Il était entré en son hôtel, tout courant. Il avait refusé de s’entretenir avec Saint-André qui lui disait : Il faut nous défendre ! Il n’éprouvait qu’un besoin : être seul. Son escorte dans le trajet l’entendit qui murmurait : – Pourtant, elle est morte !… Pourtant, il est mort !
Il s’enferma dans sa chambre, après avoir envoyé chercher un prêtre, qu’il installa dans une pièce voisine, et à qui il dit : « Tout ce que vous savez de prières capables d’écarter les esprits des morts, dites-les. Si vous m’entendez crier, entrez et faites les exorcismes qui chassent les spectres. »
Seul, toutes lumières allumées, il se mit à songer :
– J’ai entendu crier Renaud. Saint-André l’a entendu. Nous avons vu ensemble l’esprit de Marie de Croixmart. Nous avons entendu ensemble la voix de Renaud. Rien ne peut faire que nous n’ayons vu et entendu. Qu’est-ce que Nostradamus a bien pu dire au roi ? Fuir ! Fuir avec ma fille. Oui, c’est la meilleure solution.
Sur le matin, le grand-prévôt se remit. Il déjeuna, et quelques vigoureuses rasades lui donnèrent de la confiance. Il organisa le service de la journée. Ce travail le tranquillisa. Il se mit à rire de son idée de fuite. Il considéra sa situation à la cour et la vit ce qu’elle était : inattaquable.
Il se sentait invincible. Il eut un sourire d’orgueil.
Ce sourire défiait Renaud mort ou vif, Marie morte ou vive, la destinée, Nostradamus.
À ce moment, un messager, aux armes de France, entra dans son cabinet, s’inclina, et dit :
– Le roi attend monseigneur le grand-prévôt à neuf heures.
Il n’était pas huit heures. Roncherolles renvoya le messager et reprit sa méditation. Il n’y avait qu’un point noir dans son ciel.
Il y avait la passion du roi pour Florise. De là pouvait se déchaîner l’ouragan. Mais Florise épousait Roland. Le jour du mariage, départ pour la Guyenne dont lui était nommé gouverneur. Saint-André avait promis. Il murmura :
– Saint-André tient le roi. Et moi, je tiens Saint-André.
Comme l’heure de se rendre au Louvre approchait, il monta chez sa fille. L’amour paternel illumina ce front toujours chargé de nuages. Il la considéra et gronda :
– Encore, pour la sauver, faut-il que je la donne à ce Roland. Faisons ce mariage. Et une fois là-bas, nous verrons. Huit jours de mariage et Florise peut être veuve.
L’amour paternel devenait passion sauvage. Et cependant, il parlait doucement à sa fille. Il évitait soigneusement de prononcer le nom de Beaurevers. Il lui faisait admirer un collier de perles acheté pour elle. Chaque fois, c’était ainsi. Elle ne pouvait rien souhaiter : d’avance, le souhait était réalisé. Elle souriait et admirait que cet homme si dur se fit pour elle une incarnation de tendresse. Et alors, elle se reprochait de ne pas assez aimer son père. Il partit, l’âme ravie.
Au Louvre, dans les antichambres, on annonça au grand-prévôt que Sa Majesté était sortie avec M. le maréchal de Saint-André ; une fantaisie comme en avait souvent Henri II.
Le roi étant sorti, Roncherolles attendit une demi-heure, puis une autre, puis une troisième. Il y avait foule de courtisans qui, en attendant l’arrivée du roi, faisaient leur cour au grand-prévôt. Mais leurs fadaises l’ennuyaient. Il finit par se mettre à l’écart dans une embrasure de fenêtre.
– Monsieur le grand-prévôt, fit une voix aigre à son oreille, avez-vous entendu parler du colosse de Rhodes ?
Roncherolles tourna légèrement la tête et vit la figure grimaçante du bouffon d’Henri. Brusquet reprit :
– Où est-il le colosse ? Où est-il ? Chi lo sa ? Et qui l’a renversé ? Un souffle d’enfant, peut-être. Les colosses sont faits pour tomber. Il faut qu’ils tombent.
Roncherolles, dans les yeux du fou, démêla de la pitié. Brusquet agita sa marotte, puis ricana en la montrant :
– Voici ma favorite, par Notre-Dame. Favorite, ou favori ? Peu importe le sexe. Je suis roi, tudiable ! Et des favoris, je fais ce que je veux. Marotte, es-tu connétable, ou capitaine ou grand-veneur, ou grand-échanson, ou grand-prévôt ? Tu m’ennuies, marotte !
Le fou brisa la marotte, en laissa tomber les morceaux et les repoussa du pied. Roncherolles le saisit par le bras.
