Lorsque Le Royal de Beaurevers eut constaté que la tour de l’hôtel de Roncherolles était en feu, qu’il n’y avait aucune fuite possible, et qu’il fallait mourir là, il s’assit sur la première marche de l’escalier qui montait aux étages de la tour, et éclata de rire, puis, tout à coup, se prit à pleurer – larmes de rage et de honte.
Au dehors, on entendait les vociférations des gens du grand prévôt qui hurlaient à la victoire et à la mort. Des tourbillons de fumée entrèrent dans la salle basse enveloppant quelques langues écarlates dardées sur les cinq prisonniers.
Le Royal ne disait, n’entendait, ne voyait rien. Il songeait à des choses qui l’étonnaient. Tout à coup, comme Trinquemaille venait de jeter un appel déchirant, Le Royal entr’ouvrit un œil, et son regard s’accrocha à quelque chose qu’il n’avait pas encore remarqué : une trappe !…
Une trappe ! La descente dans les souterrains ! La fuite possible, peut-être ! En tout cas, la mort par le feu écartée ! Il la désigna du doigt à ses compagnons. Tous les cinq, ils se jetèrent sur la trappe. Elle était en fer. Ils essayèrent de la soulever. Il n’y avait pas d’anneau. Leurs poignards, dans la rainure, se brisèrent. Ils comprirent que la trappe se fermait au moyen d’un mécanisme intérieur, et que leurs efforts seraient vains. Ils se regardèrent avec des yeux terribles qui voulaient dire : « C’est fini ! »
Dans le même instant, ils demeurèrent hébétés de stupeur. La trappe se levait !… Elle laissait béer un large trou et montrait un escalier de pierre qui s’enfonçait dans le sol. Une lumière tremblante éclairait cet escalier… et cette lumière semblait descendre dans le souterrain !… Et, penchés, ils virent celle qui portait la lumière ; elle levait vers eux sa figure et, d’un geste, les invitait à la suivre.
– C’est Notre-Dame elle-même ! murmura Trinquemaille, tandis que Strapafar, Bouracan et Corpodibale frémissaient.
Le Royal de Beaurevers sentit un frisson d’une étrange douceur l’agiter jusqu’au cœur et il murmura ce nom :
– Florise !…
Il tremblait. Rudement, il secoua la tête et gronda :
– C’est la fille du grand prévôt !… Descendez, vous autres !
Il les poussa vers l’escalier, et quand ils furent tous dans la trappe, il eut, vers l’incendie, un geste de furieux défi et descendit lui-même, en rabattant la trappe et en poussant le verrou qui la fermait. En bas, Florise avait laissé son cierge dans une vaste cave en rotonde où les quatre malandrins s’arrêtèrent en donnant tous les signes de la joie qui saisit les gens sauvés d’une mort paraissant inévitable.
Le Royal s’était élancé sur les traces de Florise, qui s’était engagée dans une galerie, et il l’atteignit au moment où elle ouvrait une porte. Une minute dans ces ténèbres, ils s’examinèrent. Elle semblait très calme. Il était haletant. Enfin, il demanda :
– Pourquoi nous sauvez-nous ? Savez-vous qui nous sommes ? Oui, sans doute. Des gens de sac et de corde, des flambards de Petite-Flambe. Gare au bourgeois qui, la nuit, passe à notre portée. Il faut qu’il laisse en nos mains son escarcelle. Quelque seigneur veut-il se débarrasser d’un rival ? ou enlever une jolie donzelle comme vous ? ou rosser les gens que commande Gaëtan de Roncherolles ? Il nous fait signe. Et nous accourons. Pour le guet, c’est dix livres par homme à demi assommé. Pour un enlèvement, c’est dix écus d’argent. Pour un coup de poignard, c’est dix nobles d’or. Nous faisons vite et bien. Bonne besogne. Vous êtes la fille du grand prévôt, intéressée à toute pendaison, estrapade ou grillade de truand, notre ennemie. Pourquoi nous sauvez-vous ?
