V APRÈS LA BATAILLE

C’étaient Lorédan et sa bande qui barraient le chemin.

Lorédan, posté à l’entrée de la forêt, attendait l’arrivée de Roland, ruminant une vision d’échafaud et une vision rutilante d’or.

Tout à coup, il aperçut au loin un cheval qu’il reconnut :

– Le cheval de Saint-André ! Enfin !… Attention, vous autres !… Ah ! le gaillard ! Il emporte la jolie donzelle… Oh ! Mais, par tous les diables, je ne reconnais pas ce chapeau à plumes… ni ce manteau rouge ! Ce n’est pas lui ! Tonnerre du ciel, on lui enlève la petite ! Holà, vous autres, pied à terre ! Sur la route tous ! C’est le cavalier de tout à l’heure ! Les dagues au vent ! Cent écus à qui coupe les jarrets du cheval ! Cinq cents à qui abat l’homme ! Sans toucher à la petite ! Peste. Elle porte ma fortune dans son manteau !…

Les chevaux furent attachés à des arbres. Les estafiers envahirent la route. Beaurevers n’était plus qu’à trente pas…

Florise vit cette bande de gens armés. Elle songea :

– Les gens du roi ! Le roi est derrière !…

Le Royal s’arrêta. Il attacha les rênes au pommeau. De sa main droite, il saisit sa rapière. Dans son bras gauche, il assura Florise éperdue. La rapière se leva. Sa voix tonnante répercuta d’éclatants échos sous le bois :

– Au large !… Au large !…

– Par pitié, n’y allez pas ! bégaya Florise défaillante.

– Je vais balayer cette truandaille, et nous passerons ! Alors, la pensée de Florise s’égara. Son amour éclata :

– Si tu m’aimes, aie pitié de toi-même et tourne bride !

Il devint livide. Il chancela sur sa selle. Ce tutoiement soudain, cette parole d’amour pur, cela fit de lui un de ces fabuleux géants qui tenaient tête à des armées. Le cœur frissonnant, il répondit :

– Je t’aime ! oui, je t’aime, et je te garde !…

L’épée haute, il enfonça les deux éperons dans les flancs du cheval qui, d’un bond furieux, fut au milieu des estafiers.

Cela dura quelques minutes. Florise se serrait sur sa poitrine. Et lui, tandis qu’il frappait d’estoc et de taille, tandis que les hurlements de mort montaient, tandis que le sang giclait, lui murmurait :

– Je t’aime… oui, par le Dieu vivant, je t’aime, je t’aime…

L’un des estafiers sauta aux rênes, dix autres se ruèrent sur le flanc, un autre à genoux s’apprêta à couper le jarret du cheval. L’œil de Beaurevers était partout. Le lourd estramaçon fut partout. Un furieux coup d’éperon. Le cheval se cabra, entraînant dans les airs l’homme pendu aux rênes : c’était Lorédan !…

L’estramaçon s’abattit sur le crâne de Lorédan, qui s’affaissa sur la route, dans un soupir. L’estramaçon bondit sur le flanc gauche, sur le flanc droit. Des crânes furent défoncés. Le cheval rua… L’homme à genoux eut les mâchoires fracassées…

Une seconde plus tard, Beaurevers disparaissait au loin…

Et le cheval galopait dans l’air pur. Des oiseaux chantaient au fond des taillis. La forêt n’était plus qu’un chant de triomphe et d’amour. Beaurevers et Florise s’enivraient de leurs regards…

Maître Tiphaine, en homme habitué à manipuler les serrures, avait crocheté la porte de sa propre cuisine, où il était enfermé à double tour avec sa femme et ses deux servantes. Ils avaient très bien entendu le cliquetis du duel dans la salle.

– Je crois que nous sommes perdus, dit Tiphaine à Martine. Pardonne-moi les misères que je t’ai faites.

– Nenni, fit Martine. Moi, d’ailleurs, ça m’est égal, de mourir, puisque un jour ou l’autre, tu m’aurais tuée. Autant l’être tout de suite de la main de cet enragé qui bataille là.

– Comment ça je t’aurais tuée ? M’aurais-tu trompé ?

– Regarde-moi. Ai-je l’air d’une femme qui trompe son mari ?

Pendant cette intéressante discussion conjugale, le bruit d’armes avait cessé. Au bout de dix minutes de silence, Tiphaine se hasarda à appeler. Ne recevant pas de réponse, il crocheta la serrure et s’aventura au dehors, suivi des trois femmes.

– Et c’est aujourd’hui, grinça-t-il, que doit venir au château ce gros seigneur de Paris. Rien de prêt ! Je suis perdu d’honneur. Allons, volailles ! Allumez-moi ces fourneaux !

Un grand cri lui répondit. Martine s’était précipitée dans la salle et se penchait sur le corps de Roland de Saint-André.

– Pauvre jeune homme ! dit-elle, sincèrement émue.

Tiphaine était jaloux, mais il n’était pas méchant. Et puis, Roland lui était apparu comme l’incarnation de la générosité. Il examina le corps et finit par surprendre sous le pourpoint, un imperceptible battement de cœur.

– Il vit, dit-il, mais il n’en vaut guère mieux.

Le blessé fut transporté dans la chambre qu’il occupait en haut, et couché. Martine lava ses blessures.

Il n’y avait pas de médecin dans le hameau. L’auberge était la seule maison sérieuse du pays, après le presbytère, et elle vivait du château. Mais dans ce château il y avait un chirurgien. Il vint et déclara que le blessé mourrait dans la journée.

