V L’ANGUILLE-SOUS-ROCHE

Vers le milieu de la rue des Lavandières, la gigantesque enseigne représentait une monstrueuse anguille, dont les replis se déroulaient capricieusement.

Ce n’était pas une noble auberge comme la Devinière, par exemple. C’était un de ces cabarets qui, à l’heure du couvre-feu, fermaient leurs portes selon les ordonnances, mais pour les entrebâiller ensuite à tout client qui frappait d’une façon particulière. Il y avait une salle commune. Mais à droite et à gauche, s’ouvraient des salles réservées. À l’heure où elle renvoyait tout son monde, Myrta demeurait seule dans l’auberge. Nul n’y couchait, qu’elle seule.

C’était une étrange fille que Myrta. Elle avait ses idées à elle. L’une de ces idées était de n’offrir ni vendre jamais l’hospitalité nocturne à qui que ce fût au monde.

Là, vers l’heure louche, affluaient le bravo, le truand, le coupe-bourse, la ribaude, le gentilhomme ivre. Dans la rue, un homme montait la faction pour annoncer le guet ; événement qui ne s’était produit que deux fois depuis trois ans que Myrta tenait ce cabaret.

À deux heures du matin, cette nuit-là, les clients étaient partis depuis longtemps ; la salle était vide, mais les salles réservées de droite et de gauche étaient occupées par deux bandes qui faisaient bombance. À droite, c’était la bande des douze, que Le Royal de Beaurevers avait interrompue au moment où elle allait dévaliser la dame inconnue. À gauche, c’était la bande Trinquemaille et compagnie.

Ici, les quatre malandrins, la casaque dégrafée, les figures empourprées, étaient à fin de ripaille.

– Vivadiou ! glapissait Strapafar, quelle oie rôtie ! Maintenant que nous avons retrouvé lou Royal, ça va être tous les jours comme dans le bon temps.

– Quel pâté d’anguille, saints et anges ! dit Trinquemaille.

– Et les saucisses ! vociféra Bouracan.

– Pour moi, rugit Corpodibale, j’aurais donné la palme à cette omelette du début. Et quant aux coups d’estoc et de revers et de pointe, puisque Le Royal est avec nous, il va en pleuvoir.

Le Royal de Beaurevers écoutait le quatuor. Il s’était levé, avait agrafé sa ceinture et jeté son manteau sur l’épaule. Les quatre se préparaient à l’imiter. D’un geste, il les arrêta. Et Le Royal – non sans émotion – parla encore :

– C’est vrai, mes bons compagnons, nous avons proprement tiré l’épée ensemble depuis que nous nous connaissons. Alors que nos routes étaient différentes, je vous ai maintes fois regrettés ; toi, Strapafar, pour ta gaieté ; toi, Trinquemaille, pour ta piété ; toi, Corpodibale, pour ta franchise, et toi, Bouracan, pour ta force ; tous, pour la bravoure. Aussi, quand je vous ai retrouvés sur la route de Melun, aux Trois-Grues, mon cœur a sauté de joie.

Ils se redressaient pour écouter leur éloge prononcé par Le Royal de Beaurevers ! Leurs faces s’illuminaient. Tout à coup, sur ces mêmes faces, la stupeur, la douleur.

– Maintenant, il faut nous séparer !… Parce qu’avec moi, vous ne feriez plus que des bêtises ; je vous empêcherais de vivre. Ceci est notre dîner d’adieu. Au surplus, qui sait ? nous nous reverrons sans doute. Adieu donc. Silence ! J’ai horreur des faiblesses de cœur. Seulement, si l’un de vous a besoin de ma peau pour sauver la sienne, vous Viendrez à Myrta. Voilà. Adieu.

Le Royal sortit, furieux. Contre qui ? Surtout contre lui-même. Il méprisait ces hommes et il les aimait.

– Pauvres bougres ! murmura-t-il en s’éloignant.

Les quatre étaient demeurés ahuris de détresse.