– Monsieur Brusquet, vous savez quelque chose !…
– Moi ! Rien. Je demanderai à Henri de m’acheter une autre marotte. Monsieur le grand-prévôt, Henri m’a fait présent, hier, d’un beau cheval noir. Je l’ai essayé sur la route de Picardie. Route ombragée, sans fondrières. En revenant, je me disais que, sur une route pareille, en quelques heures je pourrais gagner la frontière, si la fantaisie m’en prenait…
Roncherolles devint livide. Il se pencha sur le fou :
– Monsieur, vous êtes un honnête homme ; je vous remercie.
Il redressa la tête d’un air de défi, puis se mit à marcher vers la porte. Son parti était pris. Comme il allait l’atteindre, cette porte s’ouvrit à deux battants, et une voix forte cria :
– Place au roi !…
À droite et à gauche, il y eut un reflux de courtisans courbés. Henri II et Roncherolles se trouvèrent face à face.
– Monsieur, dit le roi de cette parole amorphe, qui était bien la voix de son caractère, à quoi me sert d’avoir doublé votre service d’espions, comme vous me l’avez demandé… À quoi me sert d’avoir un grand-prévôt ?
– Sire, voulez-vous me permettre de demander humblement à Votre Majesté ce qui a pu…
– Rien, monsieur, je ne vous permets rien. Il n’est question dans la ville que de gentilshommes attaqués la nuit ; nous sommes infestés de truands. Bien mieux. Il y a eu crime de lèse-majesté. Et ce Beaurevers n’est pas encore pendu.
Roncherolles regardait autour de lui et se disait :
– Je risque ma vie. S’il me fait arrêter, je crie que le dauphin François fut empoisonné à Tournon par son frère Henri.
Mais le roi ne donna aucun ordre d’arrestation. Il lui restait à dire quelque chose qui ne voulait pas sortir. Il baissa un peu la tête, puis se dirigea vers la porte de son cabinet. Au moment d’atteindre cette porte, il dit sans hausser le ton :
– Allez, monsieur, vous n’êtes plus grand-prévôt.
Roncherolles sortit du Louvre sans aucune difficulté. Dehors, il respira à pleins poumons. Il n’était pas question d’arrestation. Alors seulement, il sentit le poids de sa disgrâce.
Tout en conduisant au pas son cheval, il sentait gronder en lui l’imprécation de ses ambitions détruites.
– Roi fourbe ! Roi lâche ! Tu sauras ce que vaut Roncherolles. Rien qu’avec ce que je sais de ton infamie, je puis en trois mois refaire ma fortune. Ce soir, j’aurai quitté Paris. Dans trois jours, j’aurai quitté le royaume. Et alors, j’ai l’Empire, l’Espagne, l’Angleterre, l’Autriche. À toutes les haines, éparses dans le monde, il manque une tête. Je serai cette tête ! Je rentrerai dans Paris avec les armées qui auront détruit tes armées. Je te ferai enfermer dans un cloître. Et je me ferai donner la régence de ton royaume. Je te verrai à mes pieds.
Il se calma pour songer à l’organisation de son rapide départ. En mettant pied à terre dans la cour de son hôtel, il murmura avec un cri de joie passionnée :
– Et j’ai ma fille ! Je la garde !
Il monta lentement chez Florise, ruminant sa vengeance.
– Pardieu ! fit-il joyeusement. J’hésitais, fou que j’étais ! J’hésitais devant les offres venues d’Espagne et d’Autriche ! Je veux être pour le moins vice-roi. Florise sera princesse. Allons la prévenir qu’elle ait à préparer son départ.
Il vit dans l’antichambre les femmes de Florise, pénétra dans les appartements, et revint précipitamment sur ses pas. Il demanda :
– Où est ma fille ?
– Seigneur, mais elle est là !
Roncherolles rentra dans les appartements. Il avait l’air d’un tigre dans sa marche rude, renversant tout.
– Florise !…
Une femme bégaya en se frappant la poitrine :
– Endormies… malgré nous… cela n’a duré qu’un quart d’heure… Sommeil insurmontable…
Roncherolles était hagard. Un sanglot terrible, un seul. Puis, deux cris brefs : les deux femmes étaient à terre, la gorge ouverte. Roncherolles s’était jeté sur elles. Son bras s’était abattu. Il jeta son poignard rouge. Sa furieuse lamentation palpita dans l’air :
– Florise !…
La tête dans les épaules, il descendit l’escalier. On l’entendait hurler :
– Florise !…
Dans la cour, il vit ses gardes, ses officiers épouvantés. Il voulait parler, menacer ou supplier, il ne savait pas.
Comme il s’avançait, une troupe de vingt Écossais du Louvre barra le grand portail. L’officier vint à lui et dit :
– Monsieur, au nom du roi, – votre épée.
Roncherolles se ramassa pour quelque bond terrible. Mais, le corps s’affaissa. Le grand-prévôt roula sur le sol. Avant l’évanouissement, son dernier souffle fut :
– Florise !…