I LE DOMPTEUR.

Ce bruit de troupes en marche qui avait réveillé les échos de la rue Froidmantel, en cette nuit où Trinquemaille, Strapafar, Bouracan et Corpodibale entraient, sans le savoir encore, au service de la reine Catherine, venait de cent archers du guet se dirigeant vers l’hôtel de Nostradamus.

La consigne était brève, simple et grandiose : Entrer dans l’hôtel, le fouiller, mettre la main sur : 1° le magicien Notredame, convaincu de sorcellerie ; 2° le rebelle Royal de Beaurevers, convaincu de lèse-majesté.

Si les deux accusés se rendaient, les mener aussitôt au grand Châtelet, et les enchaîner au fond de quelque bon cachot jusqu’au jour proche du bûcher pour l’un, de la pendaison pour l’autre. S’ils résistaient, les massacrer sur place.

Roncherolles et Saint-André tenaient pour l’exécution de la première partie de ce beau programme, ils voulaient questionner, avant de le livrer au bourreau, l’homme qui les faisait trembler, et savoir pourquoi ils en avaient peur.

Henri II tenait pour le deuxième procédé, plus expéditif : il avait seulement exigé que si on tuait sur place, on lui montrât les têtes des deux démons : simple précaution.

Les archers étaient commandés par le chevalier du guet. Ce personnage était le seul qui eût la conscience tranquille. Il ne connaissait ni Beaurevers ni Nostradamus.

Il y avait le roi, il y avait Montgomery. Il y avait Roncherolles, Saint-André, Roland, Lagarde – convulsés de haine et de peur. Lagarde et ses huit hommes s’étaient joints à l’expédition. Le roi se défiait de ce Lagarde qu’il savait au service particulier de la reine. Lagarde répondait à cette défiance en se mettant en toute dangereuse circonstance, à la disposition du roi.

Roland de Saint-André marchait, résolu à tuer Beaurevers. Quant à Nostradamus, il regrettait sa mort. Plus que jamais aux abois, Roland avait formé le projet de forcer le sorcier à lui donner de l’or. En tuant Nostradamus, on lui tuait son projet. Montgomery, capitaine, marchait près du roi. Sous son manteau, il tenait à la main son poignard.

– Et si l’infernal sorcier, avant de mourir, a le temps de jeter un mot !… La reine est perdue, et je vais à l’échafaud, et mon fils Henri entre dans quelque cloître. Si le sorcier veut parler…

Montgomery serrait convulsivement son poignard, et tâchait de peser la pensée du roi… pour qui le poignard ?

Roncherolles et Saint-André avaient le haut commandement de l’affaire : le roi était là en spectateur. Le maréchal et le grand-prévôt marchaient avec l’indifférence du joueur qui abat sa dernière carte. Tout ce monde s’arrêta devant le pont-levis. Et Roncherolles, sans attendre :

– Chevalier du guet, au nom du roi, sonnez du cor…

Au moment où dans la cour du Louvre, cette troupe allait se mettre en marche, un homme avait franchi la porte du château – un homme du service du roi. Cet homme devançant d’une minute la colonne d’expédition, était sorti du Louvre. Au coin de la rue Froidmantel, il avait jeté un coup de sifflet. Au loin, un autre coup de sifflet pareil lui avait répondu. Et alors l’homme était rentré dans le Louvre.

Le chevalier du guet, ayant reçu l’ordre de donner du cor, prit ses dispositions. Vingt hommes porteurs de fascines, sur un signe s’approchèrent, prêts à combler le fossé. Deux autres groupes de dix hommes saisirent chacun un fort madrier capuchonné de fer, destiné à servir de catapulte. D’autres portaient des pinces, des leviers. Quarante hommes sur trois rangs apprêtèrent leurs arquebuses.

Tout ce monde savait que les assiégés n’obéiraient pas à la sommation du cor. Il fallait frapper un grand coup.

En deux minutes, toute la manœuvre s’accomplit.

Le chevalier du guet vit que tout était prêt. Il porta le cor à sa bouche… À cet instant, le pont-levis commença à s’abaisser…

Le chevalier n’eut pas le temps de sonner : le pont s’abattit. Le roi, Montgomery, Roland, Lagarde, Saint-André, Roncherolles, tous ces sacripants de haut parage refluèrent, le cœur glacé, devant la porte qui, au delà du pont baissé, s’ouvrait toute grande. De cette porte venait un souffle d’épouvante.