Il avait prononcé ces paroles avec une ironie sauvage. Il se croyait le cœur plein de haine, à en éclater… Mais, tandis qu’il parlait, il baissait sa tête. Quand il eut fini, il fixa sur Florise un mauvais regard. Et alors il vit que des larmes tombaient des paupières de la jeune fille. Et il recula d’un pas, éperdu. Doucement, elle répondit :
– Je cherche à vous sauver parce que vous m’avez sauvée.
– Votre père, aussi, savait que je vous ai tirée des mains du petit Saint-André. Il savait que mes compagnons se fussent fait tuer plutôt que de ne pas vous rendre saine et sauve en l’hôtel de Roncherolles. Pourtant, le grand prévôt a voulu nous brûler !
– Vous en voulez à mon père ? fit-elle toute tremblante.
– À mort. Il fallait nous regarder cuire. Tôt ou tard vous viendrez voir la grimace que nous ferons au gibet de la Grève.
– Truand ou non, dit-elle, j’ai horreur qu’on tue un homme. La besogne de mon père est terrible, la vôtre est horrible. C’est un affreux métier que le vôtre. Oh ! j’eusse aimé à vous savoir vaillant.
– Vaillant ! rugit-il. Je le suis envers quiconque.
– Vaillant au grand soleil, comme vous l’êtes la nuit. J’eusse aimé que votre nom fût répété avec l’admiration qui escorte le nom des gentilshommes…
Il se redressa. Une flamme éclaira son visage. Il gronda :
– Le Royal de Beaurevers ! Voilà un nom, je pense. Il sonne la bataille ! Quiconque a peur s’éloigne, quiconque est brave se rallie, lorsque tonne le nom de Royal de Beaurevers !
Elle garda le silence ; puis, d’un accent plus doux :
– Si d’aventure vous pensez parfois à la fille du grand prévôt, épargnez ceux ou celles que guette votre… courage ! Ah !… renoncez… En ce moment, l’hôtel est plein de gens d’armes. Cette nuit, à l’heure propice, je viendrai vous ouvrir et vous conduirai jusqu’à la rue… Adieu !
L’instant d’après, elle avait disparu derrière la porte. Une longue minute, le jeune homme demeura la poitrine étreinte par une angoisse inconnue. Brusquement, il courut à la porte :
– Je veux la suivre ! Je veux lui dire… ah !… fermée…
Florise avait fermé la porte à double verrou ! Quand il eut compris qu’il ne parviendrait pas à l’ébranler, à pas très lents, il s’en revint à la rotonde.
Cependant, les quatre malandrins avaient inspecté la cave d’un œil expert. La rotonde ne présentait aucune de ces particularités que des êtres assoiffés remarquent tout d’abord – flacons ou futailles. Seulement quatre baies la faisaient communiquer avec d’autres caves. Trinquemaille saisit le cierge, et pénétra dans la première de ces caves. Cette entrée fut aussitôt suivie d’une quadruple exclamation :
– Jésus ! – Parfandiou ! – Sacrament ! – Corpo di bacco !…
Les quatre compères contemplaient un magnifique spectacle : sur le côté gauche de la cave couraient deux poutres, placées sur des piliers à mi-hauteur d’homme. Sous chacune de ces poutres s’alignait une double rangée de clous ; et à chacun de ces clous pendaient alternativement des jambons et des saucissons de la plus vénérable espèce. Bouracan se précipita. Trinquemaille l’arrêta au vol.
– Il est malsain de manger sans boire, dit-il.
– Et alors ? fit Bouracan ébahi.
– Alors, alors !… Tu n’as donc pas soif ?
– Moi ! Pas soif ! vociféra Bouracan.
– Cherchons ; puisqu’il y a à manger, il doit y avoir à boire.
