III

Dans les premiers temps, bien que le bois de Verrières ne soit pas très vaste, nous nous y perdions facilement. Je me souviens qu’un jour, nous étant avisés de couper par les taillis, pour arriver plus vite, nous nous trouvâmes noyés au milieu d’un tel flot de feuillages, que, pendant deux heures, nous tournâmes sur nous-mêmes, sans pouvoir nous dégager. Paul voulut monter sur un chêne, comme le petit Poucet, afin de reconnaître notre chemin ; mais il s’écorcha les jambes et ne vit que les cimes des arbres rouler sous le vent et se perdre au loin.

Je ne connais pas de bois plus charmant. Les longues avenues sont semées d’une herbe fine qui est comme un velours de soie sous les pieds. Elles aboutissent à de vastes ronds-points, à des salles de verdure, au-dessus desquelles des arbres de haute futaie, pareils à des colonnes, soutiennent des dômes de feuilles. On y marche dans un recueillement, ainsi que dans la nef d’une église. Mais je préférais encore les petits sentiers, les allées étroites, qui s’enfonçaient au beau milieu des fourrés. Au bout, on apercevait le jour lointain, une tache de clarté ronde. D’autres faisaient des coudes, serpentaient dans un jour verdâtre, à l’infini. Et il y avait encore des coins adorables, des clairières avec de grands bouleaux élancés, d’une élégance blonde, avec de grands chênes majestueux, dont le défilé mettait un cortège royal le long des pelouses ; il y avait encore des talus où fleurissaient des nappes de fraisiers et de petites violettes pâles, des trous imprévus où l’on avait de l’herbe jusqu’au menton, des pentes plantées d’une débandade d’arbres qui semblaient descendre dans la plaine, comme l’avant-garde d’une armée de géants.

Parmi ces retraites, une entre autres nous avait séduits. Un matin, en battant le bois, nous étions tombés sur une mare, loin de tout chemin. C’était une mare pleine de joncs, aux eaux moussues, que nous avions appelée la « mare verte », ignorant son vrai nom ; on m’a dit depuis qu’on la nomme « la mare à Chalot ». Rarement, j’ai vu un coin plus retiré. Au-dessus de la mare, des arbres épanouissaient des jets, des bouquets, des nappes de verdure ; il y avait des verts tendres d’une légèreté de dentelle, des verts presque noirs, massés puissamment ; un saule laissait tomber ses branches, un tremble semblait mettre au fond une pluie de cendre grise. Et tous ces feuillages, qui se perdaient en fusées, qui étageaient leurs rondeurs, qui enguirlandaient des bouts de draperies traînantes, se reflétaient dans le miroir d’acier de la mare, creusaient là un autre ciel, où leurs images pures se répétaient exactement. Pas une mouche volante ne ridait la surface de l’eau. Un calme profond, une paix souveraine endormait ce trou clair. On songeait au bain de la Diane antique, trempant ses pieds de neige dans les sources ignorées des bois. Un charme mystérieux pleuvait des grands arbres, tandis qu’une volupté discrète, les amours silencieuses des forêts, montaient de cette eau morte, où passaient de larges moires d’argent.

La mare verte avait fini par devenir le but de toutes nos promenades. Nous avions pour elle un caprice de poète et de peintre. Nous l’aimions d’amour, passant nos journées du dimanche sur l’herbe fine qui l’entourait. Paul en avait commencé une étude, l’eau au premier plan, avec de grandes herbes flottantes, et les arbres s’enfonçant comme les coulisses d’un théâtre, drapant dans un recul de chapelle les rideaux de leurs branches. Moi, je m’étendais sur le dos, un livre à mon côté ; mais je ne lisais guère, je regardais le ciel à travers les feuilles, des trous bleus qui disparaissaient dans un remous, lorsque le vent soufflait. Les rayons minces du soleil traversaient les ombrages comme des balles d’or, et jetaient sur les gazons des palets lumineux, dont les taches rondes voyageaient avec lenteur. Je restais là des heures sans ennui, échangeant une rare parole avec mon compagnon, fermant parfois les paupières et rêvant alors, dans la clarté confuse et rose qui me baignait.

Nous campions là, nous déjeunions, nous dînions, et le crépuscule seul nous chassait. Nous attendions que le soleil oblique allumât la forêt d’un incendie. Au sommet des arbres, une flamme brûlait, et la mare, qui reflétait cette flamme, devenait sanglante, dans l’ombre dont le flot épaissi noyait déjà la terre. Cette ombre était complètement tombée, que le miroir d’acier gardait une lueur ; on eût dit qu’il avait une lumière propre, qu’il flambait au fond des ténèbres comme un diamant ; et nous restions un instant encore devant cet éclat mystérieux, cette blancheur de déesse se baignant à la lune. Mais il fallait regagner la gare, nous traversions le bois qui s’endormait. Une vapeur bleuissait les taillis ; au loin, les troncs noirs des arbres, sur le ciel de pourpre, prolongeaient des colonnades ; sous les allées, il faisait nuit déjà, une nuit qui montait lentement des buissons et qui mangeait peu à peu les grands chênes. Heure solennelle du soir, frissonnante des dernières voix de la forêt, long bercement des futaies hautes, assoupissement des herbes pâmées.

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