Quelques minutes avant minuit, Roncherolles et Saint-André s’arrêtent devant le porche de l’église. Soudain, au-dessus de leurs têtes, le bronze s’est mis à mugir douze coups sonores. À ce moment, Renaud s’avance, soutenant Marie dont il entoure la taille.
Ce n’est pas le mariage qu’elle a rendu inutile ; c’est l’holocauste d’amour qui est inutile ! Elle est venue !… En vain, elle s’est débattue contre la ferme volonté de Renaud. En vain elle a essayé de le pousser à partir sur l’heure. Tout à coup, elle a cessé de résister, avec l’intuition qu’un mot de plus allait faire naître des soupçons chez son fiancé !…
Et elle est venue, marchant au mariage comme marchent à l’enfer les damnés…
Renaud a aperçu Saint-André et Roncherolles et a eu un cri de joie reconnaissante. Puis leur serrant les mains :
– Le laissez-passer ?…
– Le voici, dit Saint-André en présentant un papier plié.
– Le cheval, ajouta-t-il.
– Attaché aux grilles du porche de l’église.
– Bien. Entrons.
– Il est trop tôt, la messe est pour une heure…
– La messe est pour minuit, dit simplement Renaud. J’ai obtenu cela, je gagne ainsi une heure.
Saint-André et Roncherolles demeurent foudroyés.
– Mes chers bons amis, reprend Renaud, mes frères, voici Marie, celle qui va être ma femme. Marie, ces deux-ci sont ce que j’ai de plus cher au monde après mon père et toi, le comte Jacques d’Albon de Saint-André, le baron Gaëtan de Roncherolles…
Ils murmurent quelques paroles confuses. Quant à Marie, pas un souffle. Défaillante, elle s’avance dans l’église, où elle voit éclater en lettres de feu le mot qui résonne dans sa tête :
– SACRILÈGE !…
La scène est maintenant dans l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. Quatre cierges éclairent un vieux prêtre qui, avec des gestes lents, officie devant Renaud et Marie agenouillés. Un peu en arrière, à demi perdus dans l’ombre, Saint-André et Roncherolles, blafards, couvent de leur regard ces deux êtres si jeunes, si beaux…
Puis le vieillard présente les deux anneaux aux époux. Et tandis que s’échangent les deux signes d’union, le prêtre prononce les verbes qui cimentent à jamais l’alliance des deux âmes. Et enfin un registre est ouvert sur l’autel, entre le tabernacle et l’Évangile. Renaud signe :
– Renaud-Michel de Notredame.
Sans aucun doute, ce nom comportait une signification redoutable. Sans doute aussi, le vieux prêtre, ami de Renaud, avait reçu ses instructions. Car, faisant le geste de montrer la place des signatures de Marie et des deux témoins, il cacha sous sa main le nom qui venait d’être apposé sur la page.
– Mettez là votre nom, ma chère enfant, dit le vieillard.
Marie sans s’arrêter, tout d’un trait écrivit :
« Marie, orpheline qui ne se connaît pas d’autre nom… »
Puis elle tomba, défaillante, dans les bras de Renaud, tandis que Roncherolles et Saint-André, puis le prêtre signaient.
– Ma femme ! murmura Renaud à l’oreille de Marie.
Une longue vibration de bronze tomba dans le silence. La tête de l’épouse s’emplit de ce bruit qui lui parut formidable. Il lui semblait que des démons hurlaient :
– Sacrilège ! Sacrilège !
– Seigneur ! Damnez-moi ! Mais qu’il soit sauvé ! Oh ! que jamais il ne sache le nom maudit de sa femme !…
Ce bruit, c’était la demie après minuit qui sonnait… Renaud, Marie, Saint-André, Roncherolles sortirent…
– Roncherolles, dit Renaud, prends le cheval en bride. Mes chers amis, suivez-moi jusqu’au logis de ma femme.
– Holà ! Qui vient là ?… fit tout à coup Saint-André.
– Lequel de vous se nomme Renaud ? demanda une voix.
C’était Gervais !… La lettre écrite par Roncherolles !…
– C’est moi, dit Renaud, que me voulez-vous ?…
– Vous remettre ceci, que vous devez lire à l’instant.
