V DEUX ASPECTS DE L’AMOUR

Au moment où Le Royal de Beaurevers avait été rencontré par Roland de Saint-André, le jeune homme allait au hasard. Sa blessure fermée, c’était, se disait-il, plaisir de reprendre pied dans Paris. Heureux de vivre. Heureux d’échapper à ce mage qui, peu à peu, s’emparait de lui.

– Reviendrai-je dans cette maison ? Oui, puisque par lui seul je puis savoir qui je suis. Ce Nostradamus me pèse ! Il ne me pèsera pas longtemps. Mon vieux Brabant, je tiendrai ma promesse. Tuerai-je cet homme qui m’a sauvé, chez qui je sens sous la haine une étrange affection ? L’amitié de cet indéchiffrable me fait peur plus que sa haine.

Tout à coup, il vit qu’il était rue de la Tisseranderie, devant la maison de la Dame sans nom. Il grommela :

– Pour moi, elle a un nom. Elle s’appelle Croixmart.

La porte silencieuse et triste fascinait son regard. Lentement, sans bruit, elle s’ouvrit. Marie de Croixmart apparut. Le Royal de Beaurevers se sentit frémir. Au jour, ce visage était auguste. Elle souriait au jeune homme. Elle vint à lui et prit sa main qu’elle garda dans la sienne.

– Madame, dit Le Royal, ce que j’ai promis, je le ferai. Je viendrai chez vous, et, si je puis, je vous consolerai.

– Votre vue seule me console, mon enfant, dit-elle. Mais voici que vous allez par les rues sous l’orage. Vous êtes ruisselant. Il faut entrer et attendre que la pluie cesse.

C’était là une inquiétude d’amante ou de mère. Le Royal sourit orgueilleusement. Il n’y avait pas d’orages pour lui. Avec une douce fermeté, il reconduisit Marie jusque dans le vestibule pour qu’elle-même fût à l’abri.

– Madame, je viendrai, car je plains de toute mon âme ; mais aujourd’hui… Tenez, je ne savais pas pourquoi j’allais ainsi sous l’orage. Je le sais maintenant et j’éprouve je ne sais quel charme à vous le dire. Pourquoi à vous ? Madame, j’ai peur d’un malheur arrivé à celle que j’aime, et je vais voir…

– Celle que vous aimez ? interrogea Marie.

– Florise, balbutia Le Royal, Florise de Roncherolles…

Et il s’éloigna à grands pas – furieux et ravi d’avoir dit son secret à haute voix. Quand il fut au bout de la rue, il se retourna et vit la Dame sans nom qui, sous la pluie, le regardait s’en aller. Elle était très pâle, et d’une voix douloureuse, répétait :

– La fille de Roncherolles…

Il arriva à l’hôtel de la Grande-Prévôté : c’était là qu’il allait ! Pourquoi ? Pour rien. Cela s’appelle rien. Mais tous ceux qui, pour rien, ont rôdé autour d’une maison, savent que rien est parfois quelque chose d’énorme.

Il rôda, leva les yeux, enfin s’enivra de rien. Il finit par se trouver devant le grand porche, jeta un coup d’œil dans cette cour où il avait si rudement mené la fameuse bagarre, et, dans cette cour, il remarqua un étrange mouvement de valets, de gardes, d’officiers.

Il eut l’intuition qu’il était frappé, lui, par l’événement inconnu. Et il entra dans la cour. Dès les premiers pas, sans avoir besoin d’interroger, les rumeurs éparses se condensèrent en quelques mots :

– Le grand-prévôt arrêté, Florise disparue.

Le Royal de Beaurevers bondit dans le grand escalier. Un calcul instinctif lui montra le chemin de cet appartement où il était entré par la fenêtre. Il y fut en quelques secondes et entra. Les cadavres des deux femmes de chambre lui apparurent. Ces pièces que le grand-prévôt avait parcourues une ou deux heures avant, il les parcourut…

Une minute plus tard, il était dans la rue ; un quart d’heure plus tard en présence de Nostradamus. Il avait ces yeux sans expression qu’on voit aux gens que vient de frapper quelque effroyable catastrophe.

*

* *

Nostradamus courut à son cabinet, en revint avec un flacon dont il lui fit boire quelques gouttes. Beaurevers se mit alors à respirer à coups précipités… Le sang reprenait sa circulation, il était sauvé, il ne sut jamais que ce jour-là, la mort l’avait pris à la gorge. Nostradamus dit :

– Elle se retrouvera. Vous la reverrez…

Beaurevers n’eut aucun étonnement. Il haleta :

– Je la reverrai ?

– Tu veux savoir où elle est ?…

– Je le veux ! grinça Beaurevers.

