III LE MARIAGE SE FERA-T-IL ?

La maison de la rue de la Tisseranderie où s’était réfugiée Marie de Croixmart était petite, d’extérieur modeste, mais bien pourvue à l’intérieur. L’art imaginatif de la Renaissance triomphait là. Cette maison, Marie la tenait en propriété de sa mère, avec deux autres, dont l’une rue Saint-Martin, et l’autre, rue des Lavandières, en face du cabaret de l’Anguille-sous-Roche.

Au rez-de-chaussée, en cette après-midi, huit jours après les scènes que nous avons fait revivre, Bertrande s’occupait des soins du ménage. À l’étage supérieur, dans la chambre de Marie, Renaud est là, comme tous les jours.

Les deux fiancés, assis, se tenaient par la main. La sérénité des traits de Marie reposait sur le frénétique effort d’une volonté tendue à se briser. Tandis qu’elle souriait, d’effroyables tumultes se déchaînaient dans son esprit.

– Voici la catastrophe ! Rien ne peut l’empêcher ! Rien !

– Marie, continuait Renaud, voici écoulés les huit jours d’attente que tu m’as demandés. Notre mariage au lendemain du malheur eût été accompli sous de tristes auspices. Ces huit jours ont remis un peu de calme dans mon cœur… le souvenir s’estompe… l’épouvantable vision s’efface…

– Cher bien-aimé, dit Marie, attendons encore un peu. N’es-tu pas sûr de mon amour ? Et tiens, sais-tu à quoi j’ai pensé ?… Nous partirions tous deux, nous irions à Montpellier, et là, sous le regard et la bénédiction de ton vénérable père, notre union s’accomplirait…

Renaud secoua la tête.

– La catastrophe ! songea Marie. Rien ne l’empêchera !…

– Tu oublies ce que j’ai pu oublier pendant ces huit jours ; il faut que la fille de Croixmart expie son double crime… le crime d’avoir envoyé ma mère au bûcher… et le crime d’être fille d’un tel père. Ma mère a maudit cet homme jusque dans sa postérité. Je dois réaliser la malédiction.

– Comme tu la hais ! murmura Marie.

Un flamboyant éclair avait jailli des yeux noirs de Renaud.

– Quant à mon père, reprit-il, tu as raison de m’en parler. Il attend le philtre que je dois lui apporter…

– Le philtre ? interrogea Marie en tressaillant.

– Un philtre, que pour lui, j’ai été chercher à Leipzig, et que lui a fabriqué un mage. Un philtre qui peut prolonger sa vie, ou tout au moins lui rendre la force nécessaire à ses travaux… Je vois que cela t’étonne. Bientôt tu sauras la vérité sur mon père, sur ma mère et sur moi.

– Oh ! fit Marie avec curiosité, quand sera-ce ?…

– Quand tu seras ma femme…

– Oh ! râla Marie. Rien n’empêchera la catastrophe !

– Et ce sera demain ! acheva Renaud. Le prêtre est prévenu. Deux de mes amis, Roncherolles et Saint-André, seront témoins. Ah ! je ne veux pas courir à Montpellier avant de t’avoir donné mon nom… et surtout, avant d’avoir échangé avec toi le baiser suprême qui te fera mienne pour toujours…

– Voici la catastrophe sur moi ! hurla l’âme de Marie. Oh ! cette pensée !… Seigneur tout-puissant, c’est vous qui me l’envoyez ! Je serai sa femme avant le mariage, et le mariage sera inutile !… INUTILE, PUISQUE JE SERAI SIENNE SANS MARIAGE !…

D’un coup d’ailes, cet ange de pureté s’éleva aux régions d’éternelle vérité où il n’y a plus ni pureté ni impureté. Renaud s’était levé, en disant :

– Roncherolles et Saint-André m’attendent. À demain…

– Reste, balbutia Marie, ne t’en va pas encore…

– Que je reste ? bégaya Renaud enivré, ébloui.

