VI Médéric mange des mûres

Je t’épargnerai la description de l’entrée triomphale de nos héros et des réjouissances publiques qui eurent lieu en cette occasion.

Sidoine joua noblement son rôle de majesté. Il accueillit avec bienveillance une cinquantaine de députations qui vinrent à la file lui prêter serment ; il écouta même, sans trop bâiller, les harangues des différents corps de l’État. À vrai dire, il avait grand besoin de sommeil ; il aurait volontiers envoyé ces bonnes gens se coucher, pour aller lui-même en faire autant, si Médéric ne lui eût dit tout bas qu’un roi, appartenant à son peuple, ne dormait que lorsque les portefaix de son royaume le voulaient bien.

Enfin les grands dignitaires le conduisirent à son palais, sorte de grange monumentale, haute d’une quinzaine de mètres, devant laquelle les écoliers tiraient leurs chapeaux. Les fourmis saluent ainsi les cailloux du chemin. Sidoine, qui se servait d’une pyramide en guise d’escabeau, témoigna par un geste expressif combien il trouvait le logis insuffisant. Médéric déclara de sa voix la plus douce avoir remarqué, aux portes de la ville, un vaste champ de blé, demeure plus digne d’un grand prince. Les épis lui feraient une belle couche dorée, d’une merveilleuse souplesse, et il aurait pour ciel de lit les larges rideaux célestes que les clous d’or du bon Dieu retiennent aux murs du paradis.

Comme le peuple était très friand de spectacles et de mascarades, il déclara, désirant se rendre populaire, abandonner l’ancien palais aux montreur d’ours, danseurs de corde et diseurs de bonne aventure. De plus, il y serait établi un théâtre de marionnettes, toutes d’une exécution parfaite, au point de les prendre pour des hommes. La foule accueillit cette offre avec reconnaissance.

Lorsque la question du logement fut vidée, Sidoine se retira, ayant hâte de se mettre au lit. Il ne tarda pas à remarquer, derrière lui, une troupe de gens armés qui le suivaient avec respect. En bon roi, il les prit pour des soldats enthousiastes et ne s’en soucia pas davantage. Cependant, quand il se fut voluptueusement étendu sur sa couche de paille fraîche, il vit les soldats se poster aux quatre coins du champ, se promenant de long en large, l’épée au poing. Cette manœuvre piqua sa curiosité. Il se dressa à demi, tandis que Médéric, comprenant son désir, appelait un des hommes, qui s’était avancé tout proche de l’oreiller royal.

– Hé ! l’ami, cria-t-il, pourrais-tu me dire ce qui vous force, tes compagnons et toi, à quitter vos lits à cette heure, pour venir rôder autour du mien ? Si vous avez de méchants projets sur les passants, il est peu convenable d’exposer votre roi à servir de témoin pour vous faire pendre. Si ce sont vos belles que vous attendez, certes je m’intéresse à l’accroissement du nombre de mes sujets, mais je ne veux en aucune façon me mêler de ces détails de famille. Ça, franchement, que faites-vous ici ?

– Sire, nous vous gardons, répondit le soldat.

– Vous me gardez ? contre qui, je vous prie ? Les ennemis ne sont pas aux frontières, que je sache, et ce n’est point avec vos épées que vous me protégerez des moucherons. Voyons, parle. Contre qui me gardez-vous ?

– Je ne sais pas, Sire. Je vais appeler mon capitaine.

Lorsque le capitaine fut arrivé et qu’il eut entendu la demande du roi :

– Bon Dieu ! Sire, s’écria-t-il, comment Votre Majesté peut-elle me faire une question aussi simple ? Ignore-t-elle ces menus détails ? Tous les rois se font garder contre leurs peuples. Il y a ici cent braves qui n’ont d’autre charge que d’embrocher les curieux. Nous sommes vos gardes du corps, Sire. Sans nous, vos sujets, gens très gourmands de monarques, en auraient déjà fait une effroyable consommation.