– Je le saurai mardi soir. Et je te le dirai. Je le jure.

– J’attendrai ici. Tu es mort si tu as menti.

– Je ne mens jamais. Et tu veux savoir qui te l’a prise ?

– Pour le faire souffrir, l’égorger de mes mains, l’étrangler. Oh ! Donne-moi cet homme et prends ma vie !

– Eh bien, je te le donne. Tu le verras mercredi.

– Où cela ? rugit Beaurevers.

– Où je t’enverrai !…

Nous avons dit que Roland de Saint-André avait rejoint la litière qui emportait Florise. Il la suivit de loin. L’escorte s’arrêta à Villers-Cotterets. Puis, sur le coup de deux heures se trouva devant Pierrefonds dont elle franchit le pont-levis.

Quelques masures étaient disséminées au pied de l’éminence sur laquelle Pierrefonds dressait sa géante silhouette. Roland s’abrita dans une de ces chaumières et y obtint des renseignements précis sur la garnison de la forteresse. Au bout d’une demi-heure, il vit l’escorte, mais non la litière. Roland savait désormais que Florise n’irait pas plus loin. Il sauta à cheval, dépassa l’escorte par un raccourci et rentra à Paris, où il s’enferma dans son hôtel.

Le résultat de ses réflexions fut : 1° qu’il lui fallait lever une petite armée de trente à quarante hommes déterminés ; 2° que ces gens ne seraient déterminés et braves qu’en raison directe de la somme d’argent qu’on offrirait à leur audace ; 3° qu’il fallait agir au plus tôt ; 4° qu’il lui fallait se procurer le soir même ladite somme d’argent.

Après cette assurance formelle donnée par Nostradamus qu’il reverrait Florise et connaîtrait mercredi matin celui qui « la lui avait prise », Le Royal de Beaurevers s’était soudainement endormi. Peut-être la volonté de Nostradamus y fut-elle pour quelque chose.

Le soir vint. Neuf heures sonnèrent. Nostradamus, pénétra dans la chambre de Beaurevers et considéra le jeune homme endormi. Une infinie douceur se dégageait de cette noble physionomie où rayonnait le génie. Il murmura :

– Pauvre victime qui va se trouver broyée entre ma destinée et celle de son père !… Pitié, pitié, que me veux-tu !…

Pour la vingtième fois, peut-être, la haine et la pitié se livrèrent quelque formidable bataille dans ce cœur. Une minute, Nostradamus demeura pantelant. Puis son regard tout chargé de magnétiques effluves, se dressa vers le ciel. Il eut un sanglot, un nom fut prononcé par sa voix éperdue de désespoir :

– Marie !…

Puis, par degrés, cette physionomie se calma, et une implacable froideur s’y étendit. C’était fini. La haine triomphait. Le fils de Marie et d’Henri était condamné… Le fils d’Henri !… À ce moment, Djinno s’approcha et murmura :

– Roland demande à entrer…

Un sourire glissa sur les lèvres de Nostradamus.

– Voilà la réponse du destin !…

Roland, mis en présence de Nostradamus, pensait :

– Plutôt que de la savoir à un autre, j’aime mieux planter moi-même un poignard dans son sein.

Nostradamus, d’un pénétrant coup d’œil étudia cette physionomie. Il y reconnut les stigmates impurs ; il y vit la cruauté froide, l’indomptable lâcheté de la force, et, çà et là, quelques rares traits de courage et de bonté, derniers efforts de la jeunesse.

– Que me voulez-vous ? demanda-t-il.

– D’abord une preuve que vous êtes bien l’homme tout-puissant que vous prétendez être.

– Une preuve ? fit Nostradamus avec indolence ; eh bien ! soit… Je vais vous montrer votre pensée…

La stupeur fit tressaillir Roland. Dans ce moment, les lumières s’éteignirent. Il sentit qu’on le prenait par la main. Il suivit sans résistance, décidé à sortir de là avec les moyens de conquérir Florise, c’est-à-dire avec de l’or. Et tandis qu’il marchait, il se répétait :

– J’aime mieux la tuer, la poignarder de mes mains ! J’aime mieux la voir morte, un poignard au cœur !

Tout à coup, Roland ne sentit plus la main qui le guidait. Il se vit dans une pièce vaguement éclairée et pleine de parfums pénétrants. En même temps, il vit Nostradamus, qui lui désignait le miroir…

– Voici ta pensée, dit gravement le mage. Regarde-là !

– Regarder ma pensée ! balbutia Roland.

Et alors il eut le vertige. De ses yeux exorbités, de toute sa puissance, il regardait… Nostradamus ne regardait pas le miroir, mais Roland.

