III DEUX PROFILS DE DÉMONS

Renaud s’est éloigné de la place de Grève en résistant à la tentation de se retourner pour adresser un dernier signe à Marie. Ivre de joie, il oublie tout au monde, et, le pas léger, s’avance vers deux jeunes gens qui semblent l’attendre au débouché du pont Notre-Dame : deux jeunes seigneurs ; l’un blond, l’œil gris, vêtu avec recherche, c’est le comte Jacques d’Albon de Saint-André ; l’autre, brun, le visage sombre, habillé plus pauvrement, c’est le baron Gaëtan de Roncherolles ; leurs figures portent le stigmate de l’Envie. Chez le premier, c’est l’envie doucereuse ; chez le second, c’est l’envie brutale.

– Voilà, mon cher, les dernières nouvelles de la cour, dit Albon de Saint-André, poursuivant son entretien commencé.

– Tu es heureux d’être admis dans l’intimité des princes, gronde Roncherolles. Ainsi les fils du roi sont amoureux ?…

– Le prince François et le prince Henri vont se faire la guerre pour une donzelle qui les dédaigne, car la noble demoiselle s’en va roucouler tous les matins sous les peupliers de la Grève avec un… Mais voici notre cher ami Renaud qui vient à nous !

Roncherolles a tressailli. Ses poings se sont crispés. Quant à Saint-André, son œil a lancé un éclair. La haine vient d’éployer ses ailes sur ces deux hommes.

– Oui, grince Roncherolles. Renaud ! Or çà, d’où tient-il son or ?… Et a-t-il le droit de porter l’épée ?… Qui est-il ?

– Tais-toi. J’ai d’étranges soupçons, vois-tu !… La manière dont il t’a guéri en deux jours de cette fièvre qui te minait…

– Et ce coup de poignard à la poitrine que tu reçus d’un truand et qu’il ferma, cicatrisa, effaça en quelques heures !…

– Et cette femme qu’il endormit, rien qu’en étendant le bras ! D’où lui vient cet exorbitant pouvoir ?

– À quoi pense donc Croixmart que le roi a chargé de détruire les suppôts d’enfer ?

– Tu le hais, reprend Saint-André.

– Oui. Je le hais parce qu’il est plus riche, plus beau que moi, parce qu’il possède une puissance qui m’épouvante, parce que j’ai peur devant lui !…

– Silence ! Le voici !…

Renaud vient à eux, les bras ouverts. Il rit, il serre les mains de ses deux amis, sa joie déborde :

– Jour de Dieu ! Le gai dimanche ! Bons amis, aujourd’hui, je régale ! Un dîner dans la plus noble auberge de Paris, chez Landry Grégoire, à l’illustre enseigne de la Devinière !

– Comme tu chantes la joie ! s’écrie Saint-André, – et il frémit.

– Tu embaumes le bonheur ! sourit Roncherolles – et il est livide.

– Demain, ce sera bien autre chose !… Allons, en route !

Les trois jeunes gens, causant, riant, gagnent la rue Saint-Denis, où se trouve la très fameuse auberge de la Devinière.

*

* *

Deux heures plus tard. Dans la rue, Renaud, Saint-André, Roncherolles se donnent rendez-vous pour le lendemain.

– Ah çà ! fait Saint-André, ton dîner fut une merveille. Tu nous as dit la beauté de ton amante, et que, demain, elle va te conduire à son logis pour que tu la demandes à sa mère ; – mais tu as oublié de nous révéler son nom…

– Oui ! Le nom de ta fiancée ! demande Roncherolles.

– Je le saurai demain, répond simplement Renaud. Elle m’a défendu de le savoir… et tout ce que j’ai voulu savoir d’elle, c’est que son âme est blanche, c’est que je l’adore, c’est que tous les matins, depuis un mois, sous les peupliers de la Grève, elle daigne venir à moi.

Une même secousse fait frémir les deux amis de Renaud. « Sous les peupliers de la Grève », a dit Renaud. Alors, cette jeune fille serait donc la même que les deux fils du roi veulent voler à l’inconnu avec qui elle se promène, le matin ! Et cet inconnu, ce serait donc Renaud !… Ah ! ils le tiennent ! En hâte, ils ont pris congé de lui. Saint-André s’élance vers le Louvre.

– Où vas-tu ? halète Roncherolles.

– Demander audience à Monseigneur François et à Monseigneur Henri ! répond Albon de Saint-André.

– Partageons l’aubaine.

– Soit. Ce ne sera pas de trop de nos deux haines !…

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