*

* *

Maintenant, il est nécessaire que nous entrions dans la forteresse du sorcier. Dans l’heure qui précéda l’arrivée des assaillants devant le pont-levis, Nostradamus et Beaurevers se trouvaient dans la chambre même où le jeune homme avait reçu l’hospitalité, où Nostradamus avait soigné et guéri sa blessure.

Entre ces deux hommes, c’était un étrange entretien sans suite, coupé de longs silences. Nostradamus était assis et souriait. Beaurevers allait et venait.

– Bref, reprit tout à coup le jeune homme avec rage, vous avez fermé cette blessure, peut-être vous dois-je la vie…

– Votre blessure n’était pas mortelle, vous ne me devez rien.

– Une entaille qui eût dû me clouer au lit pour un bon mois !

– Oh ! j’eusse pu vous guérir en quelques heures ; mais je tenais à vous garder cette semaine pour empêcher des folies.

– Je vois, gronda tout à coup Le Royal, que vous avez gardé la dague…

– La dague avec laquelle vous devez me tuer quand vous n’aurez plus besoin de moi. Vous l’avez juré au vieux Brabant. Vous ne pouvez vous en dédire.

– Sur mon âme, je ne m’en dédis pas !

Une joie sinistre flamba dans l’œil noir du mage.

– Je vous tuerai, haleta Beaurevers, parce que vous m’avez fait reculer. Voyons, l’heure est-elle venue où vous devez me dire ce que vous savez ?

– Elle approche… dit Nostradamus. Dans quelques jours, vous saurez qui était votre mère, qui était votre père.

Le Royal frissonna. Tout à coup, Nostradamus reprit :

– Pensez-vous encore à elle ?

– Elle ? balbutia le jeune homme.

– Florise de Roncherolles, pour dire son nom !

Beaurevers avait baissé la tête. Il murmura :

– Elle m’a juré que si je mourais, elle mourrait, fût-ce au pied de l’échafaud… Un jour, elle m’a dit que mon métier est horrible. Et, depuis, ce métier m’est horrible à moi-même. Dites-moi, est-ce que vraiment je n’ai fait que du mal dans ma vie ? Et si je l’aime, moi, comment oserai-je jamais le dire à cet ange ?

Un sanglot râla dans sa gorge, et brusquement :

– Rendez-moi cette dague !

– Pas encore ! Et le roi, que pensez-vous du roi ?

Le Royal fit un effort pour s’arracher à ses pensées.

– Le roi de France, murmura-t-il, m’a juré à moi de ne jamais rien tenter contre Florise. Je n’ai rien à dire de lui…

– Alors, dit-il, vous pensez que le roi tiendra sa parole ?

– Le roi est le roi ! dit Beaurevers.

À ce moment, le vieillard au sourire grimaçant entra.

– Qu’y a-t-il, Djinno ? fit Nostradamus sans se retourner.

– Ils sortent du Louvre. Le coup de sifflet me prévient.

Nostradamus se leva.

– Promettez-moi, dit-il, de ne pas sortir de cette chambre, quoi que vous entendiez.

– Je le promets, dit Beaurevers après une hésitation.

Dans le couloir, la porte fermée, Nostradamus poussa un rauque soupir tout chargé de haine.

– Le fils d’Henri ! rugit-il en lui-même. Le maudit, oui ! mais c’est le fils de Marie !… Pitié, que veux-tu de moi ! Non, mon cœur ne s’est pas ému pour ce jeune homme ! Le fils de Marie sera broyé dans l’étau de ma vengeance.

– Ils approchent, murmura à son oreille la voix de Djinno. Ils sont cent archers, conduits par le grand-prévôt.

– Et pourtant, songeait Nostradamus sans entendre, quelle magnifique nature ! Comme je l’aurais adoré, s’il eût été mon fils à moi ! C’est le fils du maudit !…

– Le roi est avec eux !

– Il n’est pas encore au point où je le voulais, se disait Nostradamus. Il a confiance dans la parole du roi de France. Et pourtant il faut que ce roi, son père !… il le tue ! Il faut que je puisse dire à Henri : Tu meurs tué par ton fils ! Il faut que cette agonie paie mes vingt ans d’agonie à moi !…

– Messire, ils sont là !…

– Qu’on baisse le pont-levis !

Nostradamus ouvrit une fenêtre et se pencha au moment où commença à grincer le pont-levis qui se baissait. Ses deux mains se crispaient. Ses yeux s’étaient fermés.

Ce visage empreint d’une volonté forcenée exprima l’effort d’un esprit domptant la matière et l’asservissant à ses désirs.

Devant le pont-levis baissé, la bande recula. Le roi comme les autres. Henri gronda un juron.

