelles années de labeur.
« Celui qui parvient à dompter la volonté de l’Énigme entre en possession du Secret, c’est-à-dire du Grand-Œuvre. »
Nostradamus calcula : Deux ans pour chaque grade, cela faisait dix-huit ans. Trois années d’efforts complémentaires, cela faisait en tout vingt et un ans… Vingt et une années passées dans ces cryptes, loin de la vie, loin de la lumière ! Vingt et une années écoulées sans apaiser sa soif de vengeance !…
Il mesura d’un regard cet abîme. Sans doute, sa rêverie dura longtemps, des heures peut-être. Et comme, angoissé, il se criait dans un sanglot terrible :
– Et si je parviens à conquérir le Secret, qu’aurai-je gagné ?
– Tu seras maître du monde ! lui répondit une voix.
Nostradamus tressaillit violemment. Il redressa sa tête et il vit qu’il était en présence de trois hommes jeunes, beaux, aux physionomies d’un éclat majestueux.
– As-tu lu ? demanda le premier.
– J’ai lu ! répondit Nostradamus.
– As-tu réfléchi ? demanda le second.
– Oui, j’ai réfléchi…
– Es-tu décidé ? demanda le troisième.
Nostradamus, les yeux étincelants, répondit :
– Je suis décidé !…
Et en même temps, au fond de lui-même, il se hurla :
– Cinquante ans s’il le faut ! Car le grand secret, ô Marie, c’est la science de la Vie et de la Mort ! C’est le moyen, peut-être, de venir te réveiller dans la tombe et de te dire : Lève-toi et reprenons notre amour où nous l’avons laissé !…
Dès qu’il eut prononcé sa décision, l’un des trois Mages le prit par la main et lui fit traverser un bois de cèdres qu’éclairait un soleil factice. Le sol était parsemé de fleurs éclatantes. Une musique d’une infinie douceur sortait des massifs d’arbustes étranges.
– Où me conduisez-vous ? demanda Nostradamus.
– À l’assemblée des Mages de la Rose-Croix qui te recevra au nombre des adeptes de la grande Initiation…
– Et combien y a-t-il d’adeptes ?
– Tu seras le quinzième en ce siècle, et le troisième parmi ceux qui étudient. L’un d’eux vient de l’Inde. L’autre vient de la Grèce. Toi tu viens de la vieille Gaule.
– Et ces deux veulent-ils comme moi lutter avec l’Énigme ?
– Nul ici, depuis des centaines d’années, n’a eu d’autre ambition que de devenir mage. Tu es le premier qui, sur les ailes de l’Aigle, t’élèves à ces hauteurs d’audace…
Quelques moments plus tard, il pénétrait dans un Temple, et là, sur des sièges de marbre blanc, habillés de blanc, il vit vingt-quatre jeunes hommes… Jeunes ?… Sans âge !… C’étaient les vingt-quatre mages de la Rose-Croix.
L’initiation allait commencer pour lui… la grande initiation de vingt et une années qui devait lui permettre de conquérir le Secret suprême grâce auquel il voulait aboutir à la toute-puissance, à la toute-richesse et à l’effrayante pensée d’arracher à la mort la morte qu’il avait adorée !…