– Oh ! tu ne vois donc pas que je me meurs d’amour !…

– Que je reste ? répéta le jeune homme, qui frémit et sentit ses veines charrier des torrents d’amour.

Elle ne répondit plus. Ses bras se nouèrent sur lui. Ses yeux se fermèrent. Ses lèvres cherchèrent les lèvres de Renaud… Marie s’évanouit à demi. Et lorsqu’elle se réveilla, l’holocauste était accompli, Marie était la femme de Renaud.

– Maintenant, se dit-elle lorsque chancelante, éperdue, elle se vit seule, oh ! maintenant, le mariage est inutile.

À ce moment, Renaud qui, le paradis au cœur, courait rejoindre ses deux amis, Renaud se répétait ardemment :

– Maintenant, oh ! maintenant plus que jamais, il faut que le mariage s’accomplisse dès demain, ou je serais infâme.

Il était environ 9 heures du soir lorsque Renaud atteignit son logis, où Saint-André et Roncherolles l’attendaient.

– Chers bons amis ! s’écria Renaud. Toujours fidèles…

– Nous eussions attendu jusqu’à demain… sans reproche.

– Oh ! pardon, pardon, mes braves amis !… Si vous saviez… Mais convenons de la grande journée de demain.

– Nous ne sommes pas les seuls à t’avoir attendu, dit Roncherolles. Il y a ici, dans la cuisine, un homme qui se restaure et t’attend depuis 2 heures de l’après-midi.

– Un homme ? fit Renaud avec une vague inquiétude.

– Un courrier de Montpellier, dit Saint-André attentif.

Renaud deux secondes après, disait au courrier :

– Vous arrivez de Montpellier ?

– En onze jours, seigneur. J’ai fait environ dix-huit lieues par jour et me voici à Paris depuis midi.

Renaud tendit au courrier une bourse pleine d’or.

– Où prend-il cet or ? murmura Roncherolles.

Le courrier remit à Renaud une lettre dont le jeune homme rompit le cachet d’un geste violent… La lettre contenait ces mots :

« Si dans les vingt jours je n’ai pas le philtre que le savant Exaël t’a sûrement remis pour moi, dans vingt jours je serai mort. Hâte-toi, mon fils. Au cas où tu arriverais trop tard, tu ouvriras ma tombe et tu liras le parchemin que tu trouveras dans le vêtement avec lequel je serai enterré. Je t’embrasse, mon enfant chéri. Console ta mère et dis-lui que je vous attends tous deux au séjour des esprits astraux. N. »

Lorsque Renaud releva la tête, il était blême. Il marcha à un flambeau et y brûla la lettre de son père. Puis, au courrier :

– Tu connais la personne qui t’a envoyé ?

– Non. Mais j’ai promis d’arriver ici en douze jours. J’ai tenu parole, puisque je suis venu en onze.

– Je dois, moi, mettre neuf jours. Est-ce possible ?

– Oui, en crevant une demi-douzaine de bons chevaux.

– J’en crèverai dix, et je ferai la route en huit jours.

Le courrier salua jusqu’à terre et se retira.

– Mauvaises nouvelles ? demanda Roncherolles.

– Oui ! gronda Renaud, les lèvres serrées.

– Pauvre ami ! dit Saint-André. Le malheur est donc sur toi ? Car, depuis huit jours, tu as dû être frappé par un terrible malheur. Tout le crie…

– Oui, fit Roncherolles, et cela date, tiens… cela date du jour où en place de Grève… l’on a brûlé cette sorcière…

Renaud baissa la tête. Sa poitrine se gonfla.

– Cette sorcière… murmura-t-il, c’était ma mère !…

– Ta mère ! rugit Roncherolles avec un accent indescriptible que Renaud prit pour un cri de pitié.

– Oui… ma mère ! fit le jeune homme qui, tout sanglotant, se laissa aller dans les bras du baron de Roncherolles.

