IV RONCHEROLLES

Nostradamus venait de réussir pour son propre compte une évocation. Cette fois, il avait vu lui-même. Il chercha les causes de ce fait, et voici ce qu’il trouva :

– Ce jour qui commence est celui où Henri et Beaurevers vont enfin se trouver aux prises. C’est le châtiment du roi Henri qui commence. Et, en ce mercredi, c’est aussi Roncherolles qui va être frappé. Il est donc naturel que Marie se soit montrée à moi pour m’encourager…

La terrible dépense de volonté, l’effort accompli, l’avaient laissé prostré. Vers midi, grâce à son inépuisable réserve d’énergie, et aussi grâce à des stimulants dont il avait le secret, il commença à reprendre la direction de soi-même. Quelques heures plus tard, il avait surmonté cet abattement. Il monta à cheval, et, suivi de deux valets armés, prit la direction du Grand-Châtelet.

Il faisait grand jour encore au dehors lorsque, avec un laissez-passer du roi, Nostradamus pénétra dans la vieille forteresse. Mais quand il eut franchi les portes, quand il se trouva devant le Paradis où était enfermé Roncherolles, les ténèbres l’enveloppèrent. Il prit le falot et les clefs des mains du geôlier qui l’escortait, ouvrit lui-même et entra seul. Le prisonnier se leva du petit lit où il gisait, et, hagard, s’avança en grondant :

– Qui vient là ? Est-ce vous enfin, mon révérend père ?…

– Loyola ne viendra pas, dit Nostradamus. Il est sur la route de Rome, et je doute qu’il y arrive vivant…

– Parti en m’abandonnant ! Qu’il soit maudit !…

– Vous avez tort de le maudire. Il voulait vous sauver. Il en a été empêché par le roi qui l’a chassé du royaume.

– Le roi ! Oui, ce doit être cela ! C’est ce roi fourbe qui a commis encore cette félonie ! Eh bien ! maudit soit donc le roi Henri !…

– Vous avez tort de maudire le roi, dit Nostradamus. Il n’a fait qu’obéir à l’ordre que quelqu’un lui a donné.

Roncherolles cherchait à reconnaître celui qui lui parlait ainsi, de cette voix, sans couleur. Il râla :

– Et qui a été plus puissant qu’Ignace de Loyola ? Qui est assez puissant pour donner des ordres au roi de France ?

– Moi ! dit Nostradamus.

– Vous ! Oh ! Qui es-tu, démon ! Je ne vois pas ton visage… Mais il me semble que j’ai déjà entendu cette voix ! Qui es-tu ? Ose au moins me jeter l’infamie de ton nom !

– Nostradamus !

Roncherolles, pendant quelques minutes, demeura haletant, les yeux fixés sur cette physionomie impassible.

– Que vous ai-je fait ? Pourquoi avez-vous empêché le moine de me sauver ?

– Parce que c’est moi qui ai demandé votre arrestation.

– C’est vous qui m’avez fait arrêter ! balbutia Roncherolles hébété. J’aurais dû le deviner. Dès le premier mot que vous m’avez dit, j’ai senti que vous étiez mon ennemi. Que vous ai-je fait ? Je ne le savais pas ! Ce que je comprenais c’est qu’un jour vous me tueriez, si je ne vous tuais !… Eh bien ! Êtes-vous content ?… Regardez ce cachot !…

Nostradamus accrocha le falot à un clou, et le cachot se trouva mieux éclairé. Alors, il se tourna vers le prisonnier :

– J’aurais pu dit-il, infliger au moine un plus rude châtiment. Mais le moine avait une excuse, lui : il était sincère. Je regarde ce cachot. Mais j’en ai vu un autre, jadis. Celui-ci est convenable. Celui dont je vous parle était immonde. Le prisonnier était attaché par les chevilles. Les anneaux étaient étroits et rouillés ; la chair du malheureux formait un bourrelet de souffrance. Le prisonnier vécut ainsi pendant des mois. Lorsque le moine descendit dans cet enfer, le prisonnier lui jura sur son âme qu’il n’avait rien fait. Il se mit à genoux. Il pleura… Il supplia le moine de lui permettre de sauver son père. Le moine s’en alla… Je viens au nom de cet infortuné. Ai-je bien fait de frapper Loyola ?…

– Mais moi ! haleta Roncherolles. Qu’ai-je à faire en tout ceci ? Est-ce que la cruauté du moine me regarde, moi !…

– C’est vrai… mais il était utile que vous le sachiez. J’ai oublié de vous dire le nom du malheureux qui m’envoie. Vous le saurez. Cet homme s’appelait Renaud.

Roncherolles sentit un frisson courir sur son échine. Nostradamus reprit :

– Ce cachot est un logement suffisant. Mais j’en ai vu un autre en arrivant à Paris. J’achetai le gouverneur du Temple.

