II LA VIE ET LA MORT.

Dans son cabinet de travail, vers le moment où Catherine de Médicis pénétrait dans la salle à manger de MM. de Strapafar, de Trinquemaille, de Bouracan et de Corpodibale, Nostradamus considérait avec pitié Le Royal de Beaurevers, debout devant lui. Cette pitié était sincère. Nostradamus n’avait aucune haine contre le fils de Marie et de Henri… Mais le jeune homme était condamné par le Destin !

– Le destin est logique, songeait Nostradamus. Il serait absurde que Roncherolles, Saint-André et Henri de France ne subissent pas le châtiment logique. François a été frappé à Tournon. Frappé par moi. Le poison de Montecuculi ne fut que l’instrument. Ces trois-ci doivent être frappés… Dans l’auberge de Melun, je me suis trouvé mis en présence du fils d’Henri, du fils de Saint-André, de la fille de Roncherolles. Voilà mes instruments ; reprit-il à haute voix : quand vous n’aurez plus qu’à venger ce vieux truand que j’ai frappé à mort…

– Brabant ! murmura Le Royal avec un frisson.

– À ce moment-là, tiendrez-vous la parole que vous avez donnée au mort ? Me frapperez-vous de cette dague ?

Il eût tout donné pour que Le Royal lui répondit : Oui !

– Vous avez peur ? fit Beaurevers.

– Répondez à ma question. Quand vous n’aurez plus besoin de moi, me frapperez-vous ?

– Ne me provoquez pas ! Ce que je veux faire de vous, je ne le sais plus. Ce qui arrivera de moi à vous me regarde seul. Ne me parlez plus de cela. Vous m’avez promis que ce soir mardi je saurais où elle se trouve. Voilà de quoi il est question.

– Je vais tenir ma promesse. Mais vous, promettez-moi de ne pas sortir de cet hôtel avant demain matin.

Le Royal ne répondit pas.

– Soit ! reprit Nostradamus. Écoutez donc : à quelques lieues de Villers-Cotterets se trouve un château fort. Il s’appelle Pierrefonds. C’est là, si vous y pouvez entrer, que vous retrouverez…

Nostradamus s’interrompit. Le Royal venait de s’élancer hors du cabinet. Comme il arrivait dans la cour, on baissait le pont-levis, et Djinno s’avançait au-devant de Catherine de Médicis. D’un bond, Le Royal disparut dans la direction de la halle.

Au moment où Le Royal franchit le pont, il se trouva une seconde vivement éclairé par les torches portées par deux valets sous les ordres de Djinno… En même temps, dans la rue, un coup de sifflet retentit. Alors, des ombres se jetèrent sur le chemin que prenait Le Royal de Beaurevers… C’était Lagarde !… et les huit hommes de l’escadron de fer…

Depuis trois jours, Lagarde surveillait ; les abords de l’hôtel. Il lui fallait la peau de Beaurevers… Lagarde agissait pour le compte de la reine. Mais il agissait aussi pour son propre compte.

Le Royal de Beaurevers, seul, en pleine nuit !… Au lieu, donc, de s’étonner de l’arrivée de la reine (d’ailleurs suffisamment protégée par les quatre recrues), il s’élança avec ses hommes. Au détour de la rue, il rejoignit Le Royal, tira son épée et dit :

– Attention !…

Les huit dégainèrent avec un frémissement joyeux.

Le Royal marchait rapidement. Il n’entendait pas les pas des assassins. Il n’écoutait que les battements de son cœur. Il eût donné la moitié de sa vie pour se trouver face à face avec le ravisseur. Qui était-ce ?… Les portes de Paris étaient fermées : le lendemain matin seulement, il pourrait courir à Pierrefonds.

– Holà, monsieur ! fit tout à coup une voix rocailleuse. Oui, vous, monsieur ! Où courez-vous si vite ?

Le Royal se retourna, et vit les reflets des neuf rapières.

– Ah ! Ah ! grinça-t-il. Il s’agit donc d’en découdre ?

Les neuf tombèrent sur lui tous ensemble. Le Royal s’accula et sa rapière décrivit une zébrure d’acier.

– Sus ! Sus ! rugit Lagarde.

– À mort. À nous sa tête ! vociféra l’escadron de fer.

Nos quatre estafiers, transformés par l’escadron volant en spadassins de cour, s’étaient arrêtés devant le pont-levis. Eux aussi virent cet homme qui, à grands pas traversait le pont, et qui passa en les bousculant. Ils demeurèrent ébahis. Déjà Le Royal disparaissait au fond de la nuit.

– Sacrament, gronda Bouracan, c’est sa poigne !

– Vé, fit Strapafar, c’est lou pigeoun, mes enfants !