Cependant, Sidoine riait aux larmes. L’idée que ces pauvres diables le gardaient lui avait d’abord paru d’une joyeuseté rare ; mais quand il apprit qu’ils le gardaient contre son peuple, il eut un nouvel accès de gaieté dont il faillit étouffer. De son côté, Médéric pouffait à pleines joues, déchaînant une véritable tempête dans l’oreille de son mignon.

– Holà ! manants, cria-t-il, pliez bagages, décampez au plus vite. Me croyez-vous assez sot pour imiter vos rois trembleurs, qui ferment dix à douze portes sur eux, en plantant une sentinelle à chacune ? Je me garde moi-même, mes bons amis, et je n’aime pas à être regardé quand je dors ; car ma nourrice m’a toujours dit que je n’étais pas beau en ronflant. S’il vous faut absolument garder quelqu’un, au lieu de garder le roi contre le peuple, gardez, je vous prie, le peuple contre le roi ; ce sera mieux employer vos veilles et gagner plus honnêtement votre argent. Les soirs d’été, pour peu que vous désiriez m’être agréables, envoyez-moi vos femmes avec des éventails, ou, s’il pleut, votez-moi une armée de parapluies. Mais vos épées, à quoi diable voulez-vous qu’elles me servent ? Et, maintenant, bonne nuit, messieurs les gardes du corps.

Sans plus de zèle, capitaine et soldats se retirèrent, enchantés d’un prince si facile à servir. Alors nos amis, satisfaits d’être seuls, purent causer à l’aise des surprenantes aventures qui leur étaient arrivées depuis le matin. Je veux dire, tu m’entends, que Médéric bavarda une petite demi-heure, philosophant sur toute chose, priant son mignon de suivre avec soin le fil de son raisonnement. Le mignon, dès les premiers mots, ronflait, les poings fermés. Notre bavard, ne s’entendant plus lui-même, remit la suite de ses observations au lendemain. C’est ainsi que le roi Sidoine 1er dormit sa première nuit à la belle étoile, dans un champ désert situé aux portes de sa capitale.

Les événements qui se passèrent les jours suivants ne méritent pas d’être rapportés tout au long, bien qu’ils aient été prodigieux et bizarres, comme tous ceux auxquels se trouvèrent mêlés les héros que j’ai choisis. Notre roi en deux personnes, – vois à quoi tient un mystère ! – ayant accepté la couronne par simple complaisance, se garda de tenter la moindre réforme. Il laissa le peuple agir selon ses volontés ; ce qui se rencontra être la meilleure façon de régner, la plus commode pour le souverain, la plus profitable pour les sujets.

Au bout de huit jours, Sidoine avait déjà gagné cinq batailles rangées. Il crut devoir mener son armée aux deux premières. Mais il s’aperçut bientôt qu’au lieu de lui donner aide et secours, elle l’embarrassait, se mettant en travers de ses jambes, risquant d’attraper quelque taloche. Il se décida donc à licencier les troupes, déclarant entendre à l’avenir se mettre seul en campagne. Ce fut là le sujet d’une belle proclamation. Elle débutait par cet exorde remarquable : « Il n’est rien de tel pour se gourmer d’importance, comme de savoir pourquoi on se gourme. Or, puisque le roi, lorsqu’il déclare la guerre, connaît seul les causes de son bon plaisir, la logique veut que le roi se batte seul. » Les soldats goûtèrent beaucoup ces pensées ; à la vérité, faute d’une bonne raison pour taper plus longtemps, ils avaient tourné le dos dans maintes batailles. Souvent aussi ils s’étaient étonnés, causant le soir dans les ambulances avec des blessés ennemis, de l’originale méthode des princes, ayant des poings, comme tout le monde, et faisant tuer plusieurs milliers d’hommes, pour vider leurs querelles particulières.

Seulement, les Bleus, s’il te souvient de la charte, avaient pris un maître dans l’unique but de s’égayer à le voir et à l’entendre jouer des poings et de la langue. L’armée obtint donc de suivre son chef à deux kilomètres de distance. De cette façon, elle eut l’agréable spectacle des combats, sans en courir les dangers.