Le Gascon, l’Allemand et l’Italien se laissèrent entraîner par le Parisien dans la cave voisine.
– Là ! fit onctueusement Trinquemaille. Que vous disais-je ?
Cette cave se distinguait par quatre forts barils rangés à droite, côte à côte. À gauche, tout seul, il y avait un tonneau plus fort. Bouracan fit sonner les barils :
– Pleins ! fit-il.
Il voulut aussi étudier le tonneau de gauche et remarqua que la bonde était ouverte. Il y glissa un doigt… et recula.
– De la poudre ! fit-il.
– Et les barils ? questionna Trinquemaille anxieux.
– Oh ! c’est autre chose : du vin !
– Bon ! Laissons donc le tonneau et vivent les barils !
– Ascout’ oun pau, mon pigeoun, dit Strapafar à Bouracan. Prends-moi ces bestioles par les oreilles et va les poser sur les poutres aux jambons. En sorte, que nous aurons le boire et le manger l’un sur l’autre.
– C’est une idée magnifique ! dit Bouracan.
Il dit. Et de ses bras musculeux, il fit le transport indiqué.
– Voilà ! dit le géant en s’essuyant le front.
– À genoux, mes frères, et prions ! fit Trinquemaille.
L’instant d’après, les quatre sacripants étaient agenouillés chacun devant son baril, les lèvres à la canule ouverte. Lorsqu’ils se furent désaltérés, chacun d’eux saisit son jambon, et se mit à le déchiqueter du poignard. Le Royal était entré et les regardait d’un œil vague.
– Vous ne mangez pas, maître ? demanda Strapafar.
– Je n’ai pas faim.
– Vous ne buvez pas ? fit Bouracan.
– Je n’ai pas soif.
Ils se regardèrent, stupéfaits, inquiets, incrédules au fond. Trinquemaille cligna des yeux et murmura :
– Vous ne voyez pas que Le Royal nous fait une farce !
Il y eut un tonnerre de rires, et rassurés, ils se remirent à dévorer avec frénésie. Tantôt l’un, tantôt l’autre abandonnait son jambon et allait s’agenouiller devant son baril.
Lorsqu’ils furent repus, rassasiés, n’en pouvant plus, ils se vautrèrent sur le sable et, alors, se mirent à raconter leurs exploits. Le Royal les écoutait maintenant, et peut-être les enviait-il. À quel homme, en effet, n’est-il pas arrivé, à de certaines heures, de souhaiter devenir animal. Et les quatre malandrins évoquaient les ripailles, les batailles. Et Le Royal de Beaurevers les écoutait…
– Par les saints, dit Trinquemaille, quand ce fut son tour de raconter, ce qui rend ma vie joyeuse à moi, c’est cette matinée où tous quatre nous devions être pendus.
Il y eut un quatuor de rires, puis une visite aux barils.
– Vous souvenez-vous, reprit Trinquemaille, de cette matinée où fut brûlée en Grève la bonne dame qui nous avait secourus ?
– Aïe ! fit Strapafar, j’en ai encore une larme au coin de l’œil. Et pourtant vingt-deux ans ont refroidi ses cendres.
– Qu’avait fait cette femme ? dit Le Royal.
– Est-ce qu’on sait ? dit Trinquemaille. Elle fut dénoncée par la fille du sire de Croixmart et brûlée comme sorcière.
– Croixmart ? interrogea Le Royal.
– Vous ne l’avez pas connu, monseigneur de Beaurevers. Ah ! vous étiez encore dans le ventre de votre mère, Croixmart, voyez-vous !… Roncherolles, c’est quelque chose ; mais Croixmart !…
– C’était donc le grand prévôt d’alors ?