– C’est bien lui ! murmura Trinquemaille.

– Andiamo ! cria Corpodibale. Au diable les donzelles, le Louvre, les rois, les reines ! Mon roi, c’est Beaurevers !

Ils allaient s’élancer pour le retrouver. À cet instant, Djinno s’avança, et, avec force courbettes :

– Vous ne pouvez attendre dans la rue. Entrez, messeigneurs. Il y a pour vous une collation. D’ailleurs la reine le veut !

Ils hésitèrent. Mais le Royal était loin. La reine commandait… L’oreille basse, ils franchirent le pont qui se releva.

Catherine de Médicis était entrée dans le cabinet de Nostradamus qui se leva.

– Maître, dit-elle en s’asseyant, je ne vis plus. Aucune de vos promesses ne se réalise. Pourtant je dois croire en votre pouvoir.

– Que vous ai-je donc promis, madame ?

– Tout ! fit sourdement Catherine.

– Rien ! dit Nostradamus. J’ai été l’interprète. J’ai dit ce qui sera. Je ne promets que ce que je puis tenir, moi. Vous avez demandé si votre fils Henri régnerait. Il vous a été répondu que sûrement vous le verriez un jour sur le trône. Eh bien ! attendez, madame !

– Mais le roi ? balbutia Catherine.

– Il vous a été dit que le roi mourrait de mort violente. Il mourra.

– Quand ? palpita la reine.

– Avant la fin du présent mois, ce sera fait.

– Écoutez, maître. Si ce que vous dites est vrai, pourquoi Lagarde a-t-il échoué ? Pourquoi ce misérable Beaurevers s’est-il trouvé là à temps pour sauver celui qui est condamné ?

– Vous haïssez Beaurevers, madame ?

– Oui. Non seulement parce qu’il a sauvé le roi, mais encore parce qu’il sait une chose que Montgomery et moi nous savions seuls. Je ne vous compte pas. Qui l’a instruit ? Qui lui a dit que mon fils Henri n’est pas le fils du roi ?…

Nostradamus ne répondit pas.

– Il le sait, fit-elle. C’est là un secret qui tue, maître !

Elle fixa un regard menaçant sur Nostradamus.

– Vous pouvez tuer votre époux, dit-il, comme vous avez tué François ; vous pouvez tuer Beaurevers portant un secret dont on meurt. Mais vous ne pouvez rien contre moi. Il ne vous a pas été dit que le roi serait assassiné par Lagarde. Il vous a été annoncé que le roi succomberait sous le fer de Montgomery. Et ce sera bien ainsi. Encore une fois, madame, tout est logique. Il sera naturel que le roi de France meure frappé par l’arme de Montgomery…

– Gabriel ! balbutia Catherine en passant sa main sur son front. Je le connais. Jamais Montgomery ne tuera le roi !

– On ne vous a pas dit que Montgomery tuerait le roi, madame. On vous a dit seulement que le roi tomberait sous le fer de Montgomery. Ce sera fait avant la fin du mois. Et tenez, vous m’avez apporté une épée qui a appartenu à Montgomery, n’est-ce pas ?

– Vous me l’avez demandée. Eh bien ?

– Eh bien ! en ce moment, cette épée est aux mains de l’homme qui doit tuer le roi.

La figure de la reine se colora d’un rapide afflux de sang.

– Oui, songeait Nostradamus, j’ai eu cette faiblesse de vouloir aider le destin. J’ai changé l’épée de Beaurevers, qui porte maintenant celle de Montgomery. Qui sait si cette substitution n’a pas été prévue ?… Oui, cela doit être ainsi. Henri ne peut être tué à la fois par Montgomery et par Beaurevers. C’est Beaurevers seul qui est l’instrument…

Il reprit tout haut :

– N’avez-vous plus rien à me demander, madame ?

Catherine leva lentement les yeux sur le mage.

– Non, je n’ai plus rien à vous demander. Mais il est dans mon esprit une sombre question. Vous m’avez dit un soir qu’on peut ressusciter les morts. Oh ! non pas seulement évoquer leur ombre. Cela, je le sais. J’ai vu ! Je parle de les ressusciter. Avez-vous jamais tenté cette opération ?…

– Non, madame.

– Mais, s’il le fallait, vous la tenteriez ?…

– Oui. Sur une personne qui me serait bien chère. Mais je n’en connais pas. Mon cœur est mort à toute affection.

– Mais vous persistez à croire que ce prodige est possible ?

