VII LE CIMETIÈRE DES INNOCENTS

Ni Marie, ni Renaud, n’avaient rien vu, emportés qu’ils étaient bien loin des choses de ce monde. Lorsque le dernier clou fut enfoncé, Renaud se releva, le petit cercueil dans ses bras. Puis il fit signe à Marie de le suivre. Silencieusement, ils se mirent en route, lui, portant la caisse de chêne, elle, portant le falot. Bientôt, ils parvinrent à un enclos dont Renaud ouvrit la porte à claire-voie. Ils entrèrent. Et Marie vit alors qu’ils étaient dans le cimetière des Innocents.

Renaud pénétra dans une cabane qui contenait les outils du fossoyeur, et en ressortit avec une bêche. Il se mit à creuser. Quand il eut fini, il vit Marie si pâle, si pétrifiée que, pour toujours, cette vision se grava dans son esprit.

Il lui prit la main et la garda un instant dans la sienne, puis, il combla la fosse au fond de laquelle il avait déposé le cercueil.

– Dormez en paix, ma mère. Adieu. Je vais me mettre à l’œuvre. Je retrouverai la fille de Croixmart…

Un sanglot l’interrompit. Marie pantelait :

– Pourquoi ne parle-t-il pas de mon père ?… Pourquoi parle-t-il seulement de la fille de Croixmart… DE MOI !…

– Je retrouverai la dénonciatrice, continuait Renaud. Ma fiancée m’y aidera… n’est-ce pas Marie ?…

– Oui, dit-elle, je t’aiderai !…

– Vous entendez, mère ! Nous serons deux : votre fils et votre fille !… Je ne reviendrai ici que le jour où je pourrai vous appeler de votre tombe et vous dire que justice est faite !…

Les paroles de ce jeune homme qui parlait de réveiller les morts n’étonnèrent pas Marie, tant elles avaient un accent de conviction. Renaud s’approcha d’elle, lui prit la main, et, de sa voix au timbre harmonieux :

– Chère Marie, vous m’aimez ?… dit-il.

– Ah ! fit-elle dans un cri, pouvez-vous le demander !

– Eh bien, ma bien-aimée, ce que vous avez promis de me dire enfin, dites-le ici, devant cette tombe.

– Quoi ? bégaya la jeune fille, prise de vertige.

– Oh ! dites-le tout de suite, implora ardemment Renaud, afin que demain, je puisse aller vous demander… dites !

– Quoi ? répéta Marie, ivre d’épouvante et d’horreur.

– Le nom de votre mère et de votre père, dit Renaud.

Marie se raidit dans un suprême effort pour ne pas tomber. Cette question, elle s’y était préparée. Elle avait échafaudé jusque dans ses détails le mensonge… le mensonge qui les sauvait tous deux du désespoir, lui surtout !

– Le nom de mon père ?… balbutia-t-elle.

– Ne faut-il pas que je le sache ? fit le jeune homme.

Lentement elle appuya sa tête sur son épaule, et murmura :

– Renaud, il faut que je te fasse le sacrifice de ma fierté, puisque je veux être à toi tout entière… La honte n’est qu’un mot !

– La honte ? Que dis-tu, Marie !…

– La triste vérité. Écoute, Renaud… Je n’ai ni père ni mère, je suis… une fille sans nom.

Renaud tressaillit. De ses bras, il enlaça sa fiancée…

– Et c’est là ce que tu avais honte de me dire ? Oui, je sais de quels dédains féroces on poursuit les enfants sans nom !… Mais je suis, moi, toute ta famille.

– Oui, oui ! gémit-elle en l’étreignant convulsivement.

– Et quant au nom, tu vas en avoir un : le mien !

– Oui, oui ! répéta-t-elle. Ainsi tu ne me rejettes pas ?

Les lèvres de Renaud sur les lèvres de Marie répondirent. Une minute, ils demeurèrent enlacés. Alors vinrent les questions, et ce fut terrible. À chaque question, il y eut une réponse précise, comme si de longue date, Marie eût inventé les moindres détails.

Elle avait été exposée, à sa naissance, sur le parvis Notre-Dame. Une femme du peuple l’avait recueillie. C’était Bertrande. Le lendemain, Bertrande avait reçu mystérieusement une très grosse somme et des papiers constituant la propriété pour Marie d’une maison rue de la Tisseranderie. Bertrande, veuve, avait élevé l’abandonnée. Elle avait supposé que ses parents étaient de noblesse ; elle s’était habituée à l’appeler demoiselle, et à se comporter en dévouée servante. Marie avait vécu dans cette maison de la rue de Tisseranderie jusqu’au jour où elle avait rencontré Renaud.

Ce fut une série de réponses concises, faites sans hésitation.

– Ainsi, tu ne me rejettes pas ? répéta Marie.

Renaud la prit dans ses bras, l’étreignit.

– Ma mère, dit-il, Soyez témoin. Je jure de consacrer ma vie au bonheur de cet ange comme j’ai juré de n’avoir ni paix ni trêve que je n’aie atteint la fille de Croixmart.

Et il sortit du cimetière, emmenant sa fiancée, d’un pas ferme, vers la rue de la Tisseranderie, l’âme noyée d’orgueil. Comme ils approchaient de la maison que lui désignait Marie, Renaud murmura :

– Puisque tu es seule au monde, puisque tu es ma fiancée…

– Je suis ta femme, dit la jeune fille exaltée.

– Dès demain, j’irai trouver à Saint-Germain-L’auxerrois un vieux prêtre, mon ami, et nous ferons célébrer notre mariage.

Marie frissonna de terreur. Car le mariage, c’était :

Ou la signature légitime ! L’aveu de son vrai nom !…

Ou le mensonge cette fois sur les livres de Dieu !…

Ou la catastrophe !

Ou le sacrilège !

Des deux côtés, c’était la mort .

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