– Nous avons perdu l’âme de notre âme, dit Corpodibale.

– C’est lou pigeoun qui se perd, dit Strapafar.

– On se passera de lui ! grommela Trinquemaille.

Bouracan ne dit rien. Il pleurait.

Le Royal de Beaurevers entra dans la cuisine, vaste, admirable d’ordre et de propreté. Une haute flamme claire se tordait dans la cheminée. Là se déployait le génie de Myrta. C’était une belle et bonne fille, épanouie en sa blonde beauté, sage parmi la luxure, sobre au milieu de l’ivresse. À l’entrée de Beaurevers, elle rougit un peu, et, sans détourner les yeux d’une sauce qu’elle surveillait :

– De retour à Paris ?… À peine ai-je eu le temps de vous saluer à votre entrée avec vos compagnons de débauche.

– Je viens te dire bonsoir. Comme tu te fais belle ! Le reflet de ces flammes donne une jolie couleur à ce visage !

– Si je suis belle, vous êtes le millième à me le dire. Autant en emporte le vent. Mais parlons de vous.

– Justement, Myrta, je suis venu te parler de moi.

– Vous venez me dire que vous ne pouvez me payer l’orgie de cette nuit. Autant encore en emporte le vent.

– Il ne fallait pas me faire crédit, Myrta ! Combien te dois-je ? Misère ! Seul, pauvre, minable, sans gîte, sans espoir, il faut donc que je m’entende réclamer le prix d’un dîner !

– Votre dette, dit Myrta, n’est pas encore montée au total du crédit que je vous ai fixé. Donc, ne vous gênez pas.

– Bah ! Tu m’as fixé un crédit chez toi ?

– Comme à tous mes clients. Jusqu’à deux livres à tel truand, jusqu’à dix écus à tel gentilhomme riche.

– Et au roi de France, quel crédit accorderais-tu ?

– J’irais jusqu’à cent écus, dit Myrta.

– Peste ! Je voudrais être roi ! Dis-moi mon crédit, à moi ?

– Mille ducats d’or, dit Myrta d’une voix grave.

Il tressaillit, soudain pâli. Une seconde, il fut écrasé d’humiliation sans savoir qu’il était humilié. Il vit Myrta qui tremblait. Sa colère chavira…

– Myrta, dit-il d’une voix attendrie, mille ducats, c’est dix fois peut-être ce que vaut ton auberge. Tu es une bonne fille, je n’oublierai jamais ce que tu viens de dire.

Elle se tourna vers le poêlon qui chantait sur le feu, et y jeta une pincée d’épices. Elle murmura :

– Puis-je oublier que le même sein maternel nous a nourris tous deux ? N’êtes-vous pas comme mon frère ?

– C’est vrai… Tu es comme une sœur pour moi. J’étais venu te demander deux choses. La première, c’est de me donner un gîte dans ton auberge.

Une flamme de joie rapide éclaira les yeux de Myrta.

– Je vais maintenant rester à Paris jusqu’à ce que j’aie trouvé je ne sais quoi qui me guette dans ce vaste dédale de rues…

– Vous êtes ici chez vous, dit-elle d’une voix troublée. Voyons la deuxième chose.

– Tout à l’heure, je me suis heurté à douze hommes partis trop vite à mon gré. Je veux savoir qui ils sont. Ces douze hommes font ripaille dans ta salle de droite.

– Ils ne sont plus douze : ils sont treize, maintenant.

– Soit. Ouvre-moi le cabinet d’où l’on voit dans leur salle.

Myrta n’hésita pas. Elle alla à une petite porte dérobée et l’ouvrit, ce qu’elle eût refusé de faire pour tout autre. Au moment où Le Royal allait pénétrer dans le cabinet, elle le toucha au bras :

– Depuis une huitaine de jours, un homme, un petit vieux, vient ici tous les soirs à la même heure, et demande si vous êtes arrivé. Puis il s’en va en recommandant de vous dire de ne pas oublier le rendez-vous que vous a donné son maître.