En cette journée, il y eut au château et aux alentours de grandes allées et venues, des départs de cavaliers qui s’en allèrent battre le pays. Et maître Tiphaine se creusait le cerveau pour deviner ce qui se passait. Martine, elle, devinait, et tremblait pour le cornette.

Le seigneur attendu ne vint pas. Et le blessé ne mourut pas.

Le lendemain jeudi, les battues de cavaliers recommencèrent dès la pointe du jour. À l’auberge, le blessé n’avait pas repris connaissance. Mais, par moments, des paroles incompréhensibles venaient expirer sur ses lèvres.

Vers midi, un nuage de poussière sortit de la forêt. Cinquante cavaliers, richement équipés, apparurent au trot. Ils étaient commandés par M. de Montgomery. Tout ce qu’il y avait d’habitants à Pierrefonds était accouru et criait Noël.

À dix pas en avant de cette escorte, deux seigneurs chevauchaient, causant et riant.

L’un était le roi. L’autre, le maréchal de Saint-André.

Henri II fut presque aussitôt reconnu. On cria fort : « Vive le roi ! » Le château, de son côté, salua son hôte par une bonne arquebusade. Le guidon aux armes de France fut hissé et toute cette cavalcade pénétra dans la cour d’honneur.

Tout ce bruit, toute cette joie s’affaissèrent soudainement. Un silence pesa sur le château et s’abattit sur le pays.

– Il est arrivé un malheur ! dit Tiphaine. Ah ! Voici le cornette du diable ! Il vient ici ! Martine, si jamais…

Tiphaine n’acheva pas, et demeura bouche béante. Foulant aux pieds toute prudence, Martine s’était élancée au-devant du vicomte Agénor, qui accourait pâle, décomposé.

– Pour Dieu, que se passe-t-il ? dit-elle avec angoisse.

– Rien encore. Mais si les personnes qui viennent ici apprennent que la porte de fer a été ouverte, vous me verrez bientôt là-haut à quelque bonne potence…

Là-dessus, le cornette fit demi-tour et disparut. Martine et Tiphaine n’eurent pas le temps d’échanger l’explication que nécessitait cette scène ; un groupe de cinq ou six officiers descendait vers l’auberge. Parmi eux se trouvaient le roi, le maréchal et le chirurgien…

Le groupe passa devant l’aubergiste et sa femme, et pénétra dans l’auberge, guidé par le chirurgien. Le roi était blanc de fureur. Tous entrèrent dans la chambre de Roland.

– Sire, dit le chirurgien, voici le blessé dont je vous ai parlé. Mon humble avis est que ce gentilhomme est pour quelque chose dans l’événement qui occupe Votre Majesté…

– Roland !… interrompit sourdement le roi.

– Mon fils ! fit le maréchal, qui s’approcha vivement. Il y eut une minute de silence. Enfin, Henri prononça :

– Que tout le monde sorte ! Restez, maréchal ! Lorsqu’ils furent seuls, Henri dévisagea Saint-André.

– Voilà, dit-il avec rage, pourquoi je n’ai pas trouvé Florise ! Votre fils me l’a enlevée. Vous en étiez, maréchal ! Mais si vous avez osé vous jouer de moi à ce point, prenez garde ! Il y a un bourreau à Paris.

Le maréchal était livide d’épouvante.

– Sire, dit-il, vous accablez ici la douleur d’un père au chevet du fils mourant. Ceci n’est pas digne d’un roi.

Ces paroles frappèrent Henri II. Il tendit la main au maréchal qui baisa cette main en murmurant :

– Ah ! sire, il me fallait un tel honneur pour me consoler.

– Mais quelle fatalité ! rugit Henri II. Oh ! je veux connaître celui qui me l’enlève ! Quand je devrais torturer…

– Sire ! interrompit le maréchal, vous allez savoir la vérité. Voici Roland qui ouvre les yeux.

– Eh bien ! grinça Henri, interroge-le donc.

Henri se laissa tomber sur une chaise. Jacques d’Albon Saint-André se pencha sur Roland.

– Roland, palpita le maréchal, me reconnais-tu ?…

– Oui ! dit le blessé dont la parole sifflait. Et je reconnais aussi l’homme qui est assis là !…

– Ton roi, malheureux, ton roi !… Sire, c’est le délire !…

– Non ! râla le mourant. C’est le roi. Roi d’infamie. Roi voleur de filles. C’est vous, mon père, qui vouliez donner au roi la fiancée de votre enfant !…

– Sire, bégaya Saint-André, il est insensé !

– Interroge-le ! fit durement le roi.

– Roland ! Vous allez paraître devant Dieu. Je vous adjure de dire la vérité. Qui a enlevé Mlle de Roncherolles ?

– Moi ! dit le blessé.

Et il se redressa à demi dans cet effort vital des agonisants.

– Moi ! continua-t-il d’une voix sauvage. L’amour entre où il veut, sachez-le ! Je l’ai enlevée… Mais il est venu !…

– Qui ? Qui donc ? rugit Henri II.

– Beaurevers ! Le Royal de Beaurevers !

– Lui ! grinça furieusement le roi. Oh ! malheur sur lui !…

– Malheur ! répéta l’agonisant. Oui, malheur sur moi !… Elle l’aime ! Et moi, elle me hait ! Elle me méprise ! Je meurs !… Père infâme, roi infâme, voici le châtiment !… Je vois !… Ah !… je… soyez maudits tous deux !…

Et il retomba tout raide, la bouche et les yeux ouverts…

Le maréchal et le roi s’enfuirent, le dos courbé, poursuivis par cette imprécation funèbre, par la vision de ce mort qui les maudissait.

Et ils reprirent au galop le chemin de Paris.

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