Au Louvre, le comte d’Albon de Saint-André, rapidement, gagna le salon où l’attendaient les princes.
– Messeigneurs, dit Saint-André, vous pouvez venir.
Henri devint pâle ; dans la scène du tirage au sort, il avait perdu, lui !… Il fit un pas pour se retirer.
– Y a-t-il quelque danger ? demanda rudement François.
– Heu ! fit Saint-André. À tout hasard, il serait préférable que monseigneur le Dauphin soit escorté de son auguste frère… !
François marcha jusqu’à son frère, et gronda :
– En route, donc, en route !
Henri aimait ! Passion turpide, mais passion ! Tout ce qu’il y avait en lui de vivant rugissait de souffrance. François vit cette hésitation et dit :
– Par serment, vous me devez aide et assistance. Venez !
– Non ! râla Henri très bas.
– En route, Henri, en route ! Ou par Dieu, je jure que demain je vous dénonce comme félon à toute la cour assemblée.
– En route, soit ! bégaya le prince Henri. Mais vous qui me forcez à jeter dans vos bras celle que j’adore, je vous maudis, mon frère !
Tous trois sortirent et marchèrent jusqu’à la rue de la Tisseranderie. Saint-André ouvrit la porte, s’effaça. Les deux princes entrèrent. Au haut de l’escalier parut Roncherolles.
– Qui sont ces deux-là ? cria dame Bertrande.
– Allons, tais-toi, la vieille ! ricana Saint-André.
Bertrande, au pied de l’escalier, les yeux étincelants, barrait le chemin. Roncherolles commença à descendre.
– Vous ne passerez pas, cria dame Bertrande. Des amis de messire Renaud ! Oh ! vous n’êtes pas des gentilshommes !…
Henri recula d’un pas ; il espérait ! François essaya d’écarter Bertrande. Au geste, elle cria à tue-tête :
– Au feu ! Au larron ! Au truand ! Au meurtre ! Ah ! je…
Il y eut un cri déchirant – et dame Bertrande s’affaissa : Roncherolles, descendu de l’escalier, lui avait enfoncé son poignard dans le dos. La vieille se raidit, immobile, et ses yeux fixes, grands ouverts, semblaient accuser encore les larrons d’honneur.
– Passez, messeigneurs ! dit Roncherolles.
Les deux princes enjambèrent le cadavre et montèrent…
François, désignant le corps de la pauvre vieille, dit :
– Débarrassez-nous de cela tout de suite.
– Où la porterons-nous ? dit alors Albon.
– À la Seine ! répondit Gaétan.
*
* *
Sur la place de Grève, Roncherolles et Saint-André marchaient d’un pas pesant, alourdis qu’ils étaient par le cadavre de dame Bertrande. Parvenus au bord de l’eau, ils le déposèrent un instant sur le sable.
– Cette besogne, gronda Roncherolles, fait des fils du roi nos associés… et complices !
Paris dormait. Ils portèrent le cadavre dans une des barques amarrées aux pieux plantés sur la grève. Roncherolles saisit les avirons ; Saint-André, avec son poignard, coupa la corde. Au milieu du fleuve, la barque s’arrêta. Saint-André attacha une grosse pierre au cou du cadavre. Roncherolles en attacha une autre aux pieds.
Une ! Deux ! Trois ! Le cadavre fut balancé en cadence, et, lâché soudain, s’enfonça dans l’eau, disparut.
Un horrible cri, qui semblait venu du fond de l’espace, déchira le silence de la nuit… Roncherolles et Saint-André, debout dans la barque se saisirent par la main.
– As-tu entendu ? bégaya Saint-André.
– Oui ! Juste quand le cadavre a touché l’eau !
– Qui a crié ? reprit Saint-André dans un souffle.
Et Roncherolles, sombre, les yeux hagards, répondit :
– Qui sait ?
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* *
Ce qui avait crié, c’était Bertrande ! Elle n’était pas morte. Et, revenue à elle dans l’instant où elle était précipitée, elle avait rassemblé ses forces pour jeter un suprême appel !…
*
* *
Une fois dans le logis, François et Henri marchèrent jusqu’à la porte de la chambre où dormait Marie, regardèrent la jeune femme. Puis, ils se retirèrent en fermant la porte. L’heure d’une explication décisive était venue et peut-être l’un des deux allait sortir de là, fratricide.
– Tu peux t’en aller maintenant ! gronda François.
Au grondement, un éclat de rire répondit. Henri disait :
– Oui ! Mais à une condition !
– Non. Tais-toi ! Va-t’en, félon, va-t-en, traître ! Tu as juré que tu me la laisses ! Je suis seul maître ici ! Va-t’en !…
– Je m’en vais ! dit Henri en se dirigeant vers la porte. Je m’en vais tout droit chez le roi à qui je crierai : « Sire, vous cherchez la fille de Croixmart pour récompenser en elle son père, pour adopter l’orpheline ! Eh bien, en ce moment, mon frère François la viole ! Et demain, toute la noblesse saura comment, par ses fils, le roi de France sait récompenser et honorer la fille des serviteurs de la monarchie morts en loyal service ! »
Henri marcha à la porte de l’escalier.
– Un pas de plus, tu es mort !…
François était entre la porte et Henri. Les deux frères se virent face à face, le poignard à la main… Comment ne se ruèrent-ils pas pour se lacérer, assouvir enfin cette haine qu’ils se portaient depuis des années ? Chacun d’eux eut peur de succomber et de laisser l’autre seul, à quelques pas de Marie endormie…
– Voyons, la condition ! fit François avec un soupir furieux.
– C’est que le serment qui m’a été imposé par le seul coup de dés soit nul. C’est qu’à dater de cet instant, la force, l’amour, la ruse, décideront seuls. Est-ce oui ? Je reste. Nous sommes associés. Est-ce non ? Je vais au Louvre…
– Malédiction sur toi ! rugit François. C’est oui !…
Ils rengainèrent leurs poignards. À ce moment, le baron de Roncherolles et le comte de Saint-André entrèrent en disant :
– C’est fait. La vieille ne vous gênera plus !…