IV L’ESCADRON VOLANT

Ce jour-là, donc, vers 5 heures du soir, ils étaient tous quatre dans la rue Froidmantel, se promenant.

– Vé, disait Strapafar, encore une litière. Cette fois, c’est une grande dame qui franchit le pont-levis. Est-elle assez jolie ! Que peut-elle avoir à demander au sorcier ?

– Il y en a ! Il y en a des litières ! Comptons-les.

– Ces deux, c’est au moins ouna marquesa et ouna doukessà…

– C’ti montsir, baufre tiaple, il n’afre plus ses champes…

– Voici des ribaudes qui arrivent à la file.

– Encore une pigeounette qui passe le pont.

C’était leur émerveillement de tous les jours, cette foule bigarrée, grandes dames, ribaudes, bourgeoises, artisans, hommes d’armes, seigneurs, enfants, vieillards, foule sans, cesse renouvelée qui venait demander la santé au guérisseur, des philtres d’amour ou de mort au sorcier, des horoscopes à l’astrologue :

À midi, le pont-levis était baissé : dès l’aube des gens attendaient ! Alors, on commençait à entrer. Les gens étaient reçus par le petit vieillard grimaçant. Les uns sortaient désespérés, mais ceux-là, on ne voulait pas les entendre. D’autres sortaient hurlant de joie, criaient qu’ils étaient sauvés. Alors, une rafale passait : Encore un miracle !

Le guérisseur recevait indistinctement quiconque se présentait à la porte ; il refusait toute espèce de payement.

Le seul ordre était l’ordre d’arrivée au pont-levis. À 7 heures du soir, le pont-levis se relevait : on n’entrait plus. Alors la rue se vidait en quelques minutes. Et le lendemain cela recommençait.

Ce soir-là, comme les soirs précédents, nos quatre gardes du corps – gardes de Royal-Beaurevers ! – ayant assisté à ce brusque changement à vue, regagnèrent le cabaret de la Truie-Blanche pour s’y livrer à cette occupation agréable qu’était le souper.

– Tiens ! fit Trinquemaille. Des servantes !…

Généralement c’était l’hôtesse qui servait, aidée par une goton. Ils s’étaient arrêtés, stupéfaits de l’aubaine.

– Elles sont quatre, reprit Trinquemaille.

– Et nous être quatre, observa judicieusement Bouracan.

– Qu’elles sont jolies, madonna ! gronda Corpodibale.

– Outre ! fit Strapafar avec un sifflement d’admiration.

Ils se mirent à table, et attaquèrent. Les quatre servantes s’empressaient autour d’eux avec des sourires bienveillants. Elles portaient le costume ordinaire des servantes d’auberge. Seulement ces costumes étaient faits d’étoffes fines. C’étaient des servantes qui sentaient la grande dame déguisée.

Elles étaient fringantes. Nos quatre estafiers louchaient.

Il y avait une blonde, une châtaine, une rousse et une brune. La blonde eut Trinquemaille, la brune eut Strapafar, la rousse eut Bouracan et la châtaine Corpodibale. Vers le chapon aux perdreaux, elles s’assirent près de nos estafiers. Vers les vins d’Espagne, elles consentaient à se laisser pincer la taille ; mais Bouracan ayant voulu embrasser sa rousse reçut un soufflet d’une main fine, mais sévère. Trinquemaille invoquait saint Pancrace au secours de sa vertu ; Corpodibale chantait une sérénade de son pays ; Strapafar roulait des yeux incandescents.

Cette soirée-là resta dans leur mémoire comme un rêve.

Nos braves, sur les onze heures et demie, étaient ivres de Vin, de palabres, d’attendrissement, d’amour. Il leur restait à connaître l’ivresse de l’amour-propre satisfait. Il paraît que les drôlesses avaient appris à fond l’art de la flatterie. La rousse, abandonnant tout à coup son élégante prononciation, se prit à dire :

– Ha, mein gott, mentsir Bouracan, il être choli carçon !

Strapafar traduisit l’admiration de ses camarades :

– La roussotte, elle hable lou patois à Bouracan, vaï ! Bouracan eut un moment de stupeur émerveillée.

– Ya, dit-il, che lui abrends à barler vrançais.

Les autres l’enviaient, ce coquin de Bouracan. Mais alors :

– Vivadiou, mon pigeoun, gasconna la brune, nous autres Parisiennes, nous sommes du pays de nos amoureux, que !

Strapafar demeura écrasé de joie. Corpodibale fut foudroyé d’orgueil.

– Per la madonna lavandaia, cria la châtaine, c’est que l’amore, il est oune bien belle çose !

– Mesdemoiselles, soupira la blonde, modérez ces transports dont il vous faudra vous confesser.

Trinquemaille pleura de pieuse allégresse. Ils connaissaient tous le triomphe de la vanité.