Puis, le premier, il mit le pied sur le pont.

– Caïn ! tonna une voix.

La voix, que si souvent déjà il avait entendue ! La même voix qui, près de vingt-trois ans auparavant, avait hurlé en lui. Henri rugit et fit deux pas rapides.

– CAÏN ! sonna la voix à toute volée.

Henri jeta un gémissement qui fit reculer en désordre la troupe d’archers. Pas à pas, il recula… Dès qu’il ne fut plus sur le pont, tout se tut en lui.

Puis, dans un souffle rude :

– Messieurs, qu’attendez-vous pour avancer ?

Roncherolles et Saint-André marchèrent. Les archers tremblaient. Tous ces hommes qui avaient entendu cette plainte du roi, qui l’avaient vu revenir en arrière, bégayaient ce qu’ils pouvaient savoir de prières. Le grand-prévôt et le maréchal se donnèrent la main comme ils avaient fait rue de la Tisseranderie. Ils mirent le pied sur le pont.

Ils s’arrêtèrent. Tout à coup, quelqu’un leur demandait :

– Qu’avez-vous fait de Marie ?

Hagards, ils jetèrent autour d’eux un regard de folie. Il n’y avait personne. La voix était toute proche. Une deuxième fois, ils l’entendirent. Elle dit :

– Qu’avez-vous fait de Renaud ?

Saint-André, d’un bond, se mit hors du pont. On entendit ses dents claquer. Roncherolles rugit :

– Renaud ! RENAUD ! RENAUD !

Il y eut quelques minutes d’effarement. Une vingtaine d’archers, se mirent à courir, fous de terreur. Le chevalier du guet se tourna vers ses hommes et leur dit :

– Je casse la tête au premier qui sort des rangs.

À ce moment, une lumière apparut sous le porche de l’hôtel. Le petit vieux s’avança, tenant un flambeau, disant :

– Messire de Notredame attend ses illustres visiteurs.

– Dussé-je entrer seul, dit le chevalier du guet, je le verrai !

– Entrez, entrez, mes dignes seigneurs !

Le chevalier s’élança. Montgomery, Roland, Lagarde, suivirent.

– Tous ! répétait Djinno. Mon maître vous attend tous !

Le roi, Roncherolles et Saint-André s’avancèrent… Rien ! Cette fois ils n’entendirent rien ! Ils passèrent…

Les archers passèrent. Il en entra autant qu’il put en entrer. Tout ce monde monta le grand, escalier au haut duquel une immense porte ouverte dégorgeait des flots de lumière. Ils entrèrent dans la vaste salle aux douze portes, aux douze colonnes, au douze sphinx. Alors, Roncherolles, d’une voix rude :

– Au nom du roi !…

L’éblouissante lumière disparut. Les ténèbres régnèrent…

– Des torches ! Qu’on allume des torches !

Aucune torche ne s’alluma. Ils en avaient pourtant. Il y eut un grand silence. Tout à coup, un cri de terreur vint d’un archer ; cet homme venait de sentir le contact d’une main glacée.

Un autre cri, puis un autre. Un troisième. Dix, vingt ! Tous les archers criaient, hurlaient. Dans les ténèbres, ils cherchaient à gagner la porte. Il n’y avait plus de porte. Leurs cris devenaient des plaintes. Une douzaine s’évanouirent. Les plaintes devenaient des hurlements. Et toutes ces clameurs formaient l’hymne effroyable de l’épouvante. Ce qui hurlait en eux, c’était la peur – non la peur de la mort : la peur de l’Invisible qui était parmi eux. Et pour tous, c’étaient les mêmes sensations. Des mains visqueuses prenaient leurs mains ou les touchaient au visage. Des choses inconnues s’accrochaient à leurs jambes. Des rires d’enfer résonnaient à leurs oreilles. Bientôt, l’épouvante les submergea. Les ténèbres, pour eux s’éclairèrent, et ils virent des êtres désincarnés voler dans l’espace en tourbillons, des langues de feux voleter, des femmes aux corps vaporeux se tordre les mains.

Henri II, Saint-André, Roncherolles, échappaient seuls à ce délire. Mais le délire les pénétrait. Ils souhaitèrent la mort. Peu à peu, les hurlements s’apaisèrent. Et alors, de nouveau, ce fut un silence plein de respirations de damnés.

Dans ce silence, tout à coup, une clameur de détresse. Puis une deuxième. Puis une troisième. C’était le roi ! C’était Roncherolles ! C’était Saint-André ! C’était leur tour !…

– Caïn ! Caïn ! Voici ton frère qui vient à toi !…

– Saint-André, voici Marie qui sort de sa tombe !…

– Roncherolles, voici Renaud, le voici !…

Il y eut trois cris d’effroyable détresse – puis, plus rien.