– Le nom de ce maître ? demanda Le Royal tressaillant.

– Tout le monde à Paris le prononce depuis quelques jours. On dit qu’il sait tout. On dit qu’il fait de l’or à sa volonté. On dit que les trépassés, se levant de leurs tombes, le visitent toutes les nuits. Les uns disent que c’est un envoyé de Dieu. D’autres que c’est un démon. Prenez garde à cet homme !

– Son nom ! Son nom ! rugit Le Royal.

– Nostradamus ! répondit Myrta.

– Me voici ! dit une voix.

Ils se retournèrent. Le Royal fit un pas et gronda :

– L’homme de l’auberge des Trois-Grues !

Comment était-il là ? Peut-être était-il entré dans le cabaret en même temps que le treizième convive de la salle réservée. Son visage était livide, et, dans cette pâleur de mort, étincelaient deux yeux noirs.

– Vous alliez entrer là ! dit Nostradamus. Entrons-y.

– Beaurevers ! haleta Myrta épouvantée, n’y allez pas !

Nostradamus la saisit par la main, et, une minute, garda cette main dans la sienne. Myrta, tout à coup, s’apaisa… Elle s’inclina et balbutia :

– Oui, monseigneur !…

Nostradamus, alors, se tourna vers Le Royal.

– Qui êtes-vous ? râla celui-ci avec une terreur concentrée.

– Je vous l’ai dit : Celui qui sait le nom de votre mère et le nom de votre père.

Le Royal vit que son visage semblait s’imprégner de fiel. Mais Nostradamus entrait dans le cabinet. Le Royal s’y jeta à sa suite.

– Quand il le faudra, dit Nostradamus, vous saurez ce que je vous ai promis de vous dire. Et sachez-le, je tiens mes promesses ! Pour le moment, nous sommes ici pour regarder et entendre, écoutons et voyons !

Beaurevers eut la soudaine intuition que ce qu’il allait entendre et voir était étroitement lié à cette promesse que Nostradamus venait de lui renouveler. Il poussa un large judas grillé, et la salle lui apparut. Une vaste table chargée de débris ; autour, des silhouettes rudes et des ribaudes dépoitraillées, enlaçant de leurs bras nus le cou des hommes ; des bruits de baisers violents ; des rires ; des cris ; une vision d’une exorbitante impureté ; et dans un angle, debout, immobile, un homme qui attendait.

Il attendait que les morsures des baisers, les fumées des vins eussent préparé les esprits à entendre sans doute une parole qui les eût anéantis de terreur, entendue hors de l’ivresse. Cet homme laissa tomber le manteau qui couvrait son visage.

Nostradamus, à l’oreille de Beaurevers, prononça :

– Le baron de Lagarde, chef des estafiers de la reine !

Lagarde jetait un long regard sur l’Escadron de fer.

– Hors d’ici les ribaudes ! commanda-t-il.

Il y eut une fuite des filles de joie. Les douze s’étaient redressés. Lagarde gronda :

– Chiens ! Quand je vous ai dit de venir m’attendre ici, n’avez-vous pas compris que j’avais un ordre à vous transmettre ! Ivrognes ! Vous êtes licenciés, la reine ne veut plus de vous ! Pour la servir, il faut des hommes ! Hors d’ici !…

Les douze étaient debout, frénétiques, terribles, l’entourant, frappant du pied ; deux ou trois se jetèrent à genoux, d’autres se heurtèrent la tête aux murs. Douze rugissements ne firent qu’un seul rugissement :

– Là ! Là ! Doucement ! fit Lagarde. Votre désespoir me touche. Là, vous dis-je ! N’en parlons plus…

– Hourrah ! Hourrah ! – L’enfer ou la reine ! – Ma poitrine sous ses pieds ! – La reine ! La reine !…

Lagarde laissa s’apaiser la tempête de joie. Ils reprirent leurs places, et écoutèrent l’ordre de la reine :

– Demain, bombance pareil. Après-demain encore ! Le jour d’après encore ! Le jour d’après encore ! Seulement il faut que disparaisse l’homme qui gêne la reine.

