IV LE ROYAL DE BEAUREVERS

Montgomery était sorti de la loge royale en jetant sur le petit prince Henri un regard chargé de désespoir. Il gagna sa tente, des pensées terribles dans sa conscience : Non ! non ! Je ne ferai pas cela !… Tuer le roi !… Moi ! là, devant Paris assemblé !… Il le faut !… Si je ne tue pas le roi, il saura aujourd’hui que mon fils… »

– Il y a là quelqu’un qui vous attend, interrompit son écuyer.

Montgomery, reprit son sang-froid et gronda :

– C’est bien. Tu viendras m’appeler quand je t’appellerai.

Il entra dans la tente et vit Nostradamus… Derrière Nostradamus, Montgomery vit son armure. Il tressaillit. Cette armure, casque à panache, cuirasse, brassards, écu, lance, cuissards, jambards, cette armure, au lieu d’être disposée par pièces séparées, se tenait debout, immobile. Il songea :

– Quelqu’un est là, sous mon armure… quelqu’un qui n’est pas moi… Et il me semble que c’est moi… Qui est-ce ?

La visière était baissée. Il ne put voir le visage. Mais il remarqua que l’inconnu serrait le bois de sa lance avec une énergie convulsive. Ses yeux se portèrent alors sur son écu, et il vit que son écu ne portait ni la devise que lui avait léguée son père, ni les armes de sa famille.

D’étranges armoiries flamboyaient au centre de l’écu : C’était une croix sur les bras de laquelle s’enchevêtraient des cercles enfermés eux-mêmes dans une grande circonférence. Des signes étaient tracés dans chacun de ces cercles. Entre les bras de la croix apparaissaient quatre figures représentant un homme, un aigle, un lion, un taureau.

Montgomery désigna l’écu de son doigt tendu, et demanda :

– Quelles sont ces armoiries ?…

Nostradamus, d’un accent qui le fit frémir, répondit :

– Ce sont les armoiries de la suprême Force, qui décrète pour aujourd’hui la mort d’Henri II, roi de France… C’est le symbole des Mages… C’est la Rose-Croix !…

– La mort du roi ! bégaya Montgomery, ce sera un meurtre !

– Non. Le roi, dès ce moment, est prévenu qu’il est défié à un combat à outrance, et, s’il meurt, ce sera loyalement frappé, à la face de Paris, que le Destin a assemblé.

L’armure sous laquelle il y avait quelqu’un frissonna…

– Le roi n’acceptera pas ! gronda Montgomery.

– Le roi accepte ! dit Nostradamus.

– Qui êtes-vous ? rugit Montgomery. Vous qui avez surpris le secret de ma vie ! Vous qui tenez dans vos mains l’honneur et la couronne de Catherine ! Vous que le roi nous a ordonné de tuer et qui avez subjugué le roi ! Qui êtes-vous ? Je veux le savoir !

– Je suis le Mystère. Je suis le Malheur, dit Nostradamus.

– Et que me voulez-vous, à moi qui ne vous ai rien fait !… À ce moment, au loin, on entendit la trompette royale qui défiait l’adversaire du roi. L’armure, de nouveau, frissonna.

– Je suis perdu ! râla Montgomery.

– Tu es sauvé, dit Nostradamus. Tu ne combattras pas contre le roi. C’est ton armure seule qui combattra. Va-t’en. Un bon cheval t’attend près de l’entrée du château de Vincennes. Un de mes hommes te le remettra. Dans les fontes, tu trouveras assez de pierres précieuses pour vivre en grand seigneur partout où tu iras. Gagne la frontière la plus proche. Ou si tu ne veux pas de ce que je t’offre, j’entre dans la lice et je crie : « Montgomery ne peut combattre contre le roi ! J’accuse ici Catherine, reine, et Montgomery, capitaine, du crime d’adultère commis contre Henri de France !… » Va-t’en, si tu ne veux pas être foudroyé, toi aussi, par l’orage qui va éclater !

Il entraîna Montgomery jusqu’à une porte de derrière. Il lui montra de la main le chemin qui conduisait à la porte Saint-Antoine et de là à la frontière. Montgomery murmura :

– Mon fils ! Si je suis dénoncé, mon fils mourra !…

Il franchit la porte, se glissa entre les tentes, et disparut… Nostradamus se tourna vers l’armure ; et dit :

– Le Royal de Beaurevers, es-tu prêt ?

– Je suis prêt. Si je meurs, vous direz à Florise que j’ai voulu la délivrer et que ma dernière pensée est pour elle…

– Pauvre enfant ! Oh ! je… Mais non !