Médéric harangua plus encore que Sidoine ne se battit. Au bout d’une semaine, il avait déjà enrichi la littérature du pays de treize gros volumes. Le troisième jour, en s’éveillant, il se trouva savoir le grec et le latin, sans avoir appris ces langues dans aucun collège ; il put de la sorte répondre par dix pages de Démosthène au prince des orateurs, qui pensait l’embarrasser en lui récitant cinq pages de Cicéron. Depuis ce moment, qui fut celui où le peuple cessa de comprendre, le roi orateur eut encore plus de popularité que le roi guerrier.

Somme toute, la nation Bleue était dans le ravissement. Elle possédait enfin le prince rêvé, un prince idéal, mettant tous ses soins aux menus plaisirs, ne se mêlant jamais des détails sérieux. Cependant, comme un peuple, même un peuple satisfait, murmure toujours un peu, on accusait l’excellent homme de certains goûts bizarres, par exemple de sa singulière obstination à vouloir dormir à la belle étoile. De plus, je crois te l’avoir dit, Sidoine péchait par une grande coquetterie ; dès qu’il eut un budget sous la main, il échangea vite ses peaux de loup contre de splendides vêtements de soie et de velours, trouvant à se regarder quelques dédommagements aux ennuis de sa nouvelle profession. On le blâmait de cet innocent plaisir ; bien qu’il ne fît autre dépense, on lui reprochait d’user trop de satin, de déchirer trop de dentelle. La rosée, il est vrai, tache les étoffes fines, et rien ne les coupe comme la paille. Or Sidoine couchait tout habillé.

Pour en finir, on comptait à peine cinq à six milliers de mécontents dans cet empire de trente millions d’hommes : des courtisans sans emploi dont l’échine se roidissait, des gens de nerfs irritables auxquels les longs discours donnaient la fièvre, surtout des pervers que fâchait la paix publique. Après une semaine de règne, Sidoine aurait pu sans crainte tenter de nouveau le suffrage universel.

Le neuvième jour, Médéric fut pris au réveil d’une irrésistible envie de courir les champs. Il était las de vivre enfermé au logis, j’entends l’oreille de Sidoine ; il s’ennuyait de son rôle de pur esprit. Il descendit doucement. Son mignon dormant encore, il ne l’avertit pas de sa promenade, se promettant de ne prendre l’air que pendant un petit quart d’heure.

C’est une charmante chose qu’une fraîche matinée d’avril. Le ciel se creusait, pâle et profond. Sur les montagnes, se levait un soleil clair, sans chaleur, d’une lumière blanche. Les feuillages, nés de la veille, luisaient par touffes vertes dans la campagne ; les roches, les terrains se détachaient en grandes masses jaunes et rouges. On eût dit, à voir comme tout semblait propre, que la nature était neuve.

Médéric, avant d’aller plus loin, s’arrêta sur un coteau. Après quoi, ayant suffisamment applaudi en grand la vaste plaine, il songea à profiter de la gaieté des sentiers, sans plus s’inquiéter des horizons. Il prit le premier chemin venu ; puis, quand il fut au bout, il en prit un autre. Il se perdit au milieu des églantiers, courut dans l’herbe, s’étendit sur la mousse, fatigua les échos de sa voix, cherchant à faire beaucoup de bruit, parce qu’il se trouvait dans beaucoup de silence. Il admira les champs en détail et à sa façon, qui est la bonne, regardant le ciel par petits coins à travers les feuilles, se faisant un univers d’un buisson creux, découvrant de nouveaux mondes à chaque détour des haies. Il se grisa pour trop boire de cet air pur et un peu froid qu’il trouvait sous les allées, et finit par s’arrêter, haletant, charmé des blancs rayons du soleil et des bonnes couleurs de la campagne.

