Le soir tomba. Sur cette place, où l’émeute avait agité ses mille bras sanglants, la solitude paraissait plus effrayante. Sur le bûcher refroidi brillait la lueur d’un falot. Un homme, en effet, penché sur les cendres du bûcher, les fouillait de ses mains tremblantes.
De temps à autre, il ramassait d’un geste empreint d’une piété tragique un ossement blanchi et, doucement, le déposait dans une caisse en chêne… Tout à coup, il tomba à genoux : il venait de découvrir la tête de la suppliciée, une tête que les flammes avaient à peine atteinte. Un sanglot secoua les épaules du travailleur nocturne ; il murmura :
– Ma mère !…
Dans cette minute, Marie de Croixmart apparut au coin de la place de Grève et se dirigea vers ce qui avait été le bûcher. Elle était en grand deuil… Et ce deuil qu’elle portait, c’était celui de la mère de Renaud… Quant à son père, elle ignorait sa terrible fin. Dame Bertrande lui avait, par un mensonge, conté la fuite du grand juge rendu responsable par le roi de la révolte des truands ; il s’était, disait-elle, réfugié dans son château de Croixmart en Île-de-France…
Marie de Croixmart atteignit le bûcher et vit l’homme.
– Renaud ! balbutia-t-elle, pantelante. Seigneur ! Vous avez donc voulu que la fille de Croixmart s’entendît maudire par le fils de la suppliciée !…
Alors, Marie de Croixmart, secouée d’un mortel frisson, voulut fuir !… À ce moment, Renaud la vit et d’une voix d’étrange douceur, prononça :
– Je vous ai appelée, Marie, et vous voici venue à mon aide. Ô Marie, ma chère fiancée, je vous bénis !…
L’âme emplie d’une surnaturelle horreur, Marie bégaya :
– Appelée !… Vous dites que vous m’avez appelée !…
– Oui, Marie, dit le jeune homme en allant à elle. Et tu m’as entendu, puisque te voici. Tout à l’heure, lorsque j’ai commencé à fouiller ces cendres pour y trouver les restes de ma mère, j’ai eu peur de ne pouvoir aller jusqu’au bout… Alors, j’ai songé que ton amour me rendrait plus fort contre la douleur… et je t’ai appelée…
Un cri de joie retentit dans l’esprit de Marie. Dans son esprit, et non sur ses lèvres, qu’elle mordit jusqu’au sang…
– Puissances du ciel ! hurla l’esprit de Marie silencieuse. Renaud ne me maudit pas ! C’est que Renaud ignore que je suis la fille de Croixmart !… Renaud, aujourd’hui, ne m’a pas vue à la fenêtre !… Oh ! qu’il ignore toujours !…
Pas une seconde, la pensée ne lui vint d’avouer qui elle était, de tenter d’expliquer le fatal événement, que cette dénonciation avait été involontaire. Marie se fit le serment de vivre toute sa vie près de Renaud, sans lui dire qui elle était. Mensonge ? Hypocrisie ? Le crime, le mensonge, l’hypocrisie de Marie eût été de détruire son amour, de blesser à mort l’homme aimé, en proclamant qu’elle était la fille de l’assassin.
En quelques secondes, Marie organisa sa vie de fille sans nom, échafauda une existence bâtie sur le mensonge, et de ce mensonge, fit une vérité sublime.
– Renaud, dit-elle d’une voix calme qui vibrait seulement de son pur amour, mon bien aimé, je suis à toi, toute. Veux-tu que je t’aide ?
– Tu m’aides de ta présence, murmura Renaud, enivré par cette ineffable musique. C’est fini, tiens, regarde…
Et prenant le falot, il éclaira l’intérieur de la caisse. Marie se pencha sur ces pauvres ossements, quelques-uns tout blancs, d’autres noirs, et murmura une prière. Puis enlaçant Renaud :
– Mon fiancé, mon époux, ta douleur, c’est toute ma douleur. Cette souffrance, n’est-ce pas l’union de nos deux êtres ?…
– L’union, oui, dit-il. Rien ne peut nous séparer…
– Rien ? fit-elle dans un souffle haletant.