– C’était le grand juge. Le roi François en avait fait le grand bourreau de Paris. Quand il nous apparaissait, escorté toujours de l’exécuteur juré et de deux aides portant des cordes neuves, couvert d’acier, avec son œil qui vous glaçait la moelle, nous sentions la mort nous saisir aux cheveux. C’était un rude tueur. Or, il avait une fille. Si jamais elle nous était tombée dans les pattes, quelle marmelade ! Mais la gueuse eut soin de disparaître.
– Et que vous avait-elle fait ? demanda Le Royal.
– Il demande ce que Marie de Croixmart nous avait fait ! Ah ! çà, monseigneur, vous êtes sourd !… On se tue à vous dire qu’elle avait dénoncé à son père et fait brûler comme sorcière la pauvre bougresse qui nous avait deux ou trois fois évité le gibet par ses bons avis. Ce n’était pas une sorcière, puisque les sorcières sont inspirées par Satan. C’était une voyante inspirée par les saints du ciel et bonne au pauvre monde.
– Et tu dis, demanda Le Royal, que cette bonne vieille fut dénoncée par la fille du grand juge ? C’était donc un monstre que cette fille de Croixmart ! Elle devait être laide…
– Belle à damner toute la chrétienté. Mais sans doute elle avait l’âme d’un démon… Ah ! Royal, méfiez-vous des femelles.
Le Royal de Beaurevers, d’un rude signe de tête, approuva.
– Quant à la fille de Croixmart, nous nous sommes juré de l’étrangler si un jour nous mettons la main dessus. Si le cœur vous en dit, vous nous aiderez, dites ?
– Oui ! dit gravement Le Royal. Cette Marie de Croixmart… je la hais sans la connaître. Je hais toutes les femmes. Malheur à celle qui tenterait de m’humilier. Qui a dit que ma besogne est horrible !… Je hais ces grandes dames qui laissent tomber en passant un regard de pitié. Je hais cette foule de lâches, qui rient autour du gibet, quand l’un des nôtres paie le malheur d’être né pauvre ! Tudieu ! il vous est facile de venir me dire, d’un air d’hypocrite compassion : « La besogne de mon père est terrible, la vôtre est horrible !… » Où est la mère qui m’a appris à vivre, à moi ! Est-ce que j’ai un père ! Est-ce que j’ai une mère ! Mon pays, c’est la Cour des Miracles. Ma famille, c’est la Petite-Flambe. Qui suis-je ? Celui qu’on redoute, puisqu’il ne peut être celui qu’on aime ! Et malheur à toi, Marie de Croixmart, si tu te heurtes à moi ! Malheur aux filles de juges et de grands prévôts, aux belles filles, trop douces à voir et qui vous écrasent de leur pitié en attendant qu’elles vous jettent au bourreau. À boire, par le tonnerre du diable !
D’un bond, Bouracan fut aux barils. Il en saisit un, le leva à bras tendus et offrit la canule à Beaurevers, qui se mit à boire !… Et ce fut un spectacle qui fanatisa les trois autres. Le Royal, tout à coup, se redressa, empoigna à son tour le baril, le souleva, puis, à toute volée, l’envoya contre le mur, où il se fracassa…
Les quatre sacripants étaient demeurés effarés devant ce geste de folie. Le Royal leur tourna le dos, s’enfonça dans la galerie, marcha jusqu’à la porte par où avait disparu Florise, s’y accota, et s’immobilisa. Trinquemaille, qui s’avança de quelques pas, entendit un bruit d’une infinie tristesse : Le Royal de Beaurevers sanglotait…
– Mes bons, dit Trinquemaille en rejoignant les trois autres, prions pour Royal, qui est possédé du démon.
– Oui, dit Bouracan, prions !
Et il se mit à boire. Strapafar, Corpodibale, Trinquemaille se mirent également à prier selon la méthode Bouracan. Une heure plus tard, vint le moment où il n’y eut plus dans la cave, parmi les restes de jambons, sur le sable où coulait le vin des barils laissés ouverts, que quatre corps écrasés sous un sommeil de plomb.