IV UNE FEMME INCONNUE PARLE À BEAUREVERS

Vers l’heure nocturne où Catherine de Médicis, Montgomery et Lagarde tenaient le formidable conciliabule que nous avons relaté, vers ce moment où le capitaine des gardes d’Henri II renvoyait l’escadron de fer et où Lagarde donnait rendez-vous à ses hommes à l’auberge de l’Anguille-sous-Roche, Le Royal de Beaurevers et ses quatre compagnons se trouvaient dans un taudis de la Cour des Miracles. Ils s’étaient réfugiés là pour y attendre la nuit noire, pour y trouver des vêtements destinés à remplacer ceux que la bagarre, à leur arrivée, à l’hôtel Roncherolles, avait mis en lambeaux ; enfin, pour y acheter des armes.

Ils n’avaient pas un sol à eux cinq. Mais le nom de Royal suffisait pour inspirer confiance. Une heure après, ils se trouvaient habillés, équipés, armés et en sûreté dans cette Cour des Miracles où le guet n’eût pas mis les pieds pour tout l’or du monde.

Ils s’étaient alors terrés dans un de ces bouges ouverts à tout mauvais garçon, et Le Royal s’était jeté tout habillé sur un grabat. Il ferma les yeux. Les quatre sacripants attendirent dans une pièce voisine autour d’une outre. Tantôt l’un, tantôt l’autre allait voir s’il s’éveillait. Bouracan, ainsi, entendit Le Royal qui murmurait :

– Ma besogne a-t-elle donc toujours été horrible ?…

– Il rêfe qu’il manche mal, dit Bouracan revenu à sa place. Il dit : c’être horriple. Gu’est-ce gue che fus ragontais ?

– Tu en étais, dit Corpodibale, au moment où la patrouille fut attaquée par des royalistes pendant la guerre de Flandre.

– Ya ! dit Bouracan. (Et il continue un récit commencé – récit que nous traduisons en clair pour cette fois). Donc, les gens de France étaient une vingtaine. Nous, Impériaux, trente. L’on commence à s’égorger. Parmi eux, il y avait un diable qui faisait de la besogne pour dix. Si bien, que, après dix minutes de combat, les royalistes sont vainqueurs. Les nôtres s’enfuient et laissent une douzaine de morts. Moi, j’étais dans le tas. Comme je remuais encore, dix royalistes s’élancent pour m’achever. J’ouvre un œil, et je vois le diable qui rengainait sa rapière. Je lui crie : Monsir ! – Il me regarde, et dit : Pauvre diable ! Il ne veut pas mourir. – Non, je ne veux pas mourir ! Sauve-moi, monsir ! – Camarades épargnez-le, c’est triste de tuer un blessé. – Non, non ! qu’il crève – Et moi, je veux qu’on l’épargne ! – Et nous pas ! – Tudieu ! crie l’enragé. Et le voilà qui tire sa rapière, qui se place devant moi. Et les voilà qui reculent. Lui, alors, me donne à boire, me porte dans sa tente, lave mes blessures, me soigne et me guérit. Et je n’ai plus voulu le quitter ! Et c’était Le Royal de Beaurevers ! C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance. À sa santé !

Bouracan saisit l’outre, la souleva, et but.

– Moi, dit alors Strapafar, un soir, près de la grande halle, je me trouve nez à nez avec un dizainier du guet. Il me reconnaît. Je veux fuir. Sa bande me tombe dessus, et je suis traîné vers le gibet du pilori de la halle, déjà, on me passait le nœud coulant, mais voilà quelque chose qui tombe sur les archers, quelque chose comme le mistral, té ! Je regarde à gauche : je vois un des archers, les quatre fers en l’air. Je regarde à droite, et j’en vois un autre qui piquait une tête dans le ruisseau. Deux autres tombent. Le reste s’enfuit. Et me voilà délivré. Et c’était Le Royal de Beaurevers. C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance. À sa santé, vé !

Strapafar soulagea l’outre d’une demi-pinte, et alla jeter un regard sur Le Royal qui murmurait :

– Qui suis-je ?… Et que suis-je ?…

– Il a le cauchemar, dit Strapafar en rejoignant la compagnie.

– Moi, dit Trinquemaille, par une certaine après-midi, j’entrai à Saint-Eustache pour y prier le grand saint Pancrace. Je venais de voir pénétrer dans l’église une respectable chrétienne dont l’escarcelle m’avait semblé gonflée. J’entre. Et je vois la dame qui, justement, s’agenouille devant la chapelle de saint Pancrace ; je m’approche, je la regarde, et je me dis : c’est là Marie de Croixmart !

