Nostradamus, après le départ de la reine, s’assit à une grande table chargée de livres ouverts. Il songeait :
– Travail ! C’est toi seul qui me donnes la force de supporter les misères de ce cœur qui bat encore pour ELLE. Que de fois, depuis mon retour à Paris, j’ai été m’asseoir sous les peupliers du bord de la Seine !… C’est là que j’ai connu le seul bonheur de ma vie.
Il ouvrit un livre, puis le ferma et le laissa tomber.
– Ce fut terrible, devant le porche de Saint-Germain-l’Auxerrois ; lorsque je sus qu’elle s’appelait Croixmart, je crus que j’allais mourir. Et pourtant, je lui ai pardonné cela. Oui, je crois, je suis sûr qu’elle n’a pas dénoncé ma mère ! Elle n’était pas coupable des crimes de son père. Ô Marie ! ton amour t’avait dicté ton mensonge… mais puis-je te pardonner d’avoir cédé à Henri !… Oh ! ce fils ! Ce Beaurevers ! Cette preuve de ta trahison !… Parfois, j’ai essayé de douter. Je me suis demandé même si cet enfant… Espoir stupide !… Les paroles du dauphin à l’agonie furent formelles ! Et c’est la vérité qu’il me dit lorsque, près de mourir, dans cette chambre de Tournon, il me cria que tu avais un fils et que ce fils, c’était l’enfant de son frère Henri !… Ô Marie ! de quelle boue est fait mon cœur puisque je t’aime encore ! Où es-tu ? Pourquoi n’as-tu jamais obéi à ma voix ! aux incantations auxquelles obéissent tous les esprits !…
Sa pensée entrait dans un autre monde. Il murmura :
– Ces esprits, comment se fait-il que je ne les aie jamais vus, moi !… Cinq ou six fois, j’ai tenté des évocations. Toujours, l’esprit s’est montré à qui je le désignais, mais jamais à moi !… Pourquoi ?… Mystères. Jeux infinis de l’infini. Abîmes insondables. Allons, travaillons ! c’est encore la seule consolation !
Il se mit à écrire.
– Travaillons ! C’est bien dit, maître ! fit une voix aigre.
– Tais-toi, Djinno, dit doucement Nostradamus.
Le petit vieux s’avança, les yeux pétillant de malice.
– Eh ! Eh ! fit-il. J’ai travaillé moi aussi. J’ai compulsé tous ces vieux parchemins que vous m’avez remis. Et je sais ! Écrivez, maître ! Je sais le nombre des démons !…
Djinno se frottait les mains ; tout en lui riait. Il s’approcha de la table et jeta un coup d’œil sur les papiers épars.
– Vous n’écrivez pas ? dit-il avec une moue. À quoi me sert le mal que je me suis donné ? À quoi travaillez-vous ?… Bon ! Toujours à vos Centuries ! Maître, laissez là vos Centuries et écrivez !… Savez-vous ce que j’ai compté de démons ? Il y en a six mille six cent soixante-six légions… Et chaque légion comprend six mille six cent soixante-six anges. Cela nous fait une armée de près de quarante-cinq millions qui…
– Djinno, laisse-moi travailler, dit doucement Nostradamus.
– À vos Centuries ! Quand je vous apportais la preuve qu’il y a juste autant de démons que de créatures humaines…
– Oh ! oh ! fit Nostradamus en souriant. Veux-tu dire par là que chaque créature humaine est un démon ?
– Non. Je veux vous prouver que le nombre des démons est toujours égal au nombre de créatures humaines vivantes, en sorte que chacun de nous est escorté, conseillé par un ange noir… Qu’écrivez-vous là ?… Voyons ?…
Nostradamus, après avoir consulté plusieurs parchemins, venait d’écrire les deux lignes suivantes :
Anno 1589.
La mort subite du premier personnage
Aura changé et mis un autre règne .
– Maître, maître, pourquoi vous tuez-vous à ce travail ?
– Pour oublier ! répondit sourdement Nostradamus.
Le petit vieux cessa de rire, et déposant sur la table plusieurs papiers numérotés et mis en ordre :
– Maître, dit-il, soyez tranquille. Nous avons l’œil partout. Consultez ces notes qui résument les différents rapports de nos espions. Voici ce qui concerne la demoiselle Florise. Voici pour le sire de Roncherolles. Voici pour le sire de Saint-André. Voici pour le roi de France. Voici pour la reine et les quatre spadassins qui sont entrés à son service.
Djinno se retira. Nostradamus prit le papier qui concernait Roncherolles, le lut attentivement, et poussa un soupir…
– Souffre, damné ! gronda-t-il. Tu ne souffriras jamais ce que j’ai souffert !…
Il se pencha sur ses parchemins et s’immobilisa dans une étude qui dura deux ou trois heures. Alors, sans cesser de considérer les lignes géométriques, à tâtons, il chercha la plume, et – sans regarder – écrivit :
Le Grand de Blois son ami tuera.
Le règne mis en mal et doute double .
Le jour commençait à filtrer à travers les vitraux lorsque Nostradamus se rejeta en arrière les yeux fermés. Il ne dormait pas pourtant. Et sans doute, la pensée dominante de sa vie continuait à le persécuter, car il murmura :
– Quoi ! Ce que voient les autres, lorsque j’évoque les esprits, je ne pourrais donc jamais le voir, moi !… Oh ! la revoir ! une fois… une seule fois !… Essayons encore !
De tout son être, de toute Sa volonté centuplée, Nostradamus appela l’esprit de Marie. Tout ce qu’il y avait en lui de fluides puissants s’extériorisa et se répandit dans les espaces… Tout à coup, une forme se manifesta dans l’air, à trois pas de Nostradamus, droit devant lui…
Nous disons une forme, à défaut d’autre terme. C’était plutôt une condensation brillante en une place déterminée de l’atmosphère. Nostradamus vit clairement cette blancheur qui se balançait dans l’air… Il fut secoué d’une terrible secousse… Pour la première fois, il voyait l’invisible.
Il parla. Non des lèvres, mais de la pensée :
– Est-ce toi, Marie bien-aimée ? Est-ce toi ? Je t’en conjure, fais-moi comprendre que c’est toi !… Je le veux !
Alors la vague blancheur aérienne se condensa davantage.
Cela prit cette fois une forme. Et c’était une forme humaine toute blanche, où il distinguait les vagues contours d’un corps suspendu dans l’air. Il redoubla de volonté. La forme humaine se précisa encore et devint une forme féminine sans qu’il pût distinguer le visage ni les détails du costume…
Un temps inappréciable s’écoula. Les secousses qui agitaient Nostradamus devinrent plus rapides. Ses yeux étaient révulsés, c’est-à-dire que la prunelle était tournée en dedans, c’est-à-dire qu’il ne pouvait plus voir. Et c’est à ce moment qu’il VIT !…
Il vit le visage et le reconnut ! C’était elle !… C’était Marie !…
Elle était vêtue de noir et de blanc, costume de deuil. Elle portait exactement les mêmes vêtements que la nuit où elle l’avait aidé à chercher les ossements de la suppliciée !…
Un long, un funèbre hurlement s’éleva dans le silence… C’était Nostradamus qui appelait Marie ! qui se débattait contre la présence de l’invisible !
Il s’affaissa sur le tapis, sans connaissance.
Quand il revint à lui, Djinno le soignait et répétait :
– Voilà ce que c’est que vos Centuries du diable !