I LE MIRACLE DE LA PARALYTIQUE

Renaud s’était élancé hors Paris en tempête. Le cœur étreint par une de ces puissantes angoisses qui tuent un homme en quelques heures. Renaud galopait furieusement. Toute sa puissance de volonté, il l’appliqua à essayer d’oublier la scène de Saint-Germain-l’Auxerrois. Il se disait :

– Puisque je serai de retour dans vingt jours, alors, je reprendrai l’entretien commencé à l’église ; je veux ne penser qu’à aller vite…

Cet homme pouvait-il donc se dédoubler ? Pouvait-il donc se commander à soi-même de penser ou de ne pas penser ? Oui, il avait ce pouvoir surhumain !

Le lendemain soir de son départ, son cheval tomba mort à l’entrée d’un village. Renaud était en selle depuis dix-huit heures. Il se coucha dans une grange et dormit trois heures.

Quelques paysans faisaient cercle autour de lui. Renaud sortit sa bourse et dit : « Un bon cheval ! » On lui en amena quatre ; il choisit le meilleur et partit à fond de train. Il ne s’arrêta que lorsque ce nouveau cheval s’abattit à son tour.

L’après-midi du cinquième jour, il arriva à Tournon, sur le bord du Rhône.

Arrivé là, il éprouva une sorte de lassitude mortelle, non pas du corps, mais de l’esprit.

– Voyons, se dit-il, si je ne triomphe pas de ce malaise, je vais mourir dans une heure et mon père mourra, et…

Il sentit que sa pensée, fatalement, revenait à Marie… Renaud descendit de cheval et s’arrêta à la porte d’une auberge sans voir la servante qui lui apportait du vin. Il s’accouda à la table. Sa main, sous son pourpoint entr’ouvert, incrustait ses ongles dans la poitrine à l’endroit du cœur. C’était atroce. Ces ongles fouillaient cette poitrine, et le sang coulait. Ce qui se passait dans cette âme était hors de toute humanité.

Il y avait en lui une ruée effroyable de pensées qui s’exterminaient l’une l’autre. Ce fut une heure d’angoisse hors du réel. Et dans ce chaos vertigineux de pensées qui tourbillonnaient, une image souriait, victorieuse de la volonté de Renaud… l’image de Marie !… Et il hurlait :

– Je l’aime ! ô Marie ! ô bien-aimé ! Je t’aime, je t’adore ! Nous mourrons ensemble, puisqu’il faut que je te tue !…

Alors comme il venait de prendre cette résolution, le calme descendit sur son âme saignante.

À ce moment, la porte d’une chapelle, devant lui, s’ouvrit, et il en sortit deux paysans portant une chaise sur laquelle était assise une fille d’une quinzaine d’années, jolie, pâle, les cheveux dénoués. Près d’elle, attentive aux moindres cahots, une vieille, la figure ravagée de larmes, suppliait qu’on marchât doucement… c’était la mère. Les yeux de Renaud se fixèrent sur ce spectacle, il murmura :

– Douleur, Douleur, tu domines le monde !

Il se leva tout d’une pièce et balbutia :

– Si je jetais ici en passant un flot de joie pure ? Est-ce que cela ne conjurerait pas la Douleur ? Essayons !…

Il demanda à l’aubergiste :

– Cette jeune fille est paralytique, n’est-ce pas ?

– Oui, répondit l’aubergiste. Monseigneur de Tournon a dit de la conduire à la chapelle de la Vierge et que cela la guérirait.

– Monseigneur de Tournon ?…

– Oui, le cardinal de Tournon, archevêque d’Embrun, celui-là qui vient d’être nommé lieutenant général de M. le connétable de Montmorency, et dont vous voyez là le palais, au bout de la rue. Eh bien, Huberte a été conduite à la chapelle, et, comme vous voyez, la Vierge n’a pas voulu la guérir…

– Et il y a deux ans qu’elle est paralytique ? dit Renaud.

– Oui, monsieur, deux ans juste. Comment le savez-vous ?

Renaud ne répondit pas. Il s’avança vers la chaise que les porteurs venaient d’arrêter. Une cinquantaine de paysans et de bourgeois de Tournon entouraient la chaise ; quelques gardes du château du cardinal s’étaient approchés ; dans cette foule, se tenait maître Pézenac, chef de la police royale de Tournon donnant des explications à un moine qui venait de sortir du palais cardinal. Ce moine était grand, mince, la figure pâle, ascétique, l’attitude noble, révélant l’élégant cavalier qu’il avait dû être jadis…

La mère de la paralytique s’agenouilla. Les femmes présentes et la plupart des hommes l’imitèrent ; sans doute, la pauvre vieille voulait faire une dernière tentative pour obtenir la guérison de sa fille.

La petite Huberte, jolie, gaie, rieuse, espiègle, avait été l’adoration de la ville. Tout à coup, un jour, après avoir rendu visite à une paralytique qu’elle avait réconfortée de son mieux, Huberte fut prise d’étranges malaises ; elle alla revoir souvent la paralytique. Après chacune de ces visites, les malaises s’accentuaient.

Un matin, elle essaya vainement de se lever ; les jambes refusaient de la porter. Au bout de quelques jours, Huberte était paralytique, et ses yeux seuls conservaient la vie. Voilà ce que maître Pézenac expliquait au moine.

Dans le silence, la voix sanglotante de la mère s’éleva :

– Madame la Vierge, c’est monseigneur de Tournon qui nous a envoyées à vous, ainsi que je vous le disais tout à l’heure. Vous n’avez qu’un signe à faire et ma petite Huberte marchera ; ô bonne Vierge, vous qui êtes si puissante, sauvez mon enfant !

– Sauvez-la ! cria la foule. Sauvez Huberte !

La petite paralytique fixait ses grands yeux bleus sur la statue de la Vierge qu’on apercevait au fond de la chapelle et il y avait une telle supplication dans ces jolis yeux que le sombre moine qui regardait cette scène, en frissonnait lui-même. Et pourtant, tout indiquait que cet homme devait avoir un de ces cœurs qui ne s’émeuvent pas facilement.

Il y eut un long murmure de prières ; puis, de nouveau, le silence ; tous les regards se tournaient vers la paralytique ; elle demeura immobile !… Longtemps, la mère demeura agenouillée, et enfin, tristement, elle se releva. Les porteurs saisirent la chaise. C’était fini : la petite Huberte, à tout jamais, serait paralytique.

À ce moment, cet étranger que tout le monde avait pu voir devant l’auberge, ce voyageur tout couvert de poussière s’approcha et dit aux porteurs :

– Déposez cette chaise.

Les porteurs obéirent. La foule se rapprocha. Tous les yeux se fixèrent sur le voyageur, dont la figure, à cet instant, dégageait un vif rayonnement. Renaud se pencha sur la petite Huberte et lui prit la main en lui disant :

– Mon enfant, regardez-moi…

La paralytique obéit, et peu à peu, sur le visage pâli de l’infirme, s’étendit une expression de confiance infinie… Et alors une voix s’éleva, une voix douce, impérieuse. Et Renaud disait :

– Lève-toi et marche !…

L’instant d’après, une rumeur, puis des cris ; car, dans ce moment, tandis que la vieille mère s’abattait sur ses genoux et saisissait la main de Renaud qu’elle couvrait de baisers ; tandis que la foule criait : « Noël ! Noël ! » ; tous virent cette chose fabuleuse, impossible.

La petite Huberte s’était levée !… Elle marchait !… Elle obligeait sa mère à se relever !… Elle lui parlait, elle souriait à tous, et une acclamation d’admiration éperdue s’élevait.

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