Or il s’arrêta au pied d’une grosse haie faite de ronces, de ces ronces aux feuilles rudes, aux longs bras épineux, qui produisent à coup sûr les meilleurs fruits que puisse manger un homme d’un goût recherché. Je veux parler de ces belles grappes de mûres sauvages, toutes parfumées du voisinage des lavandes et des romarins. Te souvient-il comme elles sont appétissantes, noires sous les feuilles vertes, et quelle fraîche saveur, moitié sucre, moitié vinaigre, elles ont pour les palais dignes de les apprécier ?

Médéric, ainsi que tous les gens d’humeur libre et de vie vagabonde, était un grand mangeur de mûres. Il en tirait quelque vanité, ayant pour toutes rencontres, dans ses repas le long des haies, trouvé des simples d’esprit, des rêveurs et des amants ; ce qui l’avait amené à conclure que les sots ne savaient faire cas de ces grappes savoureuses, que c’était là un festin donné par les anges du paradis aux bonnes âmes de ce monde. Les sots sont bien trop maladroits pour un tel régal ; ils se trouvent seulement à l’aise devant une table, à couper de grosses bêtes de poires se fondant en eau claire. Belle besogne vraiment, qui ne demande qu’un couteau. Tandis que, pour manger des mûres, il faut une douzaine de rares qualités : la justesse du coup d’œil qui découvre les baies les plus exquises, celles que les rayons et la rosée ont mûries à point ; la science des épines, cette science merveilleuse de fouiller les broussailles sans se piquer ; l’esprit de savoir perdre son temps, de mettre une matinée entière à déjeuner, tout en faisant deux ou trois lieues dans un sentier long de cinquante pas. J’en passe et des plus méritantes. Jamais certaines gens ne s’aviseront de vivre cette vie des poètes : se nourrir d’air pur, philosopher ou dormir entre deux bouchées. Seuls, les paresseux, fils bien-aimés du ciel, savent les finesses de ce joli métier.

Voilà pourquoi Médéric se vantait d’aimer les mûres.

Les ronces devant lesquelles il venait de s’arrêter, étaient chargées de grappes longues et nombreuses. Il fut émerveillé.

– Tudieu ! dit-il, les beaux fruits, le beau prodige ! Des mûres en avril, et des mûres d’une telle grosseur : voilà qui me paraît tout aussi étonnant qu’un baquet d’eau changée en vin. On a raison de le dire, rien ne fortifie la foi comme la vue des faits surnaturels : désormais je veux croire les contes de nourrice dont on m’a bercé. Moi, c’est ainsi que j’entends les miracles, lorsqu’ils emplissent mon verre ou mon assiette. Ça, déjeunons, puisqu’il plaît à Dieu de changer le cours des saisons pour me servir selon mon goût.

Ce disant, Médéric allongea délicatement les doigts et saisit une grosse mûre qui eût suffi au repas de deux moineaux. Il la savoura avec lenteur, puis fit claquer la langue, hochant la tête d’un air satisfait, comme un buveur émérite qui déguste un vieux vin. Alors, le cru étant connu, le déjeuner commença. Le gourmand alla de buisson en buisson, humant le soleil dans les intervalles, établissant des différences de goût, ne pouvant se fixer. Tout en marchant, il discourait, à haute voix, car il avait pris l’habitude du monologue en compagnie du silencieux Sidoine ; quand il se trouvait seul, il ne s’en adressait pas moins à son mignon, estimant que sa présence importait peu à la conversation.

– Mon mignon, disait-il, je ne connais pas de besogne plus philosophique que celle de manger des mûres, le long des sentiers. C’est là tout un apprentissage de la vie. Vois quelle adresse il faut déployer pour atteindre les hautes branches, qui, remarque-le, portent toujours les plus beaux fruits. Je les incline en attirant à petits coups les tiges basses ; un sot les briserait, moi je les laisse se redresser, en prévision de la saison prochaine. Il y a encore les épines, où les maladroits se blessent ; moi j’utilise les épines, qui me servent de crochets dans cette délicate opération. Veux-tu jamais juger un homme, le connaître aussi bien que Dieu qui l’a fait : mets-le, le ventre vide, devant une ronce chargée de baies, par une claire matinée. Ah ! le pauvre homme ! Pour ameuter les sept péchés capitaux dans une conscience, il suffit d’une mûre au bout d’une haute branche.