Une voix, alors, une voix humaine cette fois, d’une infinie douceur, dans cet instant, murmura à l’oreille du roi :

– Sire, voulez-vous que je vous donne Florise ?…

Henri II fut secoué d’un tressaillement où il y avait encore une peur.

– Florise ?

– Oui. Si vous voulez, je vous la donne… Seul au monde, je puis faire que volontairement elle vienne à vous dès demain…

– Que faut-il faire ? râla le roi.

– Appelez Nostradamus et faites sortir tous ces importuns.

Tout disparut de l’esprit du roi. Il n’y eut plus que sa passion, plus que Florise et le roi prononça :

– Nostradamus, venez à moi !…

Dans la même seconde, l’éblouissante lumière reparut. Le roi palpitant vit Nostradamus qui disait :

– Sire, me voici à vos ordres.

Quand on vit Nostradamus, pareil aux autres hommes, une rage furieuse les souleva tous. Roncherolles et Saint-André rugirent « Nous le tenons enfin ! » Montgomery s’apprêta à frapper.

– Arrière tout le monde ! cria le roi.

Nostradamus se redressa et se croisa les bras en souriant.

– Sire ! balbutia Saint-André. Cet homme…

– Le premier qui le touche aura affaire au bourreau. Et vous, un mot de plus, je vous fais arrêter. Sortez tous !

Il y eut dans un silence d’énorme stupeur, le départ hâtif. La grande porte s’était ouverte. À chaque archer qui passait, Djinno remettait une pièce d’or. Montgomery sortit le dernier. Il grondait :

– Le sorcier va dénoncer la reine et me dénoncer !

Il tourmentait son poignard. Nostradamus alla à lui, dit :

– Rassurez-vous. Il ne saura pas.

Montgomery s’enfuit. Le roi voyant Nostradamus devant lui, voulut s’assurer que lui, roi, avait encore quelque autorité en ce lieu.

– Vous avez ici, un rebelle. C’est lui que nous venions chercher.

– Le Royal de Beaurevers ? En effet, il est ici, chez moi.

– Il faut me livrer cet homme, reprit rudement Henri.

– Tout de suite, si le roi le désire. Mais je vous préviens que ce sera un danger pour vous. Laissez-moi choisir le moment où la destinée du rebelle devra entrer en conjonction avec celle du roi. Alors, sire, je le mettrai en votre présence.

Le roi, content d’avoir rétabli son autorité n’insista pas.

– J’attendrai le moment que vous jugerez favorable, dit Henri.

– Et en attendant, dit Nostradamus avec un sourire, je vous donne Florise. C’est elle-même qui viendra. Seulement…

– Parlez, parlez, balbutia Henri.

– Il faut vous débarrasser du grand-prévôt sans effusion de sang, sire, c’est nécessaire.

– Demain matin, il sera à la Bastille, grinça Henri.

– Il faut vous débarrasser du révérend Ignace de Loyola.

– Je le chasse de France, rugit Henri.

– Enfin, il faut trouver un logis pour la fille, du sire de Roncherolles. Elle ne doit pas rester à Paris.

– On la conduira à Pierrefonds, une bonne forteresse.

– Où voulez-vous qu’elle vienne vous trouver ?

– À la porte Saint-Denis. J’aurai là une litière et une escorte prête à la conduire.

– Sire, demain matin, à dix heures, la jeune fille viendra d’elle-même prendre place dans la litière.

Ces paroles s’étaient échangées en quelques secondes. Le roi songeait : « Comment se fait-il que je me sente une confiance absolue en cet homme que je venais tuer ? D’où vient que je suis rassuré mille fois plus qu’en mon Louvre en ce logis de mystère ? Il fixa un ardent regard sur Nostradamus :

– Monsieur, je vous sais puissant. On raconte de vous de merveilleuses choses. M. de Loyola dit que vous êtes un démon. Eh bien ! moi, le roi, je vous dis : Si elle vient, vous pouvez compter que, à partir de demain, vous êtes le compagnon et l’ami du roi – son frère !… À demain, monsieur !

Le roi s’éloigna.

Nostradamus était demeuré immobile au milieu de la salle. Une effrayante expression d’angoisse s’étendit soudain sur ce visage que la haine bouleversa. Il éclata tout à coup d’un rire terrible, gronda : Son frère ! et s’abattit sur le plancher, terrassé par le gigantesque effort de cette inoubliable nuit…

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