V Le discours de Médéric

– Seigneur Géant, continua le prince des orateurs, il me reste à t’apprendre ce que la nation a résolu et quelles preuves d’aptitude à la royauté elle te demande, avant de te porter au trône. Elle est lasse d’avoir pour maîtres des gens qui ressemblent en tous points à leurs sujets, ne pouvant donner le moindre coup de poing sans s’écorcher, ni prononcer tous les trois jours un discours de longue haleine sans mourir de phtisie au bout de quatre ou cinq ans. Elle veut, en un mot, un roi qui l’amuse, et elle est persuadée que, parmi les agréments d’un goût délicat, il en est deux surtout dont on ne saurait se lasser : les taloches vertement appliquées et les périodes vides et sonores d’une proclamation royale. J’avoue être fier d’appartenir à une nation qui comprend à un si haut point les courtes jouissances de cette vie. Quant à son désir d’avoir sur le trône un roi amusant, ce désir me paraît en lui-même encore plus digne d’éloges. Ce que nous voulons se réduit donc à ceci. Les princes sont des hochets dorés que se donne le peuple, pour se réjouir et se divertir à les voir briller au soleil ; mais, presque toujours, ces hochets coupent et mordent, ainsi qu’il en est des couteaux d’acier, lames brillantes dont les mères effrayent vainement leurs marmots. Or nous souhaitons que notre hochet soit inoffensif, qu’il nous réjouisse, qu’il nous divertisse, selon nos goûts, sans que nous courions le risque de nous blesser, à le tourner et le retourner entre nos doigts. Nous voulons de grands coups de poing, car ce jeu fait rire nos guerriers, les amuse honnêtement, en leur mettant du cœur au ventre ; nous désirons de longs discours, pour occuper les braves gens du royaume à les applaudir et les commenter, de belles phrases qui tiennent en joie les parleurs de l’époque. Tu as déjà, seigneur Géant, rempli une partie du programme, à l’entière satisfaction des plus difficiles ; je le dis en vérité, jamais poings ne nous ont fait rire de meilleur cœur. Maintenant, pour combler nos vœux, il te faut subir la seconde épreuve. Choisis le sujet qu’il te plaira : parle-nous de l’affection que tu nous portes, de tes devoirs envers nous, des grands faits qui doivent signaler ton règne. Instruis-nous, égaye-nous.

Nous t’écoutons. Le prince des orateurs, ayant ainsi parlé, fit une nouvelle révérence. Sidoine, qui avait écouté l’exorde d’un air inquiet, et suivi les différents points avec anxiété, fut frappé d’épouvante à la péroraison. Prononcer un long discours en public, lui paraissait une idée absurde, sortant par trop de ses habitudes journalières. Il regardait sournoisement le docte vieillard, craignant quelque méchante raillerie, se demandant si un bon coup de poing, appliqué à propos sur ce crâne jauni, ne le tirerait pas d’embarras. Mais le brave enfant n’avait pas de méchanceté. Ce vieux monsieur venait de lui parler si poliment, qu’il lui semblait dur de répondre d’une façon aussi brusque. S’étant juré de ne point desserrer les lèvres, sentant d’ailleurs toute la délicatesse de sa position, il dansait sur l’un et l’autre pied, roulait ses pouces, riait de son rire le plus niais. Comme il devenait de plus en plus idiot, il crut avoir trouvé une idée de génie. Il salua profondément le vieux monsieur.

Cependant, au bout de cinq minutes, l’armée s’impatienta. Je crois te l’avoir dit, ces événements se passaient en Égypte, sur le coup de midi. Or, tu le sais, rien ne rend de plus méchante humeur, que d’attendre au grand soleil. Les Bleus témoignèrent bientôt par un murmure croissant que le seigneur Géant eût à se dépêcher ; autrement, ils allaient le planter là, pour se pourvoir ailleurs d’une majesté plus bavarde.

Sidoine, étonné qu’une révérence n’eût pas contenté ces braves gens, en fit coup sur coup trois ou quatre, se tournant en tous sens, afin que chacun eût sa part.

Alors ce fut une tempête de rires et de jurons, une de ces belles tempêtes populaires où chaque homme lance un quolibet, ceux-ci sifflant comme des merles, ceux-là battant des mains en manière de dérision. Le vacarme grandissait par larges ondées, décroissait pour grandir encore, pareil à la clameur des vagues de l’Océan. C’était, à la verve du peuple, un excellent apprentissage de la royauté.