– Le Temple ! bégaya Roncherolles horrifié.

– Je pus donc descendre dans la tombe où fut enfermée la malheureuse qui m’envoie. Comment des hommes, ont-ils eu ce courage d’enfermer là, une jeune fille ! Je l’ai vue, cette tombe ! Je l’ai vu, ce cachot ! Et je me demande comment, par quel miracle elle a pu vivre !… Voulez-vous que je vous dise son nom ?

– Marie de Croixmart !

Roncherolles jeta le nom dans un hurlement. Il songea que tout n’était peut-être pas encore perdu, qu’il lui fallait se défendre ; et, tout d’abord, savoir qui était Nostradamus. Il reprit :

– J’ai connu Renaud. J’ai connu Marie de Croixmart.

– Je viens en leur nom, répondit Nostradamus.

– Quand les avez-vous vus ? demanda Roncherolles.

– Je vois Renaud à chaque instant. Et, quant à Marie de Croixmart, je l’ai vue il y a quelques heures.

– Vivante ! rugit Roncherolles en lui-même. Ce n’était pas un spectre que nous avons vu avec Saint-André ! Elle est vivante ! Il vit !… Ce n’est plus dès lors qu’une question de ruse et de force !…

Sa voix reprit cette ironie qui lui était habituelle.

– Et de quoi vous ont-ils chargé, vous, leur envoyé ?

– De les venger, dit doucement Nostradamus.

– De les venger, soit ! grinça Roncherolles. Pourquoi ne s’en chargent-ils pas eux-mêmes ?

Nostradamus saisit le poignet de Roncherolles, et dit :

– Parce qu’ils sont morts…

Le front de Roncherolles se mouilla… Il balbutia :

– Vous disiez que vous avez vu Renaud à chaque instant, et Marie, il y a quelques heures. Ils sont donc morts aujourd’hui même ?… il y a quelques instants ?

Nostradamus répondit :

– Ils sont morts depuis plus de vingt ans…

Alors, le vertige de l’inconnu s’empara de Roncherolles. Il n’était plus dans ce cachot. Il était dans la chambre de Marie de Croixmart. Dans la chambre où il avait amené François et Henri. Et brusquement une voix tonna comme sur le pont-levis de la rue Froidmantel :

– Renaud ! Voici Renaud qui vient !…

Lorsqu’il reprit son sang-froid, il se sentit brisé. Une ressource lui restait : demander grâce. Il s’agenouilla et dit :

– J’ai une fille. C’est pour la sauver que je désire la liberté. Laissez-moi sauver ma fille !…

– Je le sais. Elle s’appelle Florise. Et je sais que vous aimez cette enfant. Le destin vous a mis au cœur l’instrument avec lequel je devais broyer ce cœur…

– Que veux-tu dire ! hurla Roncherolles. Oh ! je comprends ! ma Florise est en ton pouvoir !

Nostradamus saisit la tête de Roncherolles et gronda :

– Regarde-moi !…

– Qu’as-tu fait de ma fille !… râla Roncherolles.

– Je l’ai donnée au roi !…

– Grâce ! Grâce ! rugit Roncherolles. Il est temps encore. Ma vie pour la sienne ! Cours !… Sauve-là !…

– Trop tard. En ce moment, le roi est auprès d’elle.

– Livrée ! pantela Roncherolles. Livrée au roi !

– Le même à qui, jadis, tu livras Marie de Croixmart !…

Roncherolles tomba la face contre terre.

Nostradamus sortit. Le geôlier remarqua que ses mains tremblaient un peu. À l’encoignure de la rue Froidmantel, il vit aux abords du Louvre un grand rassemblement de peuple, qui criait :

– Vive Monseigneur ! Vive Sa Majesté !

– Vive Savoie ! Vive le roi !…

Nostradamus se sentit mordu au cœur par un soupçon.

– C’est aujourd’hui mercredi ! Le roi, à cette heure, est à Pierrefonds en présence de Florise et de Beaurevers !…

S’adressant à un artisan qui criait plus fort que les autres :

– Mon ami, dit-il, pourquoi tout ce monde ?

– C’est, dit l’homme, que monseigneur le duc de Savoie est allé visiter la lice qu’on prépare près de la Bastille Saint-Antoine pour le tournoi qui aura lieu à l’occasion de son mariage et qu’il vient de rentrer au Louvre. Comme Sa Majesté le roi accompagnait le duc, nous crions vive Savoie et vive le roi !…

Nostradamus entendit en lui comme un fracas effroyable. Il lui sembla que le ciel croulait. Le roi n’avait pas été à Pierrefonds, où Beaurevers se trouvait en ce moment !

La vengeance avortait !…

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