Au sortir de l’hiver de l’an 1558, sur la route de Fontainebleau à Paris, en avant de Melun, deux cavaliers s’avançaient péniblement. La nuit était noire ; la pluie faisait rage. Les chevaux étaient maigres et maigres étaient les cavaliers.
Ils avaient faim. Ils avaient soif. Leurs justaucorps étaient déchirés, leurs bottes délabrées, leurs manteaux, troués et déteints.
L’un de ces voyageurs pouvait avoir la soixantaine ; l’autre, vingt à vingt-deux ans. Le vieux se tenait à grand’peine sur sa selle, où le jeune était obligé de le soutenir. D’une main, cet homme comprimait sa poitrine où béait une déchirure par laquelle la vie s’en allait avec le sang.
Il râlait par moments. Puis il se remettait à jurer. La mort, déjà, allongeait son ombre sur son visage osseux.
Le plus jeune avait une physionomie rude et belle, des yeux de braise qui jetaient dans les ténèbres des lueurs de phosphore. Il avait ramassé dans sa main gauche les brides des deux chevaux, et, marchant botte à botte avec le blessé, conduisait les deux montures, semblant y voir comme en plein jour. Pourtant, le ciel et la terre se confondaient dans le chaos noir où il n’y avait plus ni lignes ni couleurs.
D’où venaient ces deux hommes ? De quelles longues étapes cette étape était-elle la suite ou la fin ? Pourquoi ces deux cavaliers s’étaient-ils trouvé à Melun ce soir-là ? Pourquoi avaient-ils attaqué un voyageur inconnu ? Pourquoi le vieux avait-il été mortellement blessé par ce voyageur inconnu.
Ils allaient donc lentement et se trouvaient à une petite lieue de Melun, d’où ils étaient sortis depuis une demi-heure. Quelquefois, le jeune cavalier tendait l’oreille ; mais il n’entendait que la plainte des arbres et le crépitement de la pluie. Alors, il disait :
– On ne nous poursuit pas. Et d’ailleurs l’homme a quitté Melun avant nous. Avançons toujours…
– Avançons, grognait le blessé. Voici ma dernière étape…
– Courage, tudieu ! Courage, tudiable !
– Courage ? J’en ai encore, mon jeune lion, j’en ai pour une heure. Dans une heure, je n’aurai plus besoin de courage. Oh ! je ne voudrais pas mourir pourtant sans t’avoir dit…
– Nous trouverons bien quelque bicoque de paysan, et, il faudra qu’on te donne à boire, ou je brise tout ! J’étripe tout !
Le mourant eut un sourire d’admiration, puis râla :
– Autant crever ici. Pourtant j’ai des choses à te dire…
Son compagnon se dressa tout droit sur ses étriers.
– Une lumière ! cria-t-il d’une voix éclatante.
– Une lumière ! Où cela ? balbutia le blessé.
– Devant nous ! À un quart de lieue à peine ! Avançons !
Les deux cavaliers enfoncèrent leurs éperons dans les flancs de leurs chevaux. Les bêtes se mirent en marche, péniblement, buttant tous les dix pas. L’averse augmentait d’intensité. La rafale hurlait. Ils s’avançaient vers la lumière qui tremblotait là-bas au fond des ténèbres.
– C’est fini, râla le blessé, en vacillant. Je n’arriverai pas. Quel coup dans la poitrine ! À qui diable avons-nous eu affaire ?… Et c’est moi qui ai eu cette idée d’attaquer ce voyageur à Melun ! Inspiration de Satan !… Nous pouvions attaquer cent autres bourgeois que nous eussions dévalisés en douceur. Non ! C’est sur ce voyageur inconnu que mon choix s’est porté !…
– Tais-toi ! Tais-toi ! rugit le jeune homme furieux.
– Nous pouvions pousser tranquillement jusqu’à Paris ! Là, nous eussions trouvé vivres, couvert, gîte et le reste. Non ! il a fallu nous arrêter à Melun ! Il a fallu que je sois tenté par l’opulence du voyageur inconnu !
– Tais-toi ! Tais-toi ! répéta le jeune homme exaspéré.
– Il m’a frappé jusqu’aux sources de la vie. Quelle poigne ! Quel rude tueur ! Toi-même, tu as reculé devant lui !
– Reculé ! Oui ! J’ai reculé ! Moi ! Je fusse mort plutôt que de ne pas reculer ! Il y aurait eu un gouffre derrière moi que j’aurais reculé quand même !… Et qu’a-t-il fait lui, pour me forcer à reculer ? Il lui a suffi d’étendre son bras vers moi ! Il m’a touché au front du bout de son doigt ! Et j’ai reculé !
– Allons, console-toi, goguenarda le vieux. Après tout…
– Quoi ! hurla le jeune. Achève !
– Eh bien, frissonna le blessé en esquissant un signe de croix, cet homme est sans doute un envoyé de Satan. As-tu remarqué ces yeux de flamme ardente ! As-tu remarqué enfin l’étrange nom que lui a donné son compagnon ?…
– Non ! Je n’ai pas entendu.
– J’ai entendu, moi ! Son compagnon l’a appelé… attends… comment ? Ah ! cornes du pape, j’ai oublié !
– Rappelle-toi ! rugit le jeune homme. Homme ou démon, cet être qui t’a frappé à mort, cet être qui m’a fait reculer, moi ! je le hais ! Il me semble que j’ai été jeté au monde pour le haïr ! Je veux le retrouver, vois-tu ! Je veux l’éventrer de mes mains ! Rappelle-toi le nom damné qu’il porte !…
– Son nom ? râla le blessé… Attends… oh ! j’y suis !… son compagnon l’a appelé… c’est : NOSTRADAMUS !…
Ce blessé qui allait mourir, c’était Brabant-le-Brabançon.
Et son jeune compagnon, c’était Le Royal de Beaurevers.