Tout à coup, pendant un court moment de silence, une voix douce et flûtée se fit entendre dans les hauteurs de Sidoine ; une douce, une tendre voix de petite fille, au timbre d’argent, aux inflexions caressantes.

« Mes bien-aimés sujets, » disait-elle...

Des applaudissements formidables l’interrompirent, dès ces premiers mois. Le gracieux souverain ! des poings à pétrir des montagnes, et une voix à rendre jalouse la brise de mai !

Le prince des orateurs, stupéfait de ce phénomène, se tourna vers ses savants collègues :

– Messieurs, leur dit-il, voici un géant qui a, dons son espèce, un organe singulier. Je ne pourrais croire, si je ne l’entendais, qu’un gosier capable d’avaler un bœuf avec ses cornes, puisse filer des sons d’une si remarquable finesse. Il y a là certainement une curiosité anatomique qu’il nous faudra étudier et expliquer à tout prix. Nous traiterons ce grave sujet à notre prochaine réunion, nous en ferons une belle et bonne vérité scientifique qui aura cours dans nos établissements universitaires.

– Hé ! mon mignon, souffla doucement Médéric dans l’oreille de Sidoine, ouvre larges tes mâchoires, fais-les jouer en mesure, comme si tu broyais des noix. Il est bon que tu les remues avec vigueur, car ceux qui ne t’entendront pas, verront au moins que tu parles. N’oublie pas les gestes non plus : arrondis les bras avec grâce durant les périodes cadencées ; plisse le front et lance les mains en avant, dans les éclats d’éloquence : tâche même de pleurer, aux endroits pathétiques. Surtout pas de bêtises. Suis bien le mouvement. Ne vas pas t’arrêter court, au beau milieu d’une phrase, ni poursuivre, lorsque je me tairai. Mets les points et les virgules, mon mignon. Cela n’est pas difficile, la plupart de nos hommes d’État ne font autre métier. Attention ! je commence.

Sidoine ouvrit effroyablement la bouche et se mit à gesticuler, avec des mines de damné. Médéric s’exprima en ces termes :

« Mes bien-aimés sujets,

« Comme il est d’usage, laissez-moi m’étonner et me juger indigne de l’honneur que vous me faites. Je ne pense pas un traître mot de ce que je vous dis là ; je crois mériter, comme tout le monde, d’être un peu roi à mon tour, et je ne sais vraiment pourquoi je ne suis pas né fils de prince, ce qui m’aurait évité l’embarras de fonder une dynastie.

« Avant tout, je dois, pour assurer ma tranquillité future, vous faire remarquer les circonstances présentes. Vous me croyez une bonne machine de guerre ; c’est même à ce seul titre que vous m’offrez la couronne. Moi, je me laisse faire. Si je ne me trompe, on appelle cela le suffrage universel. L’invention me paraît excellente, les peuples s’en trouveront au mieux lorsqu’on l’aura perfectionnée. Veuillez donc, à l’occasion, vous en prendre à vous seuls, si je ne tiens pas toutes les belles choses que je vais promettre ; car je puis en oublier quelqu’une, sans méchanceté, et il ne serait pas juste de me punir d’un manque de mémoire, lorsque vous auriez vous-mêmes manqué de jugement.

« J’ai hâte d’arriver au programme que je me traçais depuis longtemps, pour le jour où j’aurais le loisir d’être roi. Il est d’une simplicité charmante, je le recommande à mes collègues les souverains, qui se trouveraient embarrassés de leurs peuples. Le voici dans son innocence et sa naïveté : la guerre au dehors, la paix au dedans.

« La guerre au dehors est une excellente politique. Elle débarrasse le pays des gens querelleurs, en leur permettant d’aller se faire estropier hors des frontières. Je parle de ceux qui naissent les poings fermés, qui, par tempérament, sentiraient de temps à autre le besoin d’une petite révolution, s’ils n’avaient à rosser quelque peuple voisin. Dans chaque nation, il y a une certaine somme de coups à dépenser ; la prudence veut que ces coups se distribuent à cinq ou six cents lieues des capitales. Laissez-moi vous dire toute ma pensée. La formation d’une armée est simplement une mesure prévoyante prise pour séparer les hommes tapageurs des hommes raisonnables ; une campagne a pour but de faire disparaître le plus possible de ces hommes tapageurs, et de permettre au souverain de vivre en paix, n’ayant pour sujets que des hommes raisonnables. On parle, je le sais, de gloire, de conquêtes et autres balivernes. Ce sont là de grands mots dont se payent les imbéciles.