Et Médéric, tout aise de vivre, mangeait, pérorait, clignait les yeux pour mieux embrasser son petit horizon. D’ailleurs, il oubliait parfaitement S. M. Sidoine 1er, la nation Bleue, toute la royale comédie. Le roi en deux personnes avait laissé son corps chez son peuple ; son esprit battait la campagne, perdu dans les haies, se donnant du bon temps. Ainsi, la nuit, l’âme, s’envolant sur l’aile d’un songe, s’en va prendre ses ébats, dans quelque coin inconnu, insoucieuse de la prison dont elle s’est échappée. Cette comparaison n’est-elle pas très ingénieuse ? bien que je me sois défendu d’avoir caché quelque sens philosophique sous le voile léger de cette fiction, ne te dit-elle pas clairement ce qu’il te faut penser de mon géant et de mon nain ?

Cependant, comme Médéric faisait les yeux doux à une mûre, il fut, de la façon la plus imprévue, rappelé aux tristes réalités de cette vie. Un dogue, non des plus minces, se précipita brusquement dans le sentier, aboyant avec force, les dents blanches, les paupières sanglantes. As-tu remarqué, Ninette, quel bon caractère hospitalier ont les chiens dans la campagne ? Ces fidèles animaux, lorsqu’ils ont reçu de l’homme les bienfaits de l’éducation, possèdent au plus haut point le sentiment de la propriété. Il y a vol pour eux à fouler la terre d’autrui. Le nôtre, qui eût dévoré Médéric pour le peu de boue qu’un passant emporte à ses semelles, devint furieux, à le voir manger les mûres poussées librement au gré de la pluie et du soleil. Il se précipita, la gueule ouverte.

Médéric ne l’attendit certes pas. Il avait une haine raisonnée pour ces grosses bêtes, aux allures brutales, qui sont chez les animaux ce que sont les gendarmes chez les hommes. Il se mit à fuir, à toutes jambes, fort effrayé, très inquiet des suites de cette mauvaise rencontre. Ce n’est pas qu’il raisonnât beaucoup en cette circonstance ; mais comme il avait, par usage, une grande habitude de la logique, tout en ayant la tête perdue, il posa en principe : Ce chien a quatre pattes, moi j’en ai deux plus faibles et moins exercées ; – en tira comme conséquence : Il doit courir plus longtemps et plus vite que moi ; – fut naturellement conduit à penser : Je vais être dévoré ; – enfin arriva victorieusement à conclure : Ce n’est plus qu’une simple question de temps. La conclusion lui donna froid dans les jambes. Il se tourna et vit le dogue à une dizaine de pas ; il courut plus fort, le dogue courut plus fort ; il sauta un fossé, le dogue sauta le fossé. Étouffant, les bras ouverts, il allait sans volonté ; il sentait des crocs aigus s’enfoncer dans ses chairs, et, les yeux fermés, voyait luire dans l’ombre deux paupières sanglantes. Les abois du chien l’entouraient, le serraient à la gorge, comme font les vagues pour l’homme qui se noie.

Encore deux sauts, c’en était fait de Médéric. Et ici, permets-moi, Ninon, de me plaindre du peu de secours prêté par notre esprit à notre corps, quand ce dernier se trouve dans quelque embarras. Je le demande, où baguenaudait l’esprit de Médéric, tandis que son corps n’avait que deux misérables jambes à son service ? La belle avance, de fuir pour se sauver ! tout le monde en fait autant. Si son esprit n’eût pas couru la pretentaine, l’ingénieux enfant, sans tant s’essouffler ni risquer une pleurésie, aurait, dès les premiers pas, monté tranquillement sur un arbre, comme il le fit, au bout d’un quart d’heure de course folle. C’est là ce que j’appelle un trait de génie ; l’inspiration lui vint d’en haut. Quand il fut à califourchon sur une maîtresse branche, il s’étonna d’avoir songé à une chose aussi simple.