– Ce roi a menti, continua le jeune homme. Ce roi félon était en mon pouvoir. Je lui ai fait grâce parce qu’il a fait serment de ne plus rien tenter contre Florise. Je retire la grâce. Je reprends mes droits. Par la lance aujourd’hui, ou sinon par l’épée demain, ou par le poignard, je jure, moi, de délivrer Florise en tuant cet homme. Donc, je suis prêt. Allez, et dites qu’on annonce mon entrée dans la lice !

Henri II était dans la lice depuis quelques instants déjà. Ses trompettes défiaient par intervalles l’adversaire contre lequel il devait jouter. Le roi ne faisait pas caracoler son cheval, mais il se tenait immobile près de la barrière, et il se dégageait de cette attitude une si funèbre impression que peu à peu un lourd silence tombait sur les galeries. Très peu de personnes remarquèrent que le roi portait, une lance à fer affilé au lieu de la lance terminée par un tampon de cuir. Sous la visière baissée, le visage du roi était livide de rage…

Tout à coup la barrière opposée s’ouvrit… Une trompette éclatante répondit à la trompette royale…

Montgomery parut !…

Aussitôt, les hérauts d’armes poussèrent leurs cris de combat. Les trompettes donnèrent le signal. Puis, soudain, ce fut un silence étrange. Malgré le signal donné, les deux champions demeurèrent une minute immobiles.

Tout à coup, ils s’ébranlèrent… La course des deux chevaux devint un galop furieux. Des milliers de têtes se penchèrent et voici ce qu’elles virent :

Deux nuages se ruant l’un sur l’autre… L’éclair des deux armures à peine entrevu… Soudain, un choc formidable, deux poitrails de chevaux qui se heurtent, un fracas de cuirasses, la rapide vision des deux bêtes cabrées – puis un cri terrible.

Et ce fut tout.

Le double nuage de poussière tomba. Et alors une clameur énorme fusa. Des cris de terreur. Des appels. Des seigneurs qui se précipitent. Des femmes qui s’évanouissent.

La poussière dissipée on vit le cheval du roi s’enfuyant, Montgomery regagnant au pas sa tente, et, au milieu de la lice, le roi étendu, les bras en croix !… Catherine de Médicis se tourna vers Roncherolles et lui jeta cet ordre :

– Arrêtez l’homme qui vient de tuer le roi !

Dès l’instant où Henri tomba, les médecins de la cour s’étaient précipités des premiers et parmi eux, maître Ambroise Paré. Il détacha rapidement le heaume – et la tête du roi apparut : un masque rouge ; les cheveux, la barbe, tout était sanglant ; la bouche rendait un léger râle, et sur cette face noyée de sang, le trou noir de l’œil qui n’était plus qu’une plaie : la lance… la lance de Montgomery !… la lance, don de la reine !… la lance était entrée là !

– Mais ce tournoi n’a pas eu lieu à armes courtoises !…

Ce cri jaillit dans la conscience d’Ambroise Paré, non sur ses lèvres : au moment où cette parole allait lui échapper, il leva la tête et vit Catherine qui le regardait avec sévérité.

– De l’eau ! demanda rudement Ambroise Paré.

Le chirurgien lava le visage, puis la plaie qu’il sonda. Il fit un pansement sommaire et dit :

– Il faut que Sa Majesté soit d’abord transportée au Louvre, où je vais me rendre.

Catherine s’approcha du chirurgien et à voix basse :

– La vérité !… Vite !…

– Dans deux heures, le roi sera mort.

– Vous vous trompez, maître ! dit quelqu’un près de lui.

Ambroise Paré se retourna vivement. Il vit un homme agenouillé verser dans la bouche grande ouverte du roi le contenu d’un flacon.

– Nostradamus ! murmura le chirurgien.

Le roi poussa un long soupir, et Nostradamus se releva :

– Vous le sauvez ! gronda Catherine, prête à se trahir.

– Non, dit Nostradamus. Je lui donne huit jours de vie parce que j’ai besoin qu’il vive huit jours encore !…

Nostradamus se dirigea vers la tente de Montgomery : elle était cernée d’archers, et devant la porte se tenait le grand-prévôt, hésitant s’il arrêterait Montgomery.

– Roncherolles, dit Nostradamus, ne me forcez pas à me rappeler en un tel moment que vous êtes vivant.

Nostradamus entra dans la tente.

Strapafar, Bouracan, Trinquemaille et Corpodibale ayant fait le tour derrière les galeries, s’étaient arrêtés devant l’ouverture de la tente par où Montgomery s’était éloigné.

– Attendons ici, dit Trinquemaille, et prions, je me sens tout ému à l’idée d’arrêter le capitaine des gardes.

