I TRAVAUX MONDAINS.

Cette nuit-là, il y eut dans les fossés Mercœur bonne et prompte besogne. Le dimanche matin, Roland s’élança sur la route de Picardie, noblement escorté. Rien de nouveau jusqu’à mardi, jour où Nostradamus reçut du Louvre un ambassadeur lui apportant des lettres par lesquelles Henri II le nommait médecin royal. Nostradamus se rendit au Louvre pour y remercier le roi de cette faveur. Il fut reçu avec de grandes démonstrations d’amitié.

Le roi lui confirma son intention de se rendre le lendemain mercredi auprès de Florise. C’est tout ce que voulait savoir Nostradamus, qui rentra dans son hôtel, tout frémissant : le lendemain, il lâcherait Le Royal de Beaurevers sur Henri II – le fils sur le père.

Cette journée du mercredi, où il devait savoir en quel lieu il retrouverait Florise, Beaurevers l’attendait aussi. Nostradamus avait promis de parler dès le mardi soir.

Quant au roi, il vivait dans une fébrile impatience : le lendemain, il se rendait à Pierrefonds ! Sa passion grondait…

Enfin, Catherine de Médicis attendait, avec rage.

Catherine était reine. Mais elle était femme. Le Louvre était encombré de ses espionnes. Elle savait donc très bien pourquoi Roncherolles était au Châtelet, et que le roi devait, le lendemain, rejoindre Florise à Pierrefonds.

– Il faut que j’aille voir le sorcier, dit-elle à un moment.

Elle sortit, franchit un couloir et se trouva dans l’appartement où elle logeait ses gardes du corps. Elle pouvait les surveiller, écouter d’un cabinet dont ils ignoraient l’existence. Elle pénétra dans ce cabinet.

Officiellement, ils faisaient partie du service des Gardes de la Reine. En réalité, ils n’étaient astreints à aucune corvée de faction ; on ne les voyait dans aucune cérémonie.

Catherine les avait à elle seule. Quatre dogues bien dressés, et prêts à se ruer sur qui elle leur désignerait. C’était ainsi qu’elle les voulait.

Ils avaient un logement à eux, séparé de toute la séquelle féminine par un simple couloir. Mais. Catherine se connaissait si bien en discipline que ce couloir était infranchissable. Un valet était attaché à leur service. Ce valet se nommait Hubert. Mais ils l’appelaient Capon, mot qui n’avait pas alors la signification de poltronnerie.

Ce soir-là, au moment où la reine pénétra dans le cabinet à l’invisible guichet, ils venaient de terminer leur souper. Bouracan était vautré sur un canapé. Strapafar allongeait ses jambes sur un fauteuil. Corpodibale, renversé sur un autre fauteuil, avait placé ses bottes sur la nappe, Trinquemaille, plus décent, se contentait de se coucher à demi sur ladite nappe.

On les eût difficilement reconnus : ils étaient gras…

Et leurs costumes ! Leurs chapeaux à plumes ! Leurs pourpoints de velours ! Leurs bottes montantes en cuir souple ! Ils étaient splendides, ils étaient tout flambant neufs !

– Jouons-nous ? fit Trinquemaille languissant et il sortit un cornet avec des dés de son superbe haut-de-chausses.

Les quatre se fouillèrent et chacun d’eux, d’un geste nonchalant, tira de sa poche une forte poignée d’or. Strapafar rejeta l’or dans sa poche, d’une main dédaigneuse. Les autres en firent autant ! À quoi bon jouer ! À quoi bon voler ! À quoi bon tricher !

Ils n’en pouvaient plus de richesse.

– Corpodibale, te rappelles-tu ce soir où nous n’avions pas mangé depuis la veille et où, entrés chez cette vieille femme où nous comptions trouver un peu d’argent, nous n’emportâmes que ce morceau de pain dur de huit jours ?…

– Si je me rappelle !…

Alors, la bonde des souvenirs fut ouverte en grand. Cela coula à flots. Chacun dit les siens. Et sur ces variations revenait toujours le thème :

– C’était le bon temps !…

– Il ne reviendra plus, nous sommes trop riches !

– Et puis, nous avions quelqu’un avec nous.

– Quelqu’un qui faisait oublier faim, soif, fatigue !

– C’est vrai, nous avions lou pigeoun !…

– Nous avions Le Royal de Beaurevers !…

– Sacrament ! rugit Bouracan dans un sanglot.

Les chiens gras regrettaient leur vie de loups maigres. Le collier dont ils étaient attachés les démangeait au cou !

Les soupirs se modulèrent en quatuor nostalgique. Ce fut à ce moment qu’entrèrent en un coup de vent les quatre estafières de l’escadron volant attachées par Catherine à l’instruction de nos quatre gaillards – les servantes de la Truie blanche, si l’on n’a pas oublié.

– Santa madonna, fit la châtaine, encore à table ?

– Et vite, dit la blonde, au travail, nobles seigneurs !

Nos estafiers s’étaient levés et lancèrent quatre regards… des regards de fureur, de rage, de révolte !

Tout leur avait été promis, ils n’avaient pas eu le moindre baiser furtif, rien, pas ça, qué ! disait Strapafar. Ils n’aimaient plus : elles étaient les damnées maîtresses de travaux mondains.

Travaux mondains ! Ah pécaïre ! Ah ! doux Jésus ! Ah ! porco dio ! Ah ! sacramant ! Voilà qu’il leur fallait apprendre à marcher comme on marche à la cour, quoi encore !

