Nous avons dit que le prince Henri, en quittant Paris pour se rendre à l’armée, n’avait plus trouvé près de lui son agent préféré Brabant. Henri s’en inquiéta médiocrement. Et l’enfant ? Qu’était-il devenu ? Sur ce point spécial, le prince eut des réflexions qui aboutirent à cette conclusion :
– Le fils de Marie, fils du diable, a été porté chez le maître exécuteur. Il est rentré dans son enfer. N’y pensons plus.
Puis la mort de François et d’Henri le dauphin de France, héritier du trône. Pourtant il pensait encore parfois au fils du diable. Parfois la figure du petit, à peine entrevue, hantait ses sommeils…
Puis, des années écoulées, le prince devint roi de France sous le nom d’Henri II. Henri, pour le coup, ne songea plus à l’enfant livré au bourreau.
Henri ne sut jamais ce qu’était devenu Brabant qui commença par demeurer quinze jours enfermé rue Calandre, en tête-à-tête avec le fils de Marie, ne s’absentant que pour aller chercher du lait pour le petit et du vin épicé pour lui-même. Il se versait des rasades furieuses, et donnait à boire à l’enfant. Quelquefois, il se trompait et lui faisait avaler une gorgée de vin épicé. Cependant, il observait que le fils du diable ne semblait y voir clair que dans l’obscurité. Brabant maugréait :
– Quoi d’étonnant à cela, puisque ce petit Satanas vient tout droit du royaume des ténèbres ?
Pendant ces quinze jours, cent fois, le routier regretta son accès de faiblesse, et alors il saisissait le diablotin pour le porter à l’homme qui tue. Puis il le déposait sur la paillasse.
– Je perds mon âme et mon corps, rugissait le bravo. D’abord, monseigneur me fera pendre quand il saura. Ensuite, Satan m’emmènera. Et la preuve que c’est un fils de diable, c’est qu’il y voit clair la nuit !
Un jour il n’y tint plus. Pour la centième fois, il le saisit mais un éclair traversa son cerveau :
– S’il ferme les yeux le jour et s’il les ouvre dans l’obscurité, c’est qu’il a vécu d’abord dans les ténèbres d’un cachot !
À cet instant, l’enfant ouvrit les yeux une seconde et sourit. Brabant frémit : la lutte était finie. La pitié l’emportait ! Le fils de Marie était sauvé. Mais Brabant n’était pas homme à s’embarrasser d’un enfant, et il lui tardait de reprendre le harnais.
– Si je le portais à la Myrtho ? Forte gaillarde. Et puis elle a toujours eu un faible pour moi. Et puis, elle vient justement d’accoucher voici un mois, à ce que me conta Strapafar qui, pour le moment, est du dernier bien avec elle.
Brabant enveloppa donc le petit dans son manteau, et s’en fut au logis de Myrtho, rue Saint-Sauveur, c’est-à-dire en plein milieu de Petite-Flambe, – voleurs, détrousseurs.
Brabant trouva Myrtho assise au seuil de sa porte, allaitant sa progéniture, future ribaude. C’était une forte fille, hanches puissantes, chevelure brune, œil de velours noir. Elle avait le type grec. Elle était venue toute jeune du pays de Phryné.
Myrtho leva sa frimousse sur le petit, et sourit :
– Peste, quel râble. C’est bâti en pur acier de Tolède.
– Ce n’est pas mon fils, dit modestement Brabant.
– Au fait, il a plutôt l’air d’un fils de roi que d’un fils de ruffian. Ce sera un rude franc-bourgeois.
– Un fameux flambard de Petite-Flambe.
– Il est royal, dit Myrtho avec admiration.
– Il a faim, sais-tu ? reprit Brabant.
– C’est bon. Donne. Je prends le petit louveteau. Il a faim, ce mignon. Tiens, mange et bois tout ton soûl, mon lionceau, mon Royal !… Va-t’en au diable, Brabant.
Myrtho, tout aussitôt dépoitraillée, présentait déjà ses deux seins rebondis, auxquels se suspendaient le petit et la petite. Brabant contempla un moment ce spectacle, puis s’en alla, grognant :
– Moi, je lui donnais de l’hypocras ; elle va l’affadir.
Il s’en alla, résolu à quitter Paris et à chercher du service n’importe où, pourvu qu’il y eût des coups à donner et à recevoir. Le lendemain, il brida son cheval. Quand il fut prêt à monter en selle et à partir pour l’inconnu, il tomba tout à coup dans une rêverie au bout de laquelle les jurons commencèrent à gronder au fond de sa gorge. Et alors, voici que, tout sacrant, il rentra son cheval à l’écurie, puis s’en fut tout droit rue Saint-Sauveur, entra comme une trombe chez Myrtho, et hurla :
– Tue-Diable ! Mort de Dieu ! Par la tête ! Voilà que je ne peux plus m’en aller ! Je reste ! Je ne partirai que dans une douzaine de jours… Où est mon petit Royal ?…
Les douze jours annoncés s’ajoutèrent les uns aux autres, se transformèrent en douze semaines – en douze mois – en douze années. Le routier de grandes routes devint un routier des rues de Paris. Il fut une des plus solides colonnes du temple de Petite-Flambe. En d’autres termes, il fut un redoutable bandit.
Lorsque Gaétan de Roncherolles, sous le règne d’Henri II, fut fait grand-prévôt de Paris, en récompense de ses services secrets, son premier soin fut d’essayer de débarrasser Paris du truand qui mettait le guet sur les dents. Une expédition fut organisée et le chevalier du guet, messire de Montander, en prit le commandement. L’expédition échoua.