– La fille du grand juge que nous avons occis en place de Grève ! grogna Corpodibale. La dénonciatrice.

– Oui. C’était elle ou son esprit. Je m’approche donc, je lui coupe les cordons de son escarcelle, et j’allais fuir, quand je l’entends qui me dit : « Mon ami, ce sont les pauvres que vous volez. » Elle avait tout vu ! Et c’était la première fois que j’étais pris ainsi la main au sac, preuve que cette femme a du sang de guetteuse dans les veines. J’allais me retirer, lorsque j’entends une voix qui vocifère : « Au coupe-bourse !… » C’était le bedeau. Dix, vingt, trente coquins qui priaient, me veulent saisir. Je fuis. Derrière moi, les vociférations deviennent clameur. Je franchis des murs, je dévale une pente, je me vois sur les berges de la Seine et, voyant la meute sur moi, je me jette à l’eau. Or, je ne sais pas nager, moi ! Je me sentais couler : dans ce moment, j’entendis quelqu’un sur la berge qui criait : « Le pauvre bougre ! Il va se noyer ! » En même temps, je vis le quelqu’un piquer dans le fleuve et venir à moi ; il me saisit, me soutient, me tire, et me dépose sur l’autre berge, à l’abri de la meute. J’étais sauvé ! Et qui m’avait tiré du fleuve ? C’était Le Royal de Beaurevers !

Puis il alla voir Le Royal qui murmurait :

– Ai-je un père, moi ?… Ah ! mon père

– Il prie ! dit Trinquemaille en revenant. Il dit : Notre Père…

– Io, dit alors Corpodibale, io fus, voici deux ans, exposé au pilori du Trahoir, et j’y restai trois jours sans boire ni manger. Vous le savez, ce pilori est à fleur de terre. Le quartier s’en donnait à cœur joie. J’étais couvert d’ordures. Je crevais de soif. Et, tout autour de moi, je ne voyais que visages convulsés par l’insulte, je n’entendais que ricanements. Le soir du premier jour, voilà tout à coup une bande qui s’en vient à moi. L’un me tire les cheveux, l’autre me pique de sa dague. Je me sentais crever. « Le premier qui touche encore à ce pauvre bougre, je l’éventre !… » Voilà ce que j’entendis. Je parvins à lever la tête. Et je le vis, cognant, nettoyant la place ! Quand la place fut nettoyée, il me donna à boire, puis à manger. Toute la nuit, puis tout le lendemain, puis le jour d’après, il resta là. Plus de soufflets, plus d’ordures, plus de ricanements… Quand on me détacha, il me dit : « Voilà un écu ; va te reposer. » Et il s’en alla. Mais moi je le suivis… Je l’ai toujours suivi depuis… Et c’était Le Royal de Beaurevers ! C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance. À sa santé, Dio birbante !

Corpodibale saisit l’outre et la vida. Puis à son tour, il alla jeter un coup d’œil sur Le Royal qui murmurait :

– Pourquoi est-elle si belle ?

Et Corpodibale, ayant rejoint ses compagnons, leur dit :

– Il fait un heureux songe : il voit la Madone.

Les douze coups de minuit tintèrent. Le Royal de Beaurevers sauta du lit sur lequel il s’était jeté tout habillé. Il se secoua, et rejoignit ses quatre acolytes.

– En route ! cria Le Royal. Tudiable ! Je vous ai promis une agape chez Myrta, et vous savez comme je tiens parole.

Et en lui-même, avec attendrissement, il ajouta :

– Myrta, ma sœur… Toute ma famille, maintenant…

Bouracan, les yeux enflammés, se léchait les lèvres et jurait :

– Sacrament ! Pourvu que Myrta nous ouvre !

– Mais, dit Trinquemaille, avez-vous de l’argent, seigneur ?

Question insensée. Il n’avait jamais une maille dans sa ceinture de cuir. Il s’élança au dehors. Les quatre sacripants le suivirent. À l’instant où ils allaient tourner dans la rue Troussevache, un coup de sifflet de Strapafar indiqua l’alerte ; en deux secondes, les cinq se trouvèrent réunis, le poignard au poing, fouillant la nuit : une troupe, devant eux, marchait, suivant le chemin où ils allaient s’engager.

– Ils sont douze, murmura Le Royal.

– Tonnerre du diable, quels yeux il vous a lou pigeoun ! Pourquoi vos yeux comprennent-ils les ténèbres ?

– C’est qu’ils se sont ouverts sur des ténèbres, répondit Le Royal. Je suis né dans un cachot.

