IV LE PARADIS.

Ce n’était pas à la Bastille, mais au Grand-Châtelet que Roncherolles avait été enfermé après son arrestation.

Il y avait là un certain nombre de cachots dont chacun avait son nom. Il y avait le Fin d’aise, qui était rempli de reptiles. Il y avait la Fosse, où l’on vous descendait au moyen d’une corde. Il y avait la Gourdaine, où on ne pouvait ni s’asseoir ni se coucher. Il y avait les Chaînes, où l’on vous scellait au mur au moyen d’un carcan qui emboîtait le cou.

D’autres cachots, où le prisonnier payait de cinq à douze sols, étaient moins horribles : tels la Boucherie, la Grièche, le Puits. D’autres enfin étaient presque logeables. Mais le prisonnier y payait dix livres. L’un s’appelait le Paradis.

C’est au Paradis qu’on avait enfermé de Roncherolles.

C’était une chambre basse garnie d’un étroit lit de fer et d’un escabeau. Sur l’escabeau, le moine était assis et parlait. Le prisonnier était assis et écoutait. Ils avaient tous deux des faces livides.

Dès le lendemain de l’arrestation, Loyola avait obtenu le droit de confesser Roncherolles. Ignace de Loyola disait :

– Vous êtes de la Compagnie. Vous avez rendu d’importants services à l’ordre. Moi parti, vous en rendrez de plus importants encore. Vous aurez à surveiller la reine. Vous aurez à faire exécuter le plan que j’ai dressé pour sauver la France. Je vous blâme d’avoir désespéré. Vous eussiez dû vous dire que sur un signe de moi les portes de votre prison s’ouvriraient. Mais je fais la part de la faiblesse humaine. Debout, soldat de Jésus ! Vous n’avez le droit ni de pleurer, ni de désespérer…

– Ma fille ! révérend père, ma fille ! balbutia Roncherolles.

– Vous avez une fille, et c’est l’Église. Vous avez une mère, et c’est l’Église. Elle veille. Demain, vous serez libre.

– Vous espérez donc obtenir du roi…

– Le roi est condamné ! prononça Loyola.

– Le roi ?… condamné ?… bégaya Roncherolles. Ah ! tenez, vous mettez trop de joie d’un seul coup dans ce cœur où il y a eu trop de désespoir. Assister à l’agonie du roi lâche, du roi félon !… Comment est-il condamné ?… Et par qui ?…

– Condamné par moi…

Loyola redressa sa taille maigre que le mal courbait. Roncherolles avait repris sa place. Immobile, il écoutait, il s’enivrait. Le moine disait :

– Tant que j’ai espéré, je l’ai laissé vivre. J’ai même calmé les impatiences de Catherine. Mais je me trompais. Ce roi peut tuer des hérétiques. Il ne tuera pas l’hérésie. Je rends justice à Henri : il ignore la pitié. Il a frappé beaucoup. Mais il ne frappera pas le vrai coup. Si cet homme règne encore dans dix ans, la Réforme triomphe. Ce sont les agents de l’enfer qui deviennent les maîtres. Depuis hier, Nostradamus est grand favori de ce roi qui, voilà quelques jours, m’a promis sa mort.

Au nom de Nostradamus, Roncherolles vacilla. L’éclair de la haine incendia le fond de ses prunelles. Le moine sourit.

– J’ai donc condamné le roi, continua-t-il. Ce que Catherine n’a pas su faire va s’exécuter ce soir. Tout est prêt. Je n’ai qu’un signe à faire, dans dix minutes, en sortant d’ici. Demain, Catherine sera régente. Et demain vous serez libre. Mes heures sont comptées. Et d’ailleurs, je veux quitter au plus tôt la France. Votre premier soin sera de venir chez moi pour y recevoir mes instructions. Adieu, monsieur, soyez implacable, soyez inébranlable, car si Catherine va être régente de France, vous allez être, vous, régent de Catherine ! Je vous bénis, mon fils…

Puis il sortit du cachot, dont un geôlier referma la porte. Comme il allait s’engager sous la voûte et franchir le porche du Grand-Châtelet, le moine entendit une voix qui disait :

– Messire, je crois que voici quelqu’un qui vous cherche…

Loyola eut un tressaillement. Il avait reconnu la voix. Et, cette voix, il la haïssait. Sans tourner la tête vers l’homme qu’il entrevoyait confusément, il gronda :

– Au large, démon ! Tu ne prévaudras point contre l’envoyé du Christ ! Nostradamus, devin, écoute ma prédiction, à moi : Nostradamus, tu es pesé, compté, divisé !

– La main de l’Invisible qui écrivit Mane, Thécel, Phares ne saurait s’abattre sur moi, car c’est moi qui la dirige. Messire, encore une fois, voici quelqu’un qui vous cherche.