À ce moment s’éleva dans les lices une sourde rumeur qui se gonfla, monta, éclata. Leurs yeux disaient : c’est fait !…

– Attention ! se murmurèrent-ils, la main à la rapière.

Une minute s’écoula, pendant laquelle, dans la lice, les cris, les clameurs d’effroi se croisèrent.

– Le voici !…

– Entrons !…

Ils entrèrent tous quatre, et, la rapière au poing, entourèrent l’armure vivante qui était là immobile, mystérieuse…

– Monsieur le capitaine, dit Trinquemaille, nous sommes chargés de vous faire prisonnier.

L’homme commença à se défaire des pièces d’acier qui couvraient les jambes et les bras. Puis sa cuirasse tomba.

– Allons, reprit rudement Trinquemaille, rendez-vous !

L’homme se redressa. Son casque à panache couvrait encore sa tête. Mais, entre les lamelles de la visière, baissée sur le visage, ils voyaient fulgurer ses yeux.

– Voilà bien des façons, gronda Corpodibale. Je vous arrête !

Il allongea la main vers l’épaule de Montgomery. À l’instant, il roula à trois pas : entre les yeux ; il venait de recevoir un coup qui eût défoncé un crâne ordinaire. Strapafar, Bouracan et Trinquemaille se ruèrent… et brusquement s’arrêtèrent net, effarés de stupeur, ivres de joie, devant celui que tant ils regrettaient et qui, déposant le casque, criait d’une voix éclatante :

– Approchez, truandaille de cour ! Lequel de vous osera porter la main sur Le Royal de Beaurevers !

– Saints et anges, c’est lui ! – Santo Bacco, c’est lui ! – Hé, c’est lou pigeoun ! – Sacrament, Montsir Beaurevers !…

– Allons, arrêtez-moi !

Arrêter Le Royal de Beaurevers !… qui avait parlé de ça ? Ils arrêteraient plutôt la reine, le grand-prévôt, le connétable, toute la cour !… Et en chœur, les yeux fous, la rapière haute :

– Qu’on y vienne ! Qu’on y vienne !…

Le Royal, à ce moment, vit entrer Nostradamus.

– Tu vas savoir le nom de ton père et de ta mère…

À l’instant tout disparut de l’esprit de Beaurevers, et jusqu’au souvenir de ce qui venait de se passer dans les lices.

– Mon père ! gronda-t-il.

– Henri II, roi de France !

Le jeune, homme plia sous le choc de cette effroyable pensée : parricide !… Mais presque aussitôt la haine se mit à sonner le tocsin dans son cœur. Il rugit :

– Ah ! je comprends pourquoi je suis né dans un cachot ! Pourquoi, dès ma naissance, je fus voué au bourreau ! Pourquoi mon père désira ma mort ! Fils du roi ! Oui ! j’étais un danger !… Et ma mère ?… Oh ! si je dois la maudire, elle aussi, par pitié, gardez son nom !…

– Ta mère est morte il y a plus de vingt ans.

– Morte ! râla Beaurevers.

– Elle s’appelait Marie de Croixmart ! dit Nostradamus.

Un cri déchirant jaillit de la poitrine du jeune homme. Marie de Croixmart ! Sa mère ! La Dame sans nom ! Celle qui était maintenant la mère de Florise ! Non ! Non ! Elle n’était pas morte ! Oh ! comme il comprenait maintenant cette immense douleur qui semblait figée sur la physionomie de la pauvre Dame sans nom ! Mais il était là maintenant pour la consoler, la ramener à la vie ! Et le premier mot qu’il lui dirait, ce serait :

– Vous êtes vengée ! Le roi est mort, tué par son crime, puisque c’est la main de son fils, qu’a armée le Destin !…

Éperdu, il allait crier : Ma mère n’est pas morte !… Et alors il vit Nostradamus si sombre qu’un nouveau frisson le secoua. Qu’était cet homme ? Pourquoi Nostradamus lui avait-il mis à la main la lance qui devait tuer son père ! Pourquoi lui disait-il que sa mère était morte depuis vingt ans !… Le Royal de Beaurevers marcha à Nostradamus. À ce moment, celui-ci sortit en jetant ce seul mot :

– Adieu !…

Alors la tente s’emplit d’archers…

Le Royal tira son poignard, et sur les quatre estafiers jeta un regard qui criait : Êtes-vous prêts à mourir avec moi ?… Dans cette seconde, une main rude s’abattit sur son épaule. Le Royal se retourna et leva son poignard…

– Au nom de la reine, dit l’homme, je t’arrête !

Le bras de Beaurevers retomba inerte à son côté. Le poignard échappa à sa main. Il baissa la tête et bégaya :

– Le père de Florise !…

– Emmenez-le, rugit Roncherolles.

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