Nostradamus, d’une voix de certitude, dit alors :

– Nous appelons impossibles les phénomènes qui ne se sont pas encore produits, ou qui semblent aller à l’encontre des lois de la nature. Mais, qu’est-ce qu’une loi de la nature pour l’ignorance humaine ? C’est seulement la constatation d’un fait toujours répété. Nous n’avons vu aucun être réellement privé de la vie se relever, revivre. Et nous disons : la résurrection, ou la réincarnation est impossible parce qu’elle est contraire à une loi de nature. En réalité, contre la résurrection ou la réincarnation c’est que, jusqu’à présent, la plupart des hommes n’ont vu aucune résurrection, mais ce n’est pas une preuve. C’est une probabilité… Cet esprit hardi se plaisait à ces spéculations.

– Voici un être vivant, continua-t-il. Un millième de seconde s’écoule, et il ne vit plus. L’instant d’avant, il vivait. L’instant d’après, il est cadavre. Que s’est-il passé ?… Si je l’examine, je trouve les mêmes os, les mêmes muscles, les mêmes nerfs, en même quantité, en même disposition, le même sang en même poids. C’est le même être. Il était vivant. Il est cadavre. On dit : il y avait quelque chose dans l’être vivant. Ce quelque chose n’est plus dans le cadavre. Et voilà la mort expliquée. Eh bien ! renversons cette affirmation, et disons : QUELQUE CHOSE QUI N’ÉTAIT PAS DANS L’ÊTRE VIVANT VIENT D’Y ENTRER, ET VOILÀ UN CADAVRE !

– Quelque chose ! La mort ! C’est la mort qui est entrée…

– La mort ! Terme vague. On disait : manque à ce cadavre quelque chose qui ne manquait pas à l’être vivant. En réalité, on se contentait de remarquer que le mouvement, la sensibilité, la marche du Sang manquent au cadavre, alors qu’ils ne manquent pas à l’être vivant. C’était dire : la vie manque au cadavre. C’était une constatation, sans plus. Mais moi, madame, moi qui suis entré dans les demeures de la mort, je dis au contraire : Il y a quelque chose dans ce cadavre qui n’était pas dans l’être vivant ! Dans la première thèse, impossibilité de résurrection naturelle. Car où prendre le quelque chose qui était dans le vivant et qui n’est plus dans le cadavre ?… Avec ma thèse, la résurrection devient possible. Car je dis : Si quelque chose existe dans le cadavre, qui n’existait pas dans le vivant, JE PUIS CHASSER CE QUELQUE CHOSE, ET LE CADAVRE REDEVIENT UN ÊTRE VIVANT.

– Et vous avez trouvé ?

– J’ai trouvé que cette force qui ne détruit pas, mais qui modifie le mouvement, peut être chassée par une force qui laissera au mouvement sa forme, ce que nous appelons vie. J’ai trouvé que l’être affaibli par une cause quelconque, devient impuissant à se défendre. J’ai trouvé que tous les êtres vivants, en pleine santé, sont sans cesse assaillis par le quelque chose qui veut les transformer en cadavres. Ils se défendent jusqu’au jour où les moyens de défense leur échappent… Alors le quelque chose entre… Répétons que c’est une force. Si j’arrive à chasser cette force par une force contraire et que je l’empêche de rentrer, j’obtiens la résurrection… Toute la question est donc de composer cette force contraire que je veux INTRODUIRE DANS LE CADAVRE.

– Et vous arrivez à la composer ? palpita Catherine.

– Je n’ai pas essayé, répondit simplement Nostradamus. Je n’ai pas essayé, parce que l’un des éléments de cette composition répugne à ma faiblesse humaine.

– Et quel est cet élément ?… fit Catherine étonnée.

– La vie d’un enfant, âgé de moins de douze ans, un enfant né d’un véritable amour… Jamais je ne le chercherai.

– Quoi ! vous laissez-vous donc arrêter par…

– Ah ! madame. Songez à ce que vous me dites. Tenez, je vais vous faire comprendre. Votre enfant ! Votre fils Henri ! Eh bien il se trouve dans les conditions les plus favorables ! Si, pour rendre la vie à un cadavre, je lui prenais sa vie, À LUI !…

Catherine poussa un cri terrible.

– Taisez-vous ! hurla-t-elle, soudain debout, frémissante.

– Vous voyez bien ! fit Nostradamus.

– Vous avez raison, dit-elle encore palpitante. C’est effroyable. J’en mourrais… mais… il y a… d’autres enfants…

Nostradamus saisit rudement le poignet de Catherine :

– À mon tour de vous dire : Taisez-vous, madame !… Vous venez d’avoir un mouvement maternel qui rachète peut-être bien des pensées criminelles. Mais songez qu’une mère dans la plus misérable des chaumières est auguste au même titre que vous dans votre Louvre. Allez, madame…

Catherine s’inclina sous cette parole et sortit.

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