Or, phénomène remarquable, nos braves, du fait de ce triomphe, s’avisèrent tout à coup d’avoir des scrupules ! C’est pourquoi Bouracan, le meilleur des quatre, poussa un sanglot.

– Qu’est-ce gu’il afre ? s’effara la rousse.

– Sacrament ! dit gravement Bouracan. Nous afre ouplié notre vaction ! Nous afre berdu Montsir ti Beaurevers !

Les spadassins baissèrent la tête ; ils se jugeaient coupables. Avoir oublié qu’ils étaient là pour veiller sur Le Royal ! Ils levèrent des yeux timides vers leurs colichemardes pendues au mur. Alors, ils firent, pour quitter leurs escabeaux, un robuste effort. Ils retombèrent accablés.

– Nous sommes déshonorés, dit Strapafar.

Les trois autres approuvèrent puis vidèrent leurs gobelets que les jolies servantes s’étaient empressées d’emplir. À ce moment, l’une d’elles – c’était la brune – ayant souri d’un sourire capable de les damner :

– Mes pigeouns, dit-elle, vous n’êtes pas déshonorés. Le Royal de Beaurevers n’est plus dans l’hôtel au pont-levis, dans le logis du sorcier Nostradamus. Il n’a plus besoin de vos rapières. Et il nous a envoyées pour vous le dire.

Il y eut le cri de quatre consciences soulagées. On hurla qu’il fallait boire à cet heureux événement. On but.

Mais la joie devint du délire lorsque la blonde, déposant quatre bourses sur la table :

– Et voici deux cents écus pour chacun !

– C’est Myrta qui nous envoie cela ! C’était convenu.

La blonde échangea avec ses compagnes le coup d’œil de la comédienne à qui on donne une réplique inattendue :

– Oui, c’est Myrta, dit-elle en se remettant.

À ce moment, et comme minuit sonnait, il y eut dans la rue comme un bruit sourd de troupes en marche. Mais nos braves n’entendirent rien dans le bruit de leurs gobelets heurtés.

Sur un signe de ses camarades qui semblait dire : « C’est le moment », la rousse reprenait alors :

– Le Royal de Beaurevers est parti de Paris.

– Sans nous ! fit douloureusement le chœur des estafiers.

– Il veut être seul, désormais, affirma solidement la brune.

Cela s’accordait si bien avec ce que Le Royal leur avait répété deux ou trois fois qu’ils n’eurent pas un doute.

– Hélas ! fit Trinquemaille, ce n’est pas en vain qu’il nous a fait ses adieux chez Myrta. Nous ne le reverrons plus…

– Qu’allez-vous devenir ? continua la roussotte. Vous avez chacun deux cents écus. Mais, vous n’en avez pas pour trois mois. Voyons, voulez-vous, tous les jours que Dieu fait, avoir dans vos ceintures des écus à discrétion ?

– Voulez-vous, dit la brune, être habillés de neuf et boire tous les soirs comme vous avez bu ce soir ?

– Voulez-vous, dit la châtaine, faire bombance et ripaille sans souci du lendemain ?

– Voulez-vous conquérir nos cœurs ? termina la blonde.

Il n’y eut qu’une voix parmi les estafiers :

– Que faut-il faire ?…

– Vous le saurez demain !…

Elles se levèrent vives et légères, avec des éclats de rire et de langoureuses œillades. Cette fois, ils s’arrachèrent à leurs escabeaux et se mirent à la poursuite des gazelles qui montaient l’escalier…

Nos braves arrivèrent en haut juste à temps pour voir quatre portes se refermer sur leur nez… Alors, simplement, chacun choisit sa porte et se coucha en travers sur le carreau. Il y eut des soupirs terribles, des éclairs, même des larmes. Bientôt ces soupirs, ces grognements, ces larmes se fondirent en un formidable quatuor de ronflements…

Le lendemain de cette scène, vers le soir, le baron de Lagarde entrait chez Catherine de Médicis :

– Madame, l’escadron de fer est au complet.

– Nos quatre vaillants ?

– Sont à vous, madame, corps et âme, cœur et peau.

– Lagarde, ces quatre hommes seront pour moi. Pour le reste, vous aurez assez des huit autres. D’ailleurs, je vous les rendrai. En attendant, ils seront sous la surveillance de mes vaillantes. Et puis, reprit-elle sourdement, je me sens menacée. Je vois, je devine que je suis prisonnière de la garde royale qui veille autour de ces appartements. Il me faut près de moi quelques hommes que j’aurai tirés d’un abîme de misère et que j’éblouirai. Ces quatre hères vivront ici. Dans trois jours ils me seront dévoués comme des chiens. De ton côté, prépare-toi. Duel à mort, cette fois. Si tu le manques encore, tu me tues. Dès tout à l’heure, amène-moi mes quatre chiens de garde…

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