« Si les rois se jettent leurs troupes à la tête au moindre mot, c’est qu’ils s’entendent et se trouvent bien du sang versé. Je compte donc les imiter en appauvrissant le sang de mon peuple, qui pourrait, un beau jour, avoir la fièvre chaude. Seulement, un point m’embarrassait. Plus on va, plus les sujets de guerre deviennent difficiles à inventer ; bientôt on en sera réduit à vivre en frères, faute d’une raison pour se gourmer honnêtement. J’ai dû faire appel à toute mon imagination. De nous battre pour réparer une offense, il n’y fallait pas songer : nous n’avons rien à réparer, personne ne nous provoque, nos voisins sont gens polis et de bon ton. De nous emparer des territoires limitrophes, sous prétexte d’arrondir nos terres, c’était là une vieille idée qui n’a jamais réussi en pratique, et dont les conquérants se sont toujours mal trouvés. De nous fâcher à propos de quelques balles de coton ou de quelques kilogrammes de sucre, on nous aurait pris pour de grossiers marchands, pour des voleurs qui ne veulent pas être volés ; tandis que nous tenons, avant tout, à être une nation bien apprise, ayant en horreur les soucis du commerce, vivant d’idéal et de bons mots. Aucun moyen d’un usage commun en matière de bataille ne pouvait donc nous convenir. Enfin, après de longues réflexions, il m’est venu une inspiration sublime. Nous nous battrons toujours pour les autres, jamais pour nous, ce qui nous évitera toute explication sur la cause de nos coups de poing. Remarquez combien cette méthode sera commode, et quel honneur nous tirerons de pareilles expéditions. Nous prendrons le titre de bienfaiteurs des peuples, nous crierons bien haut notre désintéressement, nous nous poserons modestement en soutiens des bonnes causes, en dévoués serviteurs des grandes idées. Ce n’est pas tout. Comme ceux que nous ne servirons pas pourront s’étonner de cette singulière politique, nous répondrons hardiment que notre rage de prêter nos armées à qui les demande est un généreux désir de pacifier le monde, de le pacifier bel et bien à coups de piques. Nos soldats, dirons-nous, se promènent en civilisateurs, coupant le cou à ceux qui ne se civilisent pas assez vite, semant les idées les plus fécondes dans les fosses creusées sur les champs de bataille. Ils baptiseront la terre d’un baptême de sang pour hâter l’ère prochaine de liberté. Mais nous n’ajouterons pas qu’ils auront ainsi une besogne éternelle, attendant vainement une moisson qui ne saurait lever sur des tombes.

« Voilà, mes chers sujets, ce que j’ai imaginé. L’idée a toute l’ampleur et l’absurdité nécessaires pour réussir. Donc, ceux d’entre vous qui se sentiraient le besoin de proclamer une ou deux républiques sont priés de n’en rien faire chez moi. Je leur ouvre charitablement les empires des autres monarques. Qu’ils disposent librement des provinces, changent les formes des gouvernements, consultent le bon plaisir des peuples ; qu’ils se fassent tuer chez mes voisins, au nom de la liberté, et me laissent gouverner chez moi aussi despotiquement que je l’entendrai.

« Mon règne sera un règne guerrier.