Gervais tendit la lettre et disparut comme une ombre. Renaud tenait la lettre à la main. Roncherolles et Saint-André le fixaient, de leurs yeux qui luisaient. Marie tremblait, le cœur serré d’angoisse…
– Il faut que je la lise à l’instant !… prononça Renaud !… Que contient-elle ?… Oh ! le savoir tout de suite !… La lire !… Dans les ténèbres !… Oh !… Il faut que je sache !…
Il saisit les mains glacées de sa femme et demeura immobile, silencieux, haletant sous quelque prodigieux effort.
Et si les ténèbres n’eussent pas été absolues, on eût pu voir les yeux de Marie se révulser, son corps se roidir, et enfin un sourire détendre ses lèvres… Alors, dans ces ténèbres, on entendit la voix de Renaud qui disait :
– Marie, ma chère Marie, m’entends-tu ?
– Oui, répondit la jeune femme d’une voix comme voilée.
– Prends cette lettre, Marie adorée, et lis-la moi !…
Roncherolles et Saint-André reculèrent avec stupeur.
– J’essaie, répondit Marie d’une voix de surhumaine tendresse. Oui, tiens, je crois que j’y arrive… Voici un mot, deux mots… Ah ! il y a : Monsieur Renaud…
Marie s’arrêta un instant. Roncherolles et Saint-André grelottaient de terreur. Dans les profondes ténèbres, Marie lisait la lettre ! Marie lisait ce papier, sans même briser le cachet !…
– Très bien, mon adorée, prononça Renaud. Mais il faut continuer… Qu’y a-t-il après Monsieur Renaud ?…
Roncherolles et Saint-André reculèrent encore, hagards, les cheveux hérissés. Il y eut une minute de silence effrayant… Et alors la voix de Marie s’éleva de nouveau, mais hésitante.
– Attends… Oh ! fit-elle avec curiosité, il s’agit de moi… il y a… la fille… que… vous… allez… épouser…
Roncherolles claquait des dents. Saint-André, avait tiré de son sein un scapulaire et l’étreignait en priant. Tout à coup, un cri terrible, une clameur atroce…
– Non ! hurlait Marie. JE NE LIRAI PAS CELA !…
Renaud vacilla. Ses lèvres blêmirent. Il gronda :
– Eh bien, Marie ? Il faut lire la suite !… Lis !…
Elle se tordit les bras. Sa taille parut s’arquer.
– Seigneur ! Il faut que ce soit MOI qui lise CELA !… Seigneur, prenez-moi ! Seigneur, tuez-moi !…
– Marie ! rugit Renaud, il faut lire !…
– Non ! Non ! Grâce ! Pitié, Renaud ! Tue-moi ! Mais ne me force pas à lire cela… Lire CELA !… MOI !… MOI !…
Alors, à gestes furieux, tout à coup, elle tordit le papier dans ses doigts crispés, le lacéra, roula les morceaux en boule, et cette boule, elle la jeta… La boule de papier alla tomber dans le ruisseau qui l’emporta… Renaud n’avait pas fait un geste.
– Maintenant, je ne puis lire, dit Marie avec une joie affreuse. Aussi, c’était trop horrible, de me faire lire cela… à moi !…
Renaud saisit les deux mains de la jeune femme…
– Marie, dit Renaud, cherchez le papier… vous le voyez ?…
– Oui… oui… le ruisseau l’entraîne… Il va rouler jusqu’à la Seine… Ah !… Dieu soit loué !… Il tombe dans la Seine !…
– Suivez-le, Marie, suivez-le ! Ne le perdez pas de vue !
– Je le vois, je le vois !…
– Eh bien, lisez !…
Roncherolles et Saint-André râlaient d’épouvante.
– Lisez ! répéta Renaud.
– Non ! non !… Pas moi !… Renaud, pitié pour ta femme !
– Lisez !…
Alors, vaincue, d’une voix de détresse effroyable :
– Monsieur Renaud… la fille… que vous allez… épouser… s’appelle… Marie… de…
Un râle, un sanglot de tristesse ineffable :
– S’appelle… Marie… Marie de Croixmart…
Marie s’était affaissée sur les genoux. Elle avait entouré de ses deux bras les genoux de Renaud, y avait appuyé sa tête, et, ainsi, elle pleurait… Renaud était immobile, comme foudroyé… Seulement, il dressa au ciel ses bras et crispa les poings…
Et ce groupe dégageait une si formidable douleur que Roncherolles et Saint-André eurent l’intuition qu’ils avaient été au delà des bornes imposées à la haine elle-même.