Soudain, une forme vaporeuse, se balança dans ces régions imprécises qu’on semblait voir dans une glace. Roland se raidit contre l’épouvante.

La forme, lentement, se précisait. Elle prit corps… Roland jeta un cri terrible et tomba à genoux. Et cette apparition, c’était sa pensée réalisée ! C’était le fantôme de Florise ! Florise morte ! Florise poignardée ! Florise, avec, au sein, un poignard qu’elle paraissait désigner à l’assassin !… Nostradamus murmura :

– Il a vu ! Comme a vu Catherine ! Comme ont vu tous ceux à qui j’ai dit : « Regarde !… » Il a vu… mais moi, cette fois comme les autres, JE N’AI PAS VU !

Nostradamus s’élança vers Roland, l’entraîna dans la pièce où il l’avait reçu, et pendant quelques minutes le laissa se débattre contre l’épouvante. Peu à peu, Roland parut reprendre son sang-froid.

– Êtes-vous convaincu ? demanda Nostradamus.

– Oui, dit Roland. Ce que j’ai vu hier, ce que je viens de voir me prouvent votre infernale puissance.

– Eh bien ! Demandez, puisque vous êtes venu pour cela !

– Mais vous ! Qu’allez-vous me demander en échange ?

– Rien. Demandez. Que voulez-vous ?

– De l’or ! répondit Roland.

– De l’or ? Je ne vous en donnerai pas. L’or qui sort de mes mains ne doit servir que des causes sacrées. Pour les crimes que vous méditez, il faut de l’or ramassé dans le crime. Je vais vous dire où vous allez trouver cet or maudit !

– Cet or maudit, où le trouverai-je ? gronda Roland.

– Chez ton père !

– Chez le diable si vous voulez, pourvu que vous m’en donniez le moyen !

– Djinno ! appela Nostradamus.

Le petit vieillard se montra aussitôt, toujours souriant.

– Djinno ! Tu vois M. Roland de Saint-André, fils du maréchal, gentilhomme brillant de cette brillante cour du roi Henri II. Explique-lui où se trouvent les millions de son père et comment il peut les prendre dès cette nuit, s’il veut…

– Des millions ! Dès cette nuit ! balbutia Saint-André.

– C’est facile. M. le maréchal a caché le trésor qu’il a acquis par de longs et honorables travaux dans l’angle gauche de la troisième cave de son hôtel. Seul il a le moyen d’entrer dans cette cave sans porte apparente… mais l’hôtel est adossé aux murs de l’enceinte. Les murs de ses caves, du côté des fossés Mercœur, sont les murs mêmes de Paris. Il a fait pratiquer par un maçon une sorte de trou, d’armoire, dans le mur, à l’angle gauche. Lorsque le maçon eut terminé son travail, il l’étendit d’un coup de dague et le maçon fut enterré dans la cave… Alors il fit venir un forgeron, et lui fit exécuter une porte de fer pour fermer son armoire. Quand la porte fut placée, l’homme rejoignit le maçon : il y a deux tombes dans la troisième cave de M. le maréchal.

Roland écumait. Il tourmentait le manche de sa dague.

– Ensuite ! hurla-t-il.

– Il n’y a pas d’eau dans les fossés de Mercœur. Supposez qu’une charrette attelée d’un solide cheval attende vos ordres sur le talus des fossés de Mercœur, que quatre vigoureux gaillards dévoués, muets, sourds, mais non aveugles, attendent vos ordres, dans le fond des fossés où il n’y a pas d’eau. Supposez que quelqu’un ait mesuré sur la face de la muraille qui surplombe les fossés la place correspondant à la fameuse armoire… Supposez enfin qu’on ait là, creusé une sorte de boyau qu’on a dissimulé en attendant votre visite ! Eh bien, le boyau aboutit à la fameuse armoire, non pas par devant, certes… mais par derrière ! Vous entrez dans le boyau, vous faites transporter les six millions par les quatre gaillards dans la charrette, et avant trois heures le trésor repose tranquillement chez vous. Voilà !

Djinno partit d’un éclat de rire aigre, strident, et se frotta les mains avec vivacité. Roland s’était levé, livide. Nostradamus avait disparu… Le fils du maréchal râla :

– Et vous pouvez me conduire à l’endroit…

– Où se trouve le boyau ? Où vous attend la charrette ? Où vous attendent les quatre gaillards ? Tout de suite.

Djinno s’élança et on entendit son rire aigre qui se perdait au loin. Roland se rua derrière lui, hurlant en lui-même :

– À moi les millions ! À moi Florise ! À moi les jouissances de la vie ! Et malheur à qui se trouvera sur ma route.

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