Catherine-la-Grande avait reconnu quelle force pouvait lui donner quatre molosses de cette taille et de cette moralité. Elle les voulait partout avec elle. Il fallait les rendre présentables. Et elle les élevait !

– Capon ! rugit Corpodibale, mon épée, drôle !

– Capon, mon manteau vert bouteille, milo dious !

– Capon, mon toquet à plumes violettes.

– Capon, mon écharbe chaune, sacramant !

– Voilà, mon gentilhomme, voilà, monseigneur, voilà !

Le valet s’empressa ; en un clin d’œil, les quatre estafiers se trouvèrent alignés à la parade. Gravement, elles passèrent l’inspection. C’était à qui, avec son malandrin, obtiendrait le plus beau gentilhomme. Elles signalaient les erreurs de tenue, les fautes de goût.

Ils écoutaient, attentifs et dociles, mais roulaient des yeux féroces, et les péronnelles, sans se fâcher, entendaient des jurons gronder dans la gorge de leurs gentilshommes.

– Allons, fit la brune ! Qui prend leçon, ce soir ?

– C’est le tour de M. de Bouracan, dit la rousse.

La table repoussée à un bout de la pièce, les fauteuils disposés à l’autre bout, la rousse indiquait :

– Monsieur de Bouracan, nous supposons que vous êtes admis à l’honneur de saluer Sa Majesté. Vous allez pour la première fois faire votre entrée en audience. Vous, monsieur de Strapafar, sur ce fauteuil, vous êtes le roi. Vous, monsieur de Trinquemaille, asseyez-vous là, vous êtes le dauphin ; vous, monsieur de Corpodibale, mettez-vous à la gauche du roi, vous êtes le duc de Savoie ; mesdemoiselles, vous êtes Sa Majesté la reine, madame Diane de Valentinois et madame Marguerite de France. Mettez-vous près de la porte, monsieur de Bouracan. Attention, j’annonce.

La rousse, imitant la voix aigre de l’huissier, cria :

– Monsieur le chevalier de Bouracan !

Le pauvre Bouracan s’avança, mais comme un rhinocéros qui ne veut pas écraser des coquilles d’œufs.

– Allons, criait la rousse très en colère, redressez le buste, par la sambleu ! Regardez droit devant vous ! Le poing sur la hanche. Tendez le jarret ! Trop de raideur, là ! vous y êtes. Arrêtez-vous à trois pas du roi, saluez !

Bouracan s’arrêta, s’inclina, et, de sa voix de basse taille :

– Ponchour, sire !

– Attendez que le roi vous adresse la parole !… Sa Majesté vous dirait, par exemple : « Monsieur de Bouracan, je suis content de vous voir. » Maintenant, faites votre compliment au roi.

– Sire…

– Inclinez-vous en parlant au roi. Là. Plus bas !…

– Che beux bas !…

– Comment ! Vous ne pouvez pas ! Devant le roi !

– Che beux bas ! gémit Bouracan. J’afre trop manché !

La rousse leva les bras au ciel. La brune, la blonde et la châtaine partirent d’un éclat de rire cristallin.

– Soit, reprit la rousse. Supposons donc que vous êtes respectueusement courbé. Là. Faites maintenant votre compliment à Sa Majesté qui vient de vous dire qu’elle est contente de vous voir.

– Ponchour, sire ! dit Bouracan.

– Voilà qui est du dernier galant ! s’écrièrent les femmes.

Bouracan déjà se rengorgeait. Mais la rousse, furieuse :

– Vous êtes odieux, mon cher, avec votre « Ponchour, sire ! »… Vous parlez au roi de France ! Trouvez un compliment de bon aloi. Par exemple, vous diriez : « Sire, vous voyez en moi le plus heureux gentilhomme de votre royaume, puisque je suis admis à l’honneur de me présenter devant vous. » Avant de vous retirer, offrez quelque chose à Sa Majesté.

– À la ponne heure ! fit Bouracan… Sire, si vous afre soif, che baie une binte d’hybocras à la Druie planche…

Et Bouracan tira de sa poche plusieurs écus qu’il montra au roi Strapafar. Le roi, d’ailleurs, allongeait déjà la main pour saisir les écus. Mais Bouracan referma son poing. La rousse était indignée.

– Mais vous êtes à battre ! cria la rousse. Est-ce qu’on offre de l’hypocras au roi ! Est-ce qu’on l’invite à aller boire à la Truie blanche !… On offre son sang, ses biens… On dit par exemple…

– La reine ! cria la blonde en se levant.

La reine s’avança souriante, tandis que les estafiers se raidissaient en une attitude de soldats devant le général en chef. Elle sourit à Trinquemaille, tira la moustache de Corpodibale, eut un geste d’admiration devant Strapafar, et tapota les joues de Bouracan. Ils étaient bouleversés d’émotion…

Ils l’admiraient passionnément. Sur un signe de la reine, les demoiselles sortirent.

– Mes enfants, dit-elle alors, il faut ce soir que je sois escortée par des hommes résolus. Si on me suit, un bon coup de dague me délivrera de l’espion. Puis-je compter sur vous ?

– Madame la reine, dit Strapafar, nos bras et nos cœurs sont à vous : usez-en donc à votre fantaisie.

La reine eut un éclair de joie. C’était bien répondu.

– Eh bien, oui, dit Catherine, je me fie à vous. Venez !

Un instant après, ils se trouvaient hors du Louvre.

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