I LAGARDE ET MONTGOMERY

Dehors, Catherine retrouva son escorte : douze reîtres armés, douze colosses aux attitudes impassibles, muets par discipline, habiles à se glisser au fond des nuits sans lune. Ils ne connaissaient qu’un chef : le baron de Lagarde ; qu’un dieu : la signora Caterina.

C’étaient des êtres incultes, passifs, insensibles, obéissants jusqu’au crime. La reine les appelait son Escadron de fer.

Et ils étaient de fer. Leurs mains étaient des étaux quand ils saisissaient quelqu’un. Leurs pensées étaient : le jeu, le vin, l’orgie, le meurtre. Leur devise était : par le fer. Ils tuaient avec ivresse.

La reine avait aussi un escadron volant : une vingtaine de filles de noblesse choisies parmi les plus belles statues d’amour, dressées au calcul dans la passion. C’était le filet d’espionnage que Catherine avait jeté sur la cour. Elles savaient s’offrir, se refuser, se donner, arracher les secrets que la reine guettait. Leur devise était : par l’amour.

Lorsque Catherine croyait avoir surpris sur le visage d’un seigneur qu’il savait quelque chose, elle le désignait à une de ses espionnes, qui, bientôt, faisait son rapport – et la reine jugeait. Si le soupçon s’évanouissait, elle lâchait l’homme. Si le soupçon se trouvait confirmé, alors, elle livrait l’homme à l’escadron de fer : dans les trois jours, on le trouvait poignardé.

Lagarde était le chef de l’escadron de fer. Les douze tremblaient devant lui. Mais quand il y avait une expédition en vue, le capitaine, pour deux ou trois nuits, démuselait ses fauves ; alors il les conduisait à l’orgie comme à la bataille ; alors toutes les ivresses fantastiques, ivresse de vin, ivresse d’amour, ivresse de sang, il les leur offrait.

Lagarde avait ses entrées au Louvre ; mais il y était tenu à l’écart : il était suspect, il ne se montrait au palais que juste ce qu’il fallait pour affirmer son droit d’y être. Il résultait de cette situation qu’il fallait un intermédiaire entre Catherine de Médicis et le baron de Lagarde.

Cet intermédiaire, c’était le comte de Montgomery, capitaine des gardes d’Henri II : au fond, Montgomery aimait le roi. Mais la reine le tenait ; voici pourquoi :

Un soir, il y avait quelques ans, une terrible scène avait eu lieu entre Catherine et Henri. Catherine ne s’était pas encore perfectionnée dans l’art de se taire ; ce soir-là, Catherine parla. Sa haine contre Diane de Poitiers déborda en torrents.

– Puisqu’il en est ainsi, dit le roi, je m’en vais chercher auprès de Diane l’affection que je ne trouve pas chez la reine.

Demeurée seule, Catherine éclata en sanglots.

– Et moi, cria-t-elle, humiliée, qui donc me consolera ?

Le capitaine des gardes, impassible, avait assisté à cette scène. Elle le vit jeune, beau, robuste, insensible. Elle se dit : Voici peut-être un homme capable de me venger. En une seconde, elle entrevit la force énorme que pourrait lui donner un homme qui serait sa créature. Elle lui dit :

– Vous avez entendu comme je suis traitée. La dernière de mes dames d’honneur, la dernière de mes servantes ne supporterait pas de tels affronts. Dites, avez-vous entendu ?

– Madame, dit le capitaine, je ne vois et n’entends que ce que j’ai ordre d’entendre ou de voir.

– Eh bien, je vous ordonne d’avoir entendu !

Montgomery vit devant lui une jeune femme que ses larmes rendaient plus belle encore, le visage empourpré. Il eut la foudroyante intuition que, dans cette minute, la reine était femme, et que s’il voulait, elle était à lui, et que, s’il devenait l’amant de cette reine il pouvait voir s’ouvrir devant ses yeux un avenir de splendeur.

– Je joue ma tête, se dit-il. La fortune ou la mort !

Et il tomba à genoux en murmurant :

– Madame, si vous m’en donnez l’ordre, j’ai vu, j’ai entendu ! Et je vous jure que j’ai le cœur brisé à voir ma reine chassée de son trône, alors que je la voudrais sur un piédestal. S’il fallait mourir, je mourrais à l’instant pour avoir le droit de boire ces larmes sacrées qui tombent de vos yeux !…

Catherine l’enlaça, offrit ses yeux à ses lèvres, et dit :

– Eh bien, prenez !…

Lorsque, vers le matin, le comte de Montgomery quitta la chambre de la reine, un pacte avait été conclu entre eux, que la mort seule pouvait déchirer… Nuit sans lendemains d’amour ! À de rares intervalles. Catherine prouva au capitaine que, pour lui, elle était plus femme que reine. Mais lorsque Montgomery s’aperçut que la fortune entrevue demeurait insaisissable, il se déroba.