Le lendemain matin, Roncherolles vit une potence dressée dans la rue. À cette potence un cadavre se balançait. Roncherolles examinant le cadavre, reconnut messire de Montander.
Roncherolles ne dit rien. Mais aux apprêts qu’il fit, Brabant comprit que les choses allaient se gâter pour lui.
– Myrtho, dit-il, je crois que les cordiers royaux sont en train de me tresser leur plus belle cravate de chanvre. Or je hais les honneurs, et j’ai la prétention, entre ces honneurs et mon cou, de mettre la distance de quelques centaines de lieues.
Myrtho approuva fort ce projet de fuite. D’ailleurs, Brabant voulait voir du pays.
– C’est bien, fit-il, prépare les hardes de mon petit Royal.
– Quoi ! Tu prétends emmener le Royal ?
Et Myrtho éclata en sanglots. L’enfant de Marie, celui qu’elle avait nommé Royal, était devenu son enfant au même titre que sa fille Myrta. À cette époque, il allait sur ses treize ans. On lui en eût donné quinze. Pour la vigueur et la souplesse, il l’emportait sur tous les enfants de la Cour des Miracles, dont il était la terreur. Myrtho l’adorait pour ses qualités et pour ses défauts pêle-mêle. Quant à la petite Myrta, le Royal, qui la protégeait, était son Dieu.
Myrtho pleura, menaça, mais rien n’y fit. Brabant demeura inflexible, et, expliqua à Myrtho que l’enfant savait déjà manier une rapière, détrousser un bourgeois, aider à rosser les gens du guet, qu’en conséquence, il promettait de devenir un gentilhomme accompli – mais qu’il était ignorant de l’équitation.
– Écoute, mon petit Royal, ajouta-t-il, veux-tu, avec moi, voir tous les pays connus, inconnus et les autres encore ?
Le Royal enthousiasmé jura que rien ne l’empêcherait de suivre Brabant sur un grand cheval. Et comme il était plutôt dur de cœur, c’est à peine s’il fit attention aux larmes de Myrtho. Pourtant, il l’embrassa en lui disant :
– Songe donc que plus je verrai de monde, plus j’aurai de bourgeois à dévaliser, et, par conséquent, plus riche je reviendrai !
Puis à la petite. Myrta, il adressa à peu près les mêmes consolations. La fille n’eut pas une larme. Mais elle était très pâle.
Le même jour, Brabant et le Royal, s’enfoncèrent dans l’inconnu. Brabant trottait. Le Royal le suivait.
En quelques années, Le Royal parcourut le monde côte à côte avec Brabant, tantôt se battant sous une bannière, tantôt sous une autre, tantôt, enfin, pour son propre compte. Il fut au siège de Metz, à la bataille de Rentzy, devant Civitella, à la prise de Calais. Il fut partout où il y avait des horions à donner. C’était vers la vingtième année un terrible pourfendeur de crânes, un troueur de poitrines réputé. Lui-même avait, le corps couturé d’entailles. Ses duels furent innombrables.
Il avait inventé un coup irrésistible de la rapière jetée de revers au visage de l’adversaire qu’il cinglait ainsi avant de lui porter la botte fatale. Ses admirateurs, gens de sac et de corde appelaient cela le coup de beau revers. Peu à peu, de la chose, le nom remonta à son inventeur. Il fut dès lors Le Royal de Beaurevers.
Ce jeune homme de vingt ans semblait avoir vécu cinquante ans dans les camps et les corps de garde. Pas un maître en fait d’armes n’eût pu lui en remontrer ; escrime française, escrime italienne, escrime espagnole, il savait toutes les passes ajoutées à son terrible coup de revers. Il était redoutable et redouté ; irascible, rude, infatigable… Myrtho l’avait dit : il était fait en pur acier de Tolède.
Il était féroce, sans pitié. Il n’avait de confiance qu’en sa rapière, d’estime que pour Brabant. Il était beau, élégant. Dans la mêlée, ses yeux flamboyaient. Quand il avait été payé pour une besogne, il se ruait avec la puissance d’une force de la nature, et le meurtre, l’incendie, le pillage l’escortaient.
Il était orgueilleux, jaloux de son indépendance. À la prise de Calais, le duc de Guise étonné de sa bravoure, le fit appeler, et lui dit :
– Je te donne une compagnie si tu veux me servir.
– Pour quelle affaire dois-je vous servir ? demanda Le Royal de Beaurevers. Et combien allez-vous me payer ?
– Mais j’achète ton épée pour toujours, comprends-tu ?
– Impossible ; elle est déjà vendue.
– À qui ?
– À moi.
Ce fut après cette prise de Calais, que le duc licencia tous les volontaires qui ne voulurent pas s’embrigader régulièrement. Le Royal de Beaurevers fut de ces derniers et partit à l’aventure avec Brabant et quelques compagnons, dont il fut le chef, Cette petite troupe elle-même se dispersa au bout de quelques mois. Il y a là une période pendant laquelle Le Royal de Beaurevers exerça probablement sur les routes du roi la profession de détrousseur.
Le Royal de Beaurevers ne savait pas lire. Il ne savait pas écrire. Il ne savait pas penser. Il ne savait pas la morale, il ne savait pas ce qui est permis. Il ne savait pas ce qui est défendu. Il ne savait pas ce qui est mal ; on ne le lui avait pas appris.