Le dogue, dans son élan furieux, vint se heurter violemment contre l’arbre, puis se mit à tourner autour du tronc, en poussant des abois féroces. Médéric prit ses aises et retrouva la parole.

– Hélas ! hélas ! cria-t-il, mon pauvre mignon, je me trouve vertement puni d’avoir voulu prendre l’air sans emmener tes poings avec moi. Voilà qui me prouve une fois de plus combien nous nous sommes indispensables l’un à l’autre ; notre amitié est œuvre de la Providence. Que fais-tu loin de moi, ayant tes seuls bras pour te tirer d’affaire ? que fais-je ici moi-même, logé sur une branche, n’ayant pas la moindre taloche à appliquer sur le museau de ce vilain animal. Hélas ! hélas ! c’en est fait de nous !

Le dogue, las d’aboyer, s’était gravement assis sur son derrière, le cou allongé, la lèvre retroussée. Il regardait Médéric, sans bouger d’une ligne. Celui-ci, voyant la bête prêter une attention soutenue, crut comprendre qu’elle l’invitait à parler. Il résolut de profiter d’un pareil auditeur, désireux de se faire écouter une fois dans sa vie. D’ailleurs, il n’avait que des phrases à sa disposition pour sortir d’embarras.

– Mon ami, dit-il d’une voix mielleuse, je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Allez à vos affaires. Je retrouverai parfaitement mon chemin. Je vous l’avouerai même, il y a, à quelques lieues d’ici, un bon peuple que mon absence doit plonger dans la plus vive inquiétude. Je suis roi, s’il faut tout dire. Vous ne l’ignorez pas, les rois sont des bijoux précieux, que les nations n’aiment point à perdre. Retirez-vous donc. Il serait peu convenable de forcer l’histoire à écrire un jour comme quoi le sot entêtement d’un chien a suffi pour bouleverser un grand empire. Voulez-vous une place à ma cour ? être le gardien des viandes du palais ? Dites, quelle charge puis-je vous offrir pour que Votre Excellence daigne s’éloigner ?

Le dogue ne bougeait pas. Médéric pensa l’avoir gagné par l’appât d’un titre officiel ; il fit mine de descendre. Sans doute le dogue n’était point ambitieux, car il se mit à hurler de nouveau, se dressant contre l’arbre.

– Le diable t’emporte ! murmura Médéric.

À bout d’éloquence, il fouilla ses poches. C’est là un moyen qui, chez les hommes, réussit généralement. Mais allez donc jeter une bourse à un chien, si ce n’est pour lui faire une bosse à la tête. Médéric n’était pas d’ailleurs un garçon à avoir une bourse dans ses chausses ; il considérait l’argent comme parfaitement inutile, ayant toujours vécu de libres échanges. Il trouva mieux qu’une poignée de sous, je veux dire qu’il trouva un morceau de sucre. Mon héros étant fort gourmand de sa nature, cette trouvaille n’a rien qui doive t’étonner. Je tiens à te faire remarquer comme les détails de ce récit arrivent naturellement et portent un haut caractère de véracité.

Médéric, tenant le morceau de sucre entre deux doigts, le montra au chien, qui ouvrit la gueule sans façons. Alors l’assiégé descendit doucement. Quand il fut près de terre, il laissa tomber la proie ; le chien la happa au passage, donna un coup de gosier, ne se lécha même pas et se précipita sur Médéric.

– Ah ! brigand ! s’écria celui-ci en remontant vivement sur sa branche, tu manges mon sucre et tu veux me mordre ! Allons, ton éducation a été soignée, je le vois ; tu es bien le fidèle élève de l’égoïsme de tes maîtres : rampant devant eux, toujours affamé de la chair des passants.

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