« Obtenir la paix au dedans est un problème plus difficile à résoudre. On a beau se débarrasser des méchants garçons, il reste toujours dans les masses un esprit de révolte contre le maître de leur choix. Souvent j’ai réfléchi à cette haine sourde que les nations ont portée de tous temps à leurs princes ; mais j’avoue n’avoir jamais pu en trouver la cause raisonnable et logique. Nous mettrons cette question au concours dans nos académies, pour que nos savants se hâtent de nous indiquer d’où vient le mal et quel doit être le remède. Mais, en attendant l’aide de la science, nous emploierons, pour guérir notre peuple de son inquiétude maladive, les faibles moyens dont nos prédécesseurs nous ont légué la recette. Certes, ils ne sont pas infaillibles ; si nous en faisons usage, c’est qu’on n’a pas encore inventé de bonnes cordes assez longues et assez fortes pour garrotter une nation. Le progrès marche si lentement ! Ainsi nous choisirons nos ministres avec soin. Nous ne leur demanderons pas de grandes qualités morales ni intellectuelles ; il les suffira médiocres en toutes choses. Mais ce que nous exigerons absolument, c’est qu’ils aient la voix forte, et se soient longtemps exercés à crier : Vive le roi ! sur le ton le plus haut, le plus noble possible. Un beau : Vive le roi ! poussé dans les règles, enflé avec art, s’éteignant dans un murmure d’amour et d’admiration, est un mérite rare qu’on ne saurait trop récompenser. À vrai dire, cependant, nous comptons peu sur nos ministres ; souvent, ils gênent plus qu’ils ne servent. Si notre avis prévalait, nous jetterions ces messieurs à la porte, nous vous servirions de roi et de ministres, le tout ensemble. Nous fondons de plus grandes espérances sur certaines lois que nous nous proposons de mettre en vigueur ; elles vous empoigneront un homme au collet, elles vous le lanceront à la rivière, sans plus amples explications, selon l’excellente méthode des muets du sérail. Vous voyez d’ici combien sera commode une justice aussi expéditive ; il est tant de fâcheux tenant aux formes, croyant candidement qu’un crime est nécessaire pour être coupable ! Nous aurons également à notre service de bons petits journaux payés grassement, chantant nos louanges, cachant nos fautes, nous prêtant plus de vertus qu’à tous les saints du paradis. Nous en aurons d’autres, et ceux-là nous les payerons plus cher, qui attaqueront nos actes, discuteront notre politique, mais d’une façon si plate, si maladroite, qu’ils ramèneront à nous les gens d’esprit et de bon sens. Quant aux journaux que nous ne payerons pas, ils ne pourront ni blâmer ni approuver ; de toutes manières, nous les supprimerons au plus tôt. Nous devrons aussi protéger les arts, car il n’est pas de grand règne sans grands artistes. Pour en faire naître le plus possible, nous abolirons la liberté de pensée. Il serait peut-être bon aussi de servir une petite rente aux écrivains en retraite, j’entends à tous ceux qui ont su faire fortune, qui sont patentés pour tenir boutique de prose ou de vers. Quant aux jeunes gens, à ceux qui n’auront que du talent, ils auront des lits réservés dans nos hôpitaux. À cinquante ou soixante ans, s’ils ne sont pas tout à fait morts, ils participeront aux bienfaits dont nous comblerons le monde des lettres. Mais les vrais soutiens de notre trône, les gloires de notre règne, ce seront les tailleurs de pierres et les maçons. Nous dépeuplerons les campagnes, nous appellerons à nous tous les hommes de bonne volonté, et leur ferons prendre la truelle. Ce sera un touchant, un sublime spectacle ! Des rues larges, des rues droites trouant une ville d’un bout à un autre ! de beaux murs blancs, de beaux murs jaunes, s’élevant comme par enchantement ! de splendides édifices, décorant d’immenses places plantées d’arbres et de réverbères ! Bâtir n’est rien encore, mais que démolir a de charmes ! Nous démolirons plus que nous ne bâtirons. La cité sera rasée, nivelée, débarbouillée, badigeonnée. Nous changerons une ville de vieux plâtre en une ville de plâtre neuf. De pareils miracles, je le sais, coûteront beaucoup d’argent ; comme ce n’est pas moi qui payerai, la dépense m’inquiète peu. Tenant, avant tout, à laisser des traces glorieuses de mon règne, je trouve que rien n’est plus propre à étonner les générations futures, qu’une effroyable consommation de chaux et de briques. D’ailleurs, j’ai remarqué ceci : plus un roi fait bâtir, plus son peuple se montre satisfait ; il semble ne pas savoir quels sots payent ces constructions, il croit naïvement que son aimable souverain se ruine pour lui donner la joie de contempler une forêt d’échafaudages. Tout ira pour le mieux. Nous vendrons très cher les embellissements aux contribuables, et nous distribuerons les gros sous aux ouvriers, afin qu’ils se tiennent tranquilles sur leurs échelles. Ainsi, du pain au menu peuple et l’admiration de la postérité. N’est-ce pas très ingénieux ? Si quelque mécontent s’avisait de crier, ce serait à coup sûr mauvais cœur et pure jalousie.

« Mon règne sera un règne de maçons.

« Vous le voyez, mes bien-aimés sujets, je me dispose à être un roi très amusant. Je vous chargerai de belles guerres aux quatre coins du monde, qui vous rapporteront des coups et de l’honneur. Je vous égayerai, au dedans, par de grands tas de décombres et une éternelle poussière de plâtre. Je ne vous ménagerai pas non plus les discours, je les prononcerai les plus vides possible, aiguisant ainsi les esprits curieux qui auront la bonne volonté d’y chercher ce qui n’y sera pas. Aujourd’hui, c’en est assez ; je meurs de soif. Mais, en finissant, je vous fais la promesse de traiter prochainement la grave difficulté du budget ; c’est une matière qui a besoin d’être préparée longtemps à l’avance, pour être embrouillée à point et obscure suivant la convenance. Peut-être auriez-vous aussi le désir de m’entendre causer religion. Ne voulant pas vous tromper dans votre attente, je dois vous déclarer, dès à présent, que je compte ne jamais m’expliquer sur ce sujet. Épargnez-moi donc des demandes indiscrètes, ne me pressez jamais d’avoir un avis en cette matière, qui m’est particulièrement désagréable. Sur ce, mes bien-aimés sujets, que Dieu vous tienne en joie. »