– Ô ma mère ! prononça enfin Renaud. Ô ton pauvre corps que j’ai vu se tordre dans les flammes !… l’abominable souffrance que j’ai lue sur ton pauvre visage !… Voici, là, à mes pieds, la dénonciatrice !… La fille de Croixmart !…
Renaud abaissa ses poings comme s’il allait écraser la pauvre fille prosternée… Mais il ne toucha pas Marie :
– Non, n’est-ce pas, mère martyre ? Tu ne veux pas que je la tue ?… Ce serait trop simple, n’est-ce pas ? Que serait ce châtiment d’une seconde auprès de ce que tu as souffert… auprès de ce que je souffre, moi !… Que m’ordonnes-tu, mère ?…
– Oh ! bégaya Saint-André, il parle de la sorcière morte !… Oh ! si nous allions la voir apparaître, nous désigner !…
Renaud poursuivait de sa voix morne :
– Et pourtant, tu le sais, il faut que je parte tout de suite !… Dois-je donc la laisser impunie ?… Oh ! je t’entends… Je dois partir ! Je dois laisser en suspens jusqu’à mon retour le choix du châtiment ! Je dois lui ordonner d’oublier ! Je dois oublier moi-même ! Et, dans vingt jours, reprendre le jugement au point précis, à la parole même où je le laisse cette nuit !…
Renaud, brusquement, saisit les mains de Marie, et prononça :
– Oubliez !… Tout. La lettre. Est-ce effacé ?…
– Oui, mon bien-aimé !…
– Mon bien-aimé !
Un long sanglot pareil à un cri de bête fusa de ses lèvres tuméfiées. Il râla des lambeaux de paroles indistinctes. Tout à coup, Renaud parut se calmer. Il se baissa, saisit Marie dans ses bras.
– Venez, dit-il aux deux témoins de cette scène effroyable.
Il se mit en marche. Depuis l’église jusqu’à la maison de la rue de la Tisseranderie, il ne faiblit pas.
Marie dormait, la tête sur son épaule, d’un sommeil paisible, un bras gracieusement jeté autour du cou de son mari.
– Jésus ! cria dame Bertrande tremblante, en voyant Renaud, vous êtes pareil à un spectre, seigneur Renaud !…
Le jeune homme passa sans répondre. Il monta et déposa Marie sur son lit. Derrière lui, les deux amis étaient montés… En bas, dame Bertrande priait…
– Écoutez-moi, dit Renaud d’une voix rude. Je vais partir. Il me faut huit jours pour aller, huit pour revenir, deux pour rester là-bas, deux pour l’imprévu. Vingt jours. Dans vingt jours, je serai de retour. Jurez-moi de veiller sur elle.
– Je le jure ! grondèrent les deux hommes.
– Je vous la confie. Jurez-moi que dans vingt jours, je la retrouverai ici. Et vous aurez droit de vie et de mort sur moi !…
– Nous le jurons ! dirent-ils ensemble.
– Cette fille va demeurer endormie pendant deux heures. Vous ne lui direz rien de ce qui vient de se passer, mais seulement que dans vingt jours, je serai près d’elle.
Il se tourna vers Marie… Ses lèvres se crispèrent comme si les sanglots allaient être plus forts que sa volonté. Mais il se dompta, se pencha sur la jeune femme endormie, et, d’une voix qui semblait calme :
– Marie, m’entendez-vous ?…
– Oui, mon bien-aimé, je t’entends.
– Avez-vous oublié ?
– Tout ! Tout ! Puisque tu me l’as commandé.
– Bien. Rappelez-vous seulement ceci : c’est que dans vingt jours, heure pour heure, je serai de retour.
Brusquement, Renaud se retourna vers ses amis avec des traits bouleversés.
– Adieu, dit-il. J’emporte votre serment.
Il descendit l’escalier d’un pas égal. Quelques instants plus tard, les deux damnés, haletants, entendirent le galop du cheval qui partait… Lorsqu’ils furent certains qu’il était bien loin ; ils respirèrent longuement et Roncherolles gronda :
– Cours au Louvre !… Moi, je reste ici pour veiller sur elle… selon notre serment !…
Saint-André s’élança. Marie dormait d’un sommeil d’ange…