Le lendemain, vers 7 heures du matin, les chevaux piaffaient sur la place de Tournon ; le cor appelait les retardataires. Cependant, le dauphin n’arrivait pas. Ni le prince Henri.
Tout à coup, un bruit se répandit et un silence consterné remplaçait les éclats de rire. Le dauphin était malade.
Quoi ? Quel mal ? On ne savait.
Une heure se passa. Puis deux. Puis on vit partir des courriers envoyés au roi par le prince Henri. Enfin, vers 10 heures, apparut le prince Henri. Ce fut d’une voix brisée par les larmes, qu’il prononça :
– Mon bien-aimé frère, atteint d’un mal inconnu, mais que les médecins déclarent peu grave, m’a donné l’ordre de prendre le commandement et de continuer la route. Ainsi, nous allons partir – et que Dieu garde mon frère !…
Bientôt l’ordre de marche fut formé. Toute cette masse s’ébranla, disparut vers le Sud dans des nuages de poussière.
*
* *
À 6 heures du matin, le valet de chambre du dauphin s’était approché de son lit, et il l’avait touché à l’épaule – car l’heure du départ approchait. François ouvrit les yeux, et sourit.
– Quoi ! murmura-t-il, déjà le jour !…
– Six heures, monseigneur, fit le valet tout joyeux. Monseigneur, vous n’avez fait qu’un somme. Je suis entré deux fois… jamais je ne vous ai vu dormir d’aussi bon cœur.
– Heureuse nuit ! dit le dauphin. Il me semble qu’elle a duré cinq minutes. Allons, habille-moi.
En même temps, François se souleva sur sa couche. Aussitôt, sa tête retomba pesamment sur l’oreiller.
Le dauphin crut à un étourdissement passager. Une deuxième tentative brisa ses forces. Il murmura :
– Je suis mal… bien mal…
– Au secours ! cria le valet en s’élançant hors de la chambre. Monseigneur le dauphin se trouve mal !…
Dix minutes plus tard, le médecin du dauphin entrait et l’examinait. Puis le médecin du prince Henri arrivait. Les deux personnages échangèrent d’abondantes paroles, desquelles il résultait que Monseigneur était pris d’un mal qu’on ne connaissait pas, mais qui devait être bénin. En effet, tant que François demeurait étendu, il n’éprouvait aucun symptôme, mais lorsqu’il essayait de se soulever, la tête lui tournait. Les deux médecins conclurent que le malade devait rester couché jusqu’au lendemain sans s’inquiéter.
Le dauphin approuva et donna l’ordre qu’on lui amenât son frère. Il fallut, par trois fois, aller le chercher. Les gens de l’antichambre le virent enfin passer, le visage pâle, les mains tremblantes.
Depuis la terrible nuit où Marie avait été prise de l’enfantement, les deux princes ne se voyaient qu’à peine. En voyant entrer son frère, François l’étudia d’un long et profond regard.
– M’aimerait-il vraiment, songea-t-il, et serais-je le maudit à qui seul est réservée la hideuse faculté de haïr ?…
Il fit un effort pour sourire, mais il n’y parvint pas. À cette minute, il sentit que la haine, dans son âme, avait creusé de tels abîmes que jamais plus il ne pourrait les combler… Henri restait immobile, les yeux fixés sur la fenêtre. Il songeait que s’il laissait tomber son regard sur François, il allait se mettre à hurler :
– Caïn ! Je suis Caïn !…
– Monsieur, dit François, vous allez prendre le commandement et marcher au roi. Je ne veux pas que, pour un malaise, il y ait retard dans les opérations. Vous direz au roi que je rejoindrai demain ou après-demain au plus tard. Vous m’entendez ?
– Oui. Et si le roi me demande pourquoi j’ai laissé le dauphin malade au lieu de rester près de lui ?
– Vous répondrez que vous avez obéi à votre chef. Allez.
Henri s’éloigna. En arrivant dans sa chambre, il tomba assommé. Catherine, pendant deux heures, lutta contre l’évanouissement de son mari. Et, lorsqu’il revint à lui, il vit, penchée sur lui, Catherine qui lui disait :
– Êtes-vous donc lâche à ce point ! Debout, et face à la Destinée ! Ou c’est le bourreau qui va vous toucher à la tête !…
La journée se passa pour le malade sans incident grave. Il lui semblait, par moments, se trouver bien. Alors, il tentait de se soulever. Mais aussitôt sa tête retombait.
Brusquement, sur 4 heures de l’après-midi, une fièvre violente se déclara. D’atroces malaises survinrent, et le ventre gonfla comme une outre. Moins de dix minutes après, le dauphin entra en délire. Les deux médecins penchés sur lui se regardèrent avec épouvante ; sur son visage, ils venaient de lire la mort imminente du prince…
La crise dura quatre heures, pendant lesquelles toute la ville de Tournon entassée dans l’église ou aux abords fit monter au ciel la rumeur de ses supplications. À 10 heures du soir, le dauphin recouvra les sens et la raison. Mais il poussa un cri déchirant :
– Je vais mourir !…
– Mon fils, mon cher Seigneur, dit près de lui une voix, daigne le souverain maître écarter cet immense malheur du roi et du royaume. Mais, si l’heure marquée par Dieu a sonné, ne pensez-vous pas à prendre des forces pour le grand voyage que va entreprendre votre âme ?
François se tourna vers l’homme et reconnut un prêtre.
– Je vais donc mourir ! répéta-t-il.