– À nous ! Au meurtre ! clama dans le lointain une voix.

– Ils attaquent ! dit Le Royal. Ce sont des truands…

– Il faut qu’ils partagent avec nous !

– Non, non, pas de partage ! À nous toute l’aubaine !

– Oui, à nous ! dit Beaurevers d’une voix étrange.

Ils se ruèrent. Le Royal en tête. Il distingua la bande des douze inconnus autour de la proie.

– Au meurtre ! cria une dernière fois la victime.

– On vient ! tonna Beaurevers d’une voix éclatante.

En trois bonds, il fut sur le groupe. Quelqu’un, parmi les douze, hurla : En retraite ! Il y eut une fuite soudaine, puis tout disparut. Beaurevers demeurait effaré de ce brusque évanouissement – et inquiet tandis que les quatre compères se jetèrent sur la proie :

– À nous toute l’aubaine !

La proie, c’était une dame immobile, dédaigneuse ; devant elle s’étaient placés un homme de haute taille et une autre femme qui continuait à pousser des cris perçants en voyant cette nouvelle bande. Trinquemaille vit que la dame dédaigneuse était la maîtresse.

– Voilà où est le magot ! cria-t-il.

Et, allongeant le bras, il saisit la dame à l’épaule, tandis que ses compagnons sautaient sur les deux autres victimes. Trinquemaille, à ce moment, jeta un cri de douleur ; Bouracan, Corpodibale et Strapafar reculèrent, violemment repoussés.

– Bas les pattes ! gronda Le Royal, leur assénant des horions.

– Quoi ? demandèrent-ils, stupides d’étonnement.

– Madame, dit Beaurevers, vous êtes libre. Toi, Trinquemaille, rends à cette dame l’escarcelle que tu lui as prise.

Trinquemaille grogna mais obéit. La dame dit :

– Gardez-la, mon ami…

– Soit ! s’écria le truand, qui fit disparaître l’escarcelle.

Le Royal tira froidement sa rapière, et prononça :

– Si tu ne rends pas l’escarcelle, tu es un homme mort !

Cette fois, la dame prit la sacoche que Trinquemaille lui tendait d’un geste de rage. Elle regarda Le Royal.

– Voulez-vous me dire votre nom ? demanda-t-elle d’un accent qui troubla l’esprit du jeune homme.

Il répondit brusquement :

– Mon nom ? Le Royal de Beaurevers. Ma fortune ? Sans sou ni maille. Mon logis ? Les bornes des rues. Mon métier ? Truand de Petite-Flambe. Mon passé ? Mystère. Mon avenir ? Une corde. Vous savez maintenant toute mon histoire. Adieu.

– Un instant, fit-elle. Il est possible que vous ayez un jour besoin d’un gîte sûr. Si vous êtes traqué, réfugiez-vous chez moi. Rue des Lavandières. En face de l’auberge de l’Anguille-sous-Roche. Vous demanderez Gilles : c’est cet homme. Ou bien la Margotte : c’est cette femme.

– Et vous, qui êtes-vous ? fit Beaurevers avec émotion.

L’inconnue, d’une voix sombre répondit :

– Moi… je suis la Dame sans nom.

Déjà l’inconnue s’éloignait, accompagnée de l’homme et de la femme. Mais avant de partir, elle avait laissé tomber son escarcelle aux pieds de Trinquemaille en disant :

– Prenez, ceci vous est donné de bon cœur.

Or, les quatre malandrins virent parfaitement la sacoche ; mais pas un d’eux ne se baissa. Strapafar, voyant Le Royal pensif, osa le toucher au bras, et dit :

– Elle va juste où nous allons : rue des Lavandières. Mais cette pauvre escarcelle ? La laisserons-nous à la pluie, à la merci de quelque truandaille ?

– Allons, ramasse ! fit Beaurevers.

Quatre torses baissés. Quatre mains qui s’allongent. En un clin d’œil, la sacoche fut vidée, le partage se trouva fait.

– La Dame sans nom ! murmura sourdement Le Royal de Beaurevers… Et moi aussi, je n’ai pas de nom !…

À ce moment, Trinquemaille dit tout bas à Bouracan :

– J’ai reconnu la voix de la dame à l’escarcelle !

– Qu’est-ce que ça fait ? fit Bouracan. Allons chez Myrta.

– Ça fait, continua Trinquemaille, que cette voix c’est celle de la dame que j’essayai de voler à Saint-Eustache – ça fait donc que cette dame-là s’appelle Marie de Croixmart !

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