Il y eut autour de la table comme un grondement de tonnerre, puis le silence noir qui suit les coups de foudre.

– Je vous préviens que ce sera dangereux, reprit Lagarde d’une voix sèche, âpre, une voix de fièvre et de cauchemar.

Jamais il ne leur avait tenu pareil langage. Il disait : « Tuez-moi celui-là. » Et c’était tout. Ils pressentirent quelque chose d’exorbitant. L’un d’eux, dans le silence, demanda :

– Qui est-ce ?…

Lagarde se tut. Ils virent qu’il pâlissait.

– Oh ! oh ! fit l’un d’eux, nous avons affaire à quelque gentilhomme de haute gentilhommerie. Un mois de ma paye que c’est le grand prévôt !

– Plus haut ! gronda sourdement le baron de Lagarde.

– Le maréchal de Saint-André, grand favori du roi !…

– Plus haut !

Ils eurent des regards effarés. Quelqu’un osa, très bas :

– Oh ! c’est le connétable de Montmorency !…

– Plus haut ! répéta Lagarde d’une voix étranglée.

Un souffle de terreur passa… L’un des douze murmura :

– Un prince !… Le duc de Guise !…

– Plus haut ! répéta Lagarde qui, à ce moment, s’assit.

Dans cette seconde, il jouait sa tête… En même temps qu’il s’asseyait, les douze s’étaient levés épouvantés. En se regardant, ils virent qu’ils avaient compris !…

Lagarde comprit qu’il n’avait pas besoin de dire le nom de l’homme qu’on allait tuer ! Il comprit que dans ces têtes affolées le nom venait de retentir.

– Êtes-vous décidés ? demanda-t-il.

Il y eut une imperceptible hésitation. Puis ils se tournèrent vers le chef. Ils n’eurent pas plus besoin de dire oui qu’ils n’avaient eu besoin de dire le nom de l’homme… Il reprit :

– À partir de demain, nous surveillerons les abords de l’hôtel Roncherolles, le logis grand-prévôtal.

– C’est donc près de ce logis qu’aura lieu l’action ?

– Oui. Aux abords de l’hôtel Roncherolles.

Il n’y eut plus un mot de prononcé. Tous mirent leurs manteaux, assurèrent épées et poignards, et, à la suite de Lagarde, sortirent…

– Venez, maintenant, dit alors Nostradamus à Beaurevers.

Et, à leur tour, ils sortirent de l’auberge. Le Royal marchait silencieusement. Cette scène l’avait frappé de stupeur. Qui était cet homme qu’on devait tuer ?… La chose devait se passer près de l’hôtel Roncherolles… Pourquoi là ?

– Cet homme… murmura-t-il enfin sourdement. Celui que ces gens veulent tuer… c’est horrible, ce guet-apens…

Nostradamus s’arrêta comme saisi d’une inquiétude.

– Or çà ! N’avez-vous donc jamais vous-même frappé du fer une poitrine humaine ?

– Si fait ! Mais jamais dans l’ombre, par derrière.

Ils arrivèrent à l’hôtel de la rue Froidmantel. Au moment d’entrer, un frisson secoua Le Royal. Il lui sembla que cette porte, qui s’ouvrait devant lui, c’était la porte des mystères dont l’homme ne doit pas s’approcher. Et il voulut se donner du courage…

– Vous allez me parler de mon père ? demanda-t-il.

– Non, répondit Nostradamus. Pas encore.

– C’est donc de ma mère que vous allez me parler ?

– De celle que vous aimez. De Florise de Roncherolles.

Le Royal de Beaurevers, ébloui, porta les mains à ses yeux.

– Est-il donc vrai que je l’aime ? rugit-il. Entrons !

Et il passa le premier. Nostradamus entra derrière lui.

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