Les yeux flamboyants, Roncherolles étreignit Renaud :

– Je le tiens ! Il est perdu ! gronda-t-il en lui-même. C’était sa mère ! Fils de la sorcière, essaie un peu d’épouser la fille de Croixmart !…

Renaud dompta cette émotion avec la rapidité qu’il semblait tenir d’une mystérieuse puissance sur lui-même.

– Mes amis, dit-il alors, il faut que cette nuit je parte de Paris. Roncherolles, tu me procureras un bon cheval.

– Tu auras un cheval capable de faire vingt lieues par jour.

– Saint-André, tu m’auras un laissez-passer à la porte d’Enfer .

– C’est facile, dit Saint-André.

– Il me faudra cela pour une heure de la nuit.

– Mais ton mariage ? Tu le remets donc à ton retour ?

– Non, prononça Renaud. Vous connaîtrez ma fiancée cette nuit, au lieu de demain. Il y aura une messe à Saint-Germain-l’Auxerrois une heure après minuit. Ce sera la messe de mon mariage.

– À minuit et demi, dit Saint-André. On y sera !

– On y sera dès minuit, ajouta Roncherolles.

– Oui, fit Renaud. Cela vaudra mieux. Minuit.

Les trois jeunes gens se séparèrent. Renaud pour courir chez le prêtre, Roncherolles et Saint-André de leur côté.

Il était à ce moment près de 10 heures.

– Entrons là ! dit Roncherolles d’une voix rauque de joie.

Il désignait un cabaret encore ouvert malgré le couvre-feu – Une de ces tavernes bien cotées, fréquentées par les gens de cour. Pourtant il n’y avait plus personne dans la salle commune, et on allait fermer. Un garçon s’approcha.

– Une bouteille de vin d’Espagne, dit Roncherolles. Des plumes. De l’encre. Une feuille. De la cire.

Les deux acolytes se regardèrent. Ils étaient livides.

– Enfin ! soupira Saint-André.

– Oui, n’est-ce pas ? Il est perdu, cette fois. Ce que nous cherchions depuis huit jours, il nous l’offre lui-même !…

– Oui. Et le Dauphin n’aura pas à se plaindre, cette nuit.

– Pour cela il ne faut pas que le mariage se fasse.

– Qu’importe ! gronda Saint-André. L’époux s’en va !

– Ce serait vrai avec tout autre que Marie de Croixmart. Cette fille succombera peut-être, si elle est encore fille. Mariée, le serment de fidélité juré, il faudra la tuer.

Le garçon déposait sur la table les objets demandés.

– Diable ! Comment faire, alors ? reprit Saint-André. Il n’y a aucun moyen d’empêcher ce mariage, à moins d’en revenir à ma première idée, et de poignarder l’homme.

– Il y a un moyen, gronda Roncherolles. Un coup de poignard, on en meurt ou on en guérit. Mais le coup que je vais porter, moi, il n’en guérira jamais, entends-tu, jamais !…

– Sur ma foi, tu me fais peur !…

– C’est pourtant bien simple. Tiens, regarde.

Et Roncherolles se mit à écrire, puis il passa la feuille à Saint-André, qui la lut, étouffa un cri et gronda :

– Oh ! ceci, mon maître, est une merveille !

Voici ce que venait d’écrire Roncherolles :

« Monsieur Renaud,

« La fille que vous allez épouser s’appelle MARIE DE CROIXMART. »

– Gervais ! appela Roncherolles.

Le garçon accourut.

– Gervais, veux-tu gagner dix écus d’or à la salamandre ?

– Je suis prêt à me jeter au feu pour les prendre !

– Bon ! fit Roncherolles. Prends cette dépêche. Trouve-toi à la demie de minuit devant Saint-Germain-l’Auxerrois. Tu la remettras à un jeune homme causant avec moi sous le porche. C’est tout. Tu auras tes dix écus. Le jeune homme s’appelle M. Renaud. Je t’éventre si tu oublies !

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