Alors Loyola vit s’avancer un officier des gardes du Louvre, qui, respectueusement, s’inclina devant lui.

– Révérend père, dit-il, je suis chargé de vous communiquer une décision de Sa Majesté.

En même temps, une porte s’ouvrit sur l’une des murailles qui soutenaient la voûte, et l’officier y entra. Le moine suivit. Nostradamus entra et ferma la porte. C’était une grande salle qui servait de corps de garde ; mais en ce moment, il ne s’y trouvait que ces trois personnages.

– Révérend père, le roi m’a ordonné de vous dire qu’il se trouve satisfait de la visite que vous avez faite au royaume.

– Ce qui veut dire, fit Loyola avec un sourire amer, que je dois considérer cette visite comme terminée ?

L’officier s’inclina.

– C’est bien, reprit le moine. Sous trois jours, j’aurai quitté Paris. Telle était d’ailleurs mon intention.

– Révérend père, ce n’est pas dans trois jours que le roi vous prie de quitter Paris, mais aujourd’hui même.

– Soit ! fit Loyola. Il était temps ! songea-t-il.

– Il est trop tard ! dit à haute voix Nostradamus, répondant à cette pensée.

Le moine frissonna. Mais, se dominant, il reprit :

– Je partirai donc ce soir…

– Ce n’est pas ce soir, c’est à l’instant même qu’il faut partir.

Le moine étouffa un rugissement. L’homme à qui il devait donner le signal de la mort du roi, l’attendait sur le parvis Notre-Dame. Eh bien ! Il passerait sur le parvis, et ferait le signe. Demain, il rentrerait dans Paris, assisterait aux obsèques d’Henri II, donnerait ses instructions à Roncherolles ; il n’y avait rien de changé… Loyola redressa la tête.

– Soit encore, dit-il. Veuillez donc m’escorter jusque chez moi, au parvis Notre-Dame, pour prendre…

– Vos papiers et livres, votre argent, vos vêtements, tout est déjà dans la litière qui doit vous emmener et qui attend devant le porche. J’ai ordre de ne vous quitter qu’en Italie.

Une dernière chance lui restait : faire passer la litière par le pont Notre-Dame, et, sur le parvis, coûte que coûte, au péril de sa vie, donner le signal. À ce moment même, Nostradamus prononça :

– C’est par la porte Bordette, officier, que vous sortez de Paris. Lisez vos instructions. Vous devez franchir la Cité par le Pont-au-Change et le pont Saint-Michel…

Le moine s’affaissa sur un escabeau ; il était vaincu. L’officier sortit. Loyola regarda Nostradamus, et songea :

– C’est ce démon qui me frappe !

– C’est moi ! dit Nostradamus avec simplicité.

Le moine chancela. L’épouvante fit irruption dans son esprit pour la deuxième fois depuis quelques minutes, cet homme venait de répondre à une pensée non exprimée ! Cet être possédait-il donc la faculté d’entendre la pensée d’autrui ?

Nostradamus essuyait son front ruisselant de sueur : il venait sûrement de faire un effort exhorbitant. Il s’avança.

– C’est moi qui vous chasse au moment où vous alliez délivrer le grand-prévôt. J’anéantis votre plan ; le roi ne sera pas tué ; Catherine ne sera pas régente ; pas encore…

– Qui êtes-vous ! Qui êtes-vous ! balbutia Loyola.

– Je suis celui qui voit, dit Nostradamus. Croyez-vous maintenant que j’ai conquis le pouvoir que vous avez nié ?…

– Oui, oui ! râla Loyola, en claquant des dents.

– Écoute donc, puisque tu crois. Dans un mois, jour pour jour, moine, tu seras mort. Tu vas arriver à Rome, brisé, sans forces, et tu n’auras pas le temps de parler au maître des chrétiens. Ton œuvre aboutira au néant. Je vois la compagnie que tu as fondée pour dominer le monde, en butte à la haine universelle. Je la vois traquée par les rois, maudite par les peuples. Je la vois enfin mourir au fond des siècles.

– Tais-toi ! râla le moine. Laisse-moi une illusion suprême.

– Je me tais, dit Nostradamus avec une pitié hautaine. Mais je t’en ai assez dit. Mes paroles resteront dans ton esprit.

Il sortit, calme, majestueux, terrible. Lorsque l’officier des gardes rentra dans la salle, il vit le moine prostré sur les dalles, et il l’entendit qui murmurait :

– Inutile !… Mon œuvre mourra ! Ne plus croire !… Dieu ! Si tu existes, un mot, par pitié, un signe qui chasse le doute ! Rien !… Rien !… Tout se tait !

Trois ou quatre gardes le saisirent, l’emportèrent et le mirent dans la litière qui aussitôt s’ébranla.

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