À ce moment, quelqu’un fit irruption et s’écria :
– Monseigneur, vous ne mourrez pas, si vous m’entendez !
– Qui êtes-vous ? demanda avidement le prince.
– Je me nomme Anselme Pézenac, officier de la police royale. Je sais un moyen de vous sauver…
– Ta fortune est faite, râla le prince. Parle. Hâte-toi.
Tous entourèrent, haletants, cet homme qui parlait de sauver le prince moribond. Maître Pézenac reprit :
– Monseigneur, ce que je vais dire peut être attesté par notre vénérable curé et par toute la ville. Il y a quelques mois, sur l’ordre de très saint et très Révérend Père Ignace de Loyola, de passage à Tournon, j’ai arrêté un jeune homme qui est au cachot dans les souterrains de ce palais. Pourquoi le procès de cet étranger n’a-t-il pas été instruit ? Je l’ignore. Le très Révérend Loyola l’a-t-il oublié ? N’ayant reçu aucun ordre, je l’ai gardé au cachot. Voici pourquoi cet inconnu a été arrêté, monseigneur. Nous avions à Tournon la petite Huberte, la fille de la veuve Chassagne. Cette jeune fille était paralytique depuis deux ans. Mille personnes ont été témoins de ce que je vais dire : L’inconnu s’approcha de la paralytique et lui dit : « Lève-toi et marche ! » Aussitôt, Huberte se leva et marcha…
– J’atteste ! dit gravement le prêtre.
Le dauphin François écoutait ardemment. Les deux médecins souriaient d’un air goguenard. Pézenac reprit :
– Quinze jours plus tard, l’enfant de la Coubeyrous, âgé de quatre ans, fut pris de fièvre maligne. Le moment vint où il allait trépasser. La Coubeyrous vint me supplier de la laisser entrer dans le cachot de l’inconnu. J’y consentis. Le guérisseur examina l’enfant. Puis il sortit de son pourpoint une douzaine de petites boules blanches et ordonna à la Coubeyrous d’en faire avaler une d’heure en heure au petit moribond. Le lendemain, le petit allait mieux. Huit jours plus tard, il jouait sur la place…
– J’atteste ! répéta le prêtre.
Le prince, à demi soulevé, paraissait transfiguré.
– Dès lors, continua Pézenac, dès qu’il y eut par la ville un malade, un mourant, le cachot fut ouvert. Le sorcier guérissait. Car les uns l’appellent le sorcier. D’autres disent seulement le guérisseur… Monseigneur, voulez-vous voir cet homme ?
– Qu’on l’amène ! râla le prince. Vite ! je me meurs !…
Cinq minutes plus tard, les gentilshommes de l’antichambre s’écartaient avec épouvante devant celui qui venait : un jeune homme, aux yeux enfoncés sous l’orbite, d’où jaillissait un insoutenable éclat, aux joues creuses… Nostradamus entra !…
– Que tout le monde sorte ! dit Nostradamus.
Le prince, d’un regard terrible, ordonna qu’on obéît à celui qui apportait la vie !… La chambre, instantanément, se vida, et le prisonnier alla fermer la porte. La douleur d’âme et les souffrances de corps l’avaient aminci. Là où un autre eût maigri, lui s’était immatérialisé. Une flamme intense fusait de ses yeux, comme si la vie de tout son être se fût concentrée dans le regard en s’y décuplant.
Nostradamus marcha au lit sur lequel agonisait le dauphin, l’un des deux bourreaux de Marie de Croixmart !…
Nostradamus se pencha sur le mourant et l’examina longuement. François hochait la tête avec une infinie tristesse. Il s’abandonnait. Il n’était plus l’orgueilleux dauphin… il n’était plus qu’une pauvre loque d’humanité que le souffle glacé de la mort allait précipiter au néant.
Bientôt, sur le visage du guérisseur, s’effaça la curiosité du savant, et s’étendit une aube de pitié… De la pitié !…
Nostradamus… Renaud… cet homme oubliait à ce moment qu’il avait porté toute la douleur humaine… Nostradamus eut un sourire, prit dans sa main la main du moribond et murmura :
– Regardez-moi… Ayez confiance en moi…
– J’ai confiance, râla le dauphin.
Nostradamus se pencha davantage. Son sourire se fit plus bienveillant. Et il prononça ces étranges paroles :
– Cette nuit, du fond de mon cachot, j’ai crié à quelqu’un qu’il serait Caïn. J’arrive à temps. Rassurez-vous.
– Que je me rassure ? bégaya le prince, qui entendit ce seul mot.
– Oui, puisque je suis là, vous VIVREZ !…
Nostradamus présenta au prince une petite boule blanchâtre. François l’absorba avidement. Presque aussitôt, il sentit les forces lui revenir, il remonta du fond de la mort.
– Je suis sauvé ! murmura-t-il avec ferveur.
– Pas encore, dit Nostradamus avec un sourire. Je viens simplement de vous administrer un puissant extrait capable de faire reculer la mort pour quelques heures.
– Mais alors ! Au bout de ces quelques heures !…
– Eh bien ! je vous l’ai dit, vous vivrez. Car c’est plus de temps qu’il ne m’en faut pour préparer…
Le prince leva sur lui des yeux pleins d’angoisse et râla :
– Pour préparer ?…
– Il est juste que vous le sachiez : pour préparer l’antidote !
– L’ANTIDOTE ! rugit le dauphin. Oh ! Je suis donc…
– EMPOISONNÉ !…