– Madame, lui dit-il, je voulais être un héros ; par pitié, ne faites pas de moi un bravo.

Et, un jour, il lui amena Lagarde.

– Voici votre homme, lui dit-il.

Catherine tira parti de Lagarde : l’escadron de fer fut organisé. Mais Montgomery resta au pouvoir de la reine. Il ne fut pas le bravo que Catherine voulait faire de lui, mais il fut quelque chose de pis encore : il fut le confident.

Catherine de Médicis, donc, en sortant de l’hôtel de Nostradamus, retrouva, dans la rue Froidmantel, Montgomery, le baron de Lagarde et les douze de l’escadron de fer. Elle prit le bras de Montgomery et Lagarde emboîta le pas. Les douze suivaient ainsi. Escortée, la reine marcha jusqu’à la porte basse par où elle devait rentrer au Louvre. Là, elle s’arrêta et dit :

– Renvoyez-les…

– Vous avez entendu, dit Montgomery à Lagarde.

– Holà ! commanda Lagarde d’une voix brève, qu’on aille m’attendre rue des Lavandières, à l’Anguille-sous-Roche !

– Et qu’on s’y amuse ! dit Catherine à haute voix.

L’escadron comprit : c’est qu’on allait tuer. Il y eut dans les ténèbres deux ou trois jurons de joie, puis un glissement d’ombres.

Comme ils arrivaient rue Troussevache, les douze virent devant eux deux femmes et un homme. Ce dernier portait un falot. L’une des deux femmes paraissait de riche bourgeoisie ; l’autre était sans doute une servante. C’était une aubaine. Tous ensembles, ils se ruèrent sur le groupe :

– La bourse ou la vie !…

À ce moment, la demie de minuit tintait à un clocher.

Catherine, arrêtée près du Louvre, entre Montgomery et Lagarde, jeta autour d’elle un méfiant regard. Puis, tout bas :

– Gabriel. Tout ce que je t’ai promis, je vais le tenir.

Montgomery comprit que la reine allait le faire complice… de quoi ?… Il y avait bien longtemps que Catherine ne l’avait ainsi appelé par son petit nom, ne l’avait tutoyé.

– Madame, fit-il en désignant Lagarde, on nous écoute…

– Gabriel, continua Catherine en haussant un peu la voix… Demain, tu trouveras chez toi une lance, une riche et solide lance, digne de toi. Car il faut que tu sois armé…

– Une lance ? balbutia Montgomery.

– L’heure approche ! N’avons-nous pas combiné l’acte qui nous donnera à moi le pouvoir et à toi la fortune ?

Montgomery chancela. Il avait compris !…

Dès la nuit d’amour d’où était né celui qui devait s’appeler Henri troisième du nom, Montgomery avait deviné ce que Catherine lui demanderait un jour ! Et pourquoi elle lui donnait alors une dague de pur acier !… Puis les ans s’étaient écoulés. Montgomery avait espéré que jamais plus il ne serait question de cela !… Et voilà que la reine lui offrait une lance et lui disait : « L’heure approche !… » Il râla :

– Madame, si votre vie était menacée en ma présence par celui que vous dites, oui, je le frapperais sans pitié. Mais…

Lagarde écoutait, indifférent : il n’avait pas compris. Catherine se tourna à demi vers lui. Elle continuait à parler à Montgomery, mais de façon qu’elle parût s’adresser aussi bien au baron.

– Gabriel, dit-elle. Quand au jeu du roi tu verras une rose rouge à mon sein, alors il sera temps d’agir

– Une rose rouge, bon ! grommela Lagarde.

– Madame ! madame ! bégaya Montgomery enivré de terreur, songez que vous voulez armer mon bras contre…

– Nomme-le, par Notre-Dame ! Ou je vais de ce pas dire à cet homme qu’il n’est pas le père du troisième de ses fils !

Montgomery se couvrit le visage de ses deux mains.

– Le roi ! fit-il dans un souffle.

– Le roi ! répéta Lagarde hébété de stupeur.

– Souviens-toi, Gabriel, dit Catherine. Et maintenant accompagne-moi jusqu’à mon appartement. Monsieur de Lagarde, rejoignez vos hommes, et faites qu’ils s’amusent bien !…

– Le roi !… Peste !… Le roi !…

Alors Lagarde se dirigea vers le cabaret de l’Anguille-sous-Roche, où l’attendait l’escadron de fer !…

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