– Rien, Marie. Rien. Pas même la mort, crois-moi !
Renaud, alors, se pencha sur la tête qu’il venait d’exhumer. Doucement, il l’essuya. Marie se sentait défaillir. Renaud tremblait. Il s’y prit à deux fois avant de se sentir assez fort pour soulever ce faible poids, et déposer la tête dans le cercueil. Et, lorsqu’il l’eut prise, enfin, il la garda un instant dans ses mains.
Marie, à genoux, crut qu’elle allait mourir. Et si elle ne s’évanouit pas, c’est qu’elle se disait : « Si je succombe à la faiblesse, il pourra m’échapper un mot qui apprenne à Renaud la vérité qui nous tuerait tous deux !… » Renaud pleurait. Et Marie entendait sa voix brisée.
– Ô ma pauvre vieille mère, pardon ! Pardon pour moi, et pardon pour cet ange qui assiste à vos funérailles. N’est-ce pas, que vous lui pardonnez ? Ce n’est pas sa faute si je suis resté à Paris, et si vous y avez attendu. Si elle avait su que la fille de Croixmart vous guettait, elle m’eût crié de fuir et de vous sauver… n’est-ce pas, ma fiancée ?…
– Oui ! répondit Marie en incrustant ses ongles dans ses mains pour que la douleur l’empêchât de s’évanouir.
– Pardonnez-lui donc, mère ! poursuivait Renaud.
À ce moment, la tête… la tête morte… la tête exsangue… la tête ouvrit les yeux… . Marie jeta un cri d’angoisse. Renaud vacilla et devint aussi pâle que cette tête qu’il tenait. Mais presque aussitôt il se remit et prononça :
– Les morts entendent…
Le silence était profond. Marie grelottait. Elle était hors le réel, hors la vie.
– Tu vois, dit Renaud avec exaltation, elle nous a pardonné. Marie ! Ma mère a béni notre amour…
Marie eut un soupir atroce…
– Ma mère, dormez en paix. Le serment que je vous ai fait, je le renouvelle : tu seras vengée… la fille de Croixmart mourra comme tu es morte : par le feu !…
Marie demeura écrasée, serrant sa langue entre ses dents pour ne pas crier : Grâce pour moi ! Grâce pour mon amour !…
Le bruit du marteau frappant sur les clous la ranima. Elle se leva… Renaud avait déposé la tête dans le petit cercueil, et il clouait le couvercle. Il dit :
– Marie, soyez brave jusqu’au bout. Éclairez-moi…
La jeune fille à demi-folle, prit le falot, s’approcha de Renaud à genoux, et se tint près de lui, tandis qu’il frappait du marteau. En cet instant, le pas sourd d’hommes en marche fit retentir les échos endormis de la place de Grève.
C’était une patrouille d’archers du guet commandée par un officier. Près de l’officier marchaient deux gentilshommes. Tous s’arrêtèrent brusquement. Cet inconnu à genoux dans les cendres du bûcher et achevant de clouer le couvercle d’un cercueil, cette femme drapée de noir, cette scène éclairée par les lueurs du falot, ce dut être pour eux une vision créatrice d’effroi… Ils reculèrent. L’un des gentilshommes s’avança, au contraire, examina les deux apparitions, étouffa un juron de joie haineuse, et revint à ses compagnons.
– Que font ces deux envoyés de Satan ? gronda l’officier.
Le gentilhomme lui saisit le bras et murmura à son oreille :
– Silence, monsieur !… Rentrez au Louvre, sans bruit. Et faites savoir aux fils du roi qu’ils aient à ne plus s’inquiéter…
L’officier obéit. La patrouille s’éloigna. Mais les deux gentilshommes étaient restés cachés dans l’ombre. Ces deux hommes étaient : l’un, le comte Jacques d’Albon de Saint-André ; l’autre, le baron Gaétan de Roncherolles.