Tel fut le discours de Médéric. Tu entends de reste que je t’en donne ici un résumé succinct, car il dura six heures d’horloge, et les limites de ce conte ne me permettent point de le transcrire en entier. L’orateur ne devait-il pas allonger ses phrases, cadencer ses périodes, noyer si bien ses pensées dans un déluge de mots, que le sens en puisse échapper au peuple qui l’écoutait ? En tous cas, mon résumé est conforme au véritable esprit du discours. Si l’armée entendit ce qu’il lui plut d’entendre, ce fut grâce aux précautions oratoires et à la longueur des tirades. N’en est-il pas toujours de même en pareille circonstance ?

Tant que son frère parla, Sidoine travailla rudement des bras et des mâchoires. Il eut des gestes fort applaudis, tantôt familiers sans trivialité, tantôt d’une ampleur noble et d’un lyrisme entraînant. S’il faut tout dire, il se permit par instants d’étranges contorsions, des hauts-le-corps qui n’étaient précisément pas de bon goût ; mais cette mimique risquée fut mise sur le compte de l’inspiration. Ce qui enleva les suffrages, ce fut la manière remarquable dont il ouvrait la bouche. Il baissait le menton, puis le relevait, par petites saccades régulières ; il faisait prendre à ses lèvres toutes les figures géométriques, depuis la ligne droite jusqu’à la circonférence, en passant par le triangle et le carré ; même, au trait final de chaque tirade, il montrait la langue, hardiesse poétique qui eut un succès prodigieux.

Lorsque Médéric se tut, Sidoine comprit qu’il lui restait à finir par un coup de maître. Il saisit l’instant favorable ; puis, se cachant de la main, sans plus bouger, il cria d’une voix terrible :

– Vive Sidoine 1er, roi des Bleus !

Le seigneur géant savait placer son mot à l’occasion. Aux éclats de cette voix, chaque bataillon pensa avoir entendu le bataillon voisin pousser ce cri d’enthousiasme. Comme rien n’est plus contagieux qu’une bêtise, l’armée entière se mit à chanter en chœur :

– Vive Sidoine 1er, roi des Bleus !

Ce fut, dix minutes durant, un vacarme effroyable. Pendant ce temps, Sidoine, de plus en plus civilisé, prodiguait les révérences.

Les soldats parlèrent de le porter en triomphe. Mais le prince des orateurs, ayant rapidement calculé son poids à vue d’œil, leur démontra les difficultés de l’entreprise. Il se chargea de terminer avec lui. Il lui rendit hommage comme à son roi, au nom du peuple, tout en lui conférant les titres et les privilèges de sa nouvelle position. Il l’invita ensuite à marcher en tête de l’armée, pour faire son entrée dans son royaume, distant d’une dizaine de lieues.

Cependant Médéric se tenait les côtes et pensait mourir de rire. Son propre discours l’avait singulièrement égayé. Ce fut bien autre chose lorsque Sidoine s’acclama lui-même !

– Bravo, Majesté mignonne ! lui dit-il à voix basse. Je suis content de toi, je ne désespère plus de ton éducation. Laisse faire ces braves gens. Essayons du métier de roi, quittes à l’abandonner dans huit jours, s’il nous ennuie. Pour ma part, je ne suis pas fâché d’en tâter, avant d’épouser l’aimable Primevère. Or ça, continue à ne pas faire de sottises, marche royalement, contente-toi des gestes et laisse-moi le soin de la parole. Il est inutile d’apprendre à ce bon peuple que nous sommes deux, ce qui pourrait l’autoriser à se croire en état de république. Maintenant, mon mignon, entrons vite dans notre capitale.

Les annales des Bleus relatent ainsi l’avènement au trône du grand roi Sidoine 1er. On peut y lire tout au long les événements mentionnés ci-dessus, et y remarquer comme quoi l’historien officiel fait remarquer, en différents passages, que ces faits se passaient en Égypte, sur le coup de midi, par une température de quarante-cinq degrés.

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