XII Morale

Le soleil venait de disparaître derrière les collines du couchant. La terre, voilée d’une ombre douce, sommeillait déjà à demi, rêveuse et mélancolique. Au-dessus des horizons s’étendait un ciel blanc, sans transparence. Il est une heure, chaque soir, d’une profonde tristesse : la nuit n’est pas encore, la lumière s’éteint lentement, comme à regret ; et l’homme, dans cet adieu, se sent au cœur une vague inquiétude, un besoin immense d’espérance et de foi. Les premiers rayons du matin mettent des chansons sur les lèvres ; les derniers rayons du soir mettent des larmes dans les yeux. Est-ce la pensée désolante du labeur sans cesse repris, sans cesse abandonné, l’âpre désir mêlé d’effroi d’un repos éternel ? Est-ce la ressemblance de toutes choses humaines avec cette lente agonie de la lumière et du bruit ?

Sidoine et Médéric s’étaient assis sur les décombres du hangar. Dans l’effacement de la terre et du ciel, une étoile brillait au-dessus des branches noires d’un chêne. Et tous deux regardaient cette lueur consolatrice trouant d’un rayon d’espoir le voile morne du crépuscule.

Une voix qui sanglotait ramena leurs regards sur le sentier. Entre les haies, ils virent venir à eux Primevère, blanche dans les ténèbres. Elle s’avançait à petits pas, les cheveux dénoués.

Elle s’assit au côté de Médéric. Puis, appuyant la tête à son épaule :

– Ô mon ami, dit-elle, que les bêtes sont méchantes !

Et elle pleurait toutes ses larmes, les laissant couler sur ses joues, les mains jointes, sans les essuyer.

– Les pauvres dédaignées, reprit-elle, je les aimais comme des sœurs. Je croyais par mes caresses leur avoir fait oublier leurs dents et leurs griffes. Est-ce donc si difficile de n’être pas cruel ?

Médéric se garda de répondre. La science du bien et du mal n’était pas faite pour cette enfant.

– Dites-moi, demanda-t-il, n’êtes-vous pas l’aimable Primevère, reine du Royaume des Heureux ?

– Oui, répondit-elle, je suis Primevère.

– Alors, ma mie, essuyez vos larmes. Je viens pour vous épouser.

Primevère essuya ses larmes. Et mettant les mains dans les mains de Médéric, elle le regarda en face.

– Je ne suis qu’une ignorante, dit-elle doucement. Voilà des yeux mauvais, qui pourtant ne me font pas peur. Il y a de la bonté, sous je ne sais quelle triste raillerie, dans ces yeux-là. Avez-vous besoin de mes caresses pour devenir meilleur ?

– J’en ai besoin, répondit Médéric. J’ai couru le monde et je suis las.

– Le ciel est bon, reprit l’enfant. Il ne laisse pas chômer ma tendresse. Je vous épouserai, cher seigneur.

Ce disant, elle s’assit de nouveau. Elle songeait à cette pitié inconnue qui naissait en elle ; jamais elle n’avait senti pareil désir de consoler. Dans sa naïveté, elle se demandait si elle ne venait pas de trouver enfin la mission confiée par Dieu en ce monde aux jeunes reines d’âme tendre et charitable. Les hommes jouissent d’une félicité si parfaite, qu’ils se fâchent au moindre bienfait ; les bêtes ont de méchants caractères, malaisés à comprendre. Sûrement, puisque le ciel lui donnait des pleurs et des caresses, elle ne pouvait les donner à son tour à aucune créature, si ce n’était à son cher seigneur, qui lui disait en avoir grand besoin. Pour ne rien cacher, elle se sentait tout autre ; elle ne pensait plus à son peuple, elle oubliait même complètement ses pauvres élèves sur le tombeau desquels elle se trouvait. Son amour, offert à la création entière et que la création refusait, venait de grandir encore, en se fixant sur un seul être. Elle s’abîmait dans cet infini, insoucieuse de la terre, ignorante du mal, comprenant qu’elle obéissait à Dieu, et qu’une heure de pareille extase est préférable à mille ans de progrès et de civilisation.

Tous trois, Primevère, Sidoine et Médéric, se taisaient. Autour d’eux, un immense silence, de grandes ombres vagues changeant la campagne en un lac de ténèbres, aux flots lourds et immobiles ; au-dessus de leurs têtes, un ciel sans lune, semé d’étoiles, voûte noire criblée de trous d’or. Là, suivant chacun leurs pensées, ayant le monde à leurs pieds, ils songeaient dans la nuit, assis sur les ruines de l’école modèle. Primevère, mince et souple, avait passé les bras au cou de Médéric ; elle se laissait aller sur sa poitrine, les yeux grands ouverts, regardant les ténèbres. Sidoine, renversé à demi, honteux et désespéré, cachait ses poings, pensait en dépit de lui-même.

Soudain il parla, et sa voix rude eut un accent d’indicible tristesse.

– Hélas ! dit-il, mon frère Médéric, que ma pauvre tête est vide, depuis le jour où tu l’as emplie de pensées ! Où sont mes loups galeux que j’assommais de si bon cœur, mes beaux champs de pommes de terre qu’ensemençaient les voisins, ma brave stupidité qui me garait des vilains songes ?

– Mon mignon, demanda doucement Médéric, regrettes-tu nos courses et la science acquise ?

– Oui, frère. J’ai vu le monde et ne l’ai pas compris. Tu as cherché à me le faire épeler, mais les leçons ont eu je ne sais quoi d’amer qui a troublé ma sainte quiétude de pauvre d’esprit. Au départ, j’avais des croyances d’instinct, une foi entière en mes volontés naturelles ; à l’arrivée, je ne vois plus nettement ma vie, je ne sais où aller ni que faire.

– J’avoue, mon mignon, t’avoir instruit un peu à l’aventure. Mais, dis-moi, dans ce tas de sciences imprudemment remuées, ne te rappelles-tu pas quelques vérités vraies et pratiques ?

– Eh ! mon frère Médéric, ce sont justement ces belles vérités qui me chagrinent. Je sais à présent que la terre, ses fruits, ses moissons, ne m’appartiennent pas ; je vais jusqu’à mettre en doute mon droit de me distraire en écrasant des mouches le long des murs. Ne pouvais-tu m’épargner le terrible supplice de la pensée ? Va, je te dispense maintenant de tenir tes promesses.

– Que t’avais-je donc promis, mon mignon ?

– De me donner un trône à occuper et des hommes à tuer. Mes pauvres poings, qu’en faire à cette heure ? Sont-ils assez inutiles, assez embarrassants ! Je n’aurais pas le courage de les lever sur un moucheron. Nous nous trouvons dans un royaume sagement indifférent aux grandeurs et aux misères humaines ; point de guerre, point de cour, presque point de roi. Hélas ! et nous voici cette ombre de monarque. C’est là sans doute le châtiment de notre ambition ridicule. Je t’en prie, mon frère Médéric, calme le trouble de mon esprit.

– Ne t’inquiète ni ne t’afflige, mon mignon, nous sommes au port. Il était écrit que nous serions rois, mais c’est là une fatalité dont nous saurons nous consoler. Nos voyages ont eu cet excellent résultat de changer nos idées premières de domination et de conquêtes. En ce sens, notre règne chez les Bleus a été un apprentissage aussi rude que salutaire. Le destin a sa logique. Il nous faut remercier la fortune de ce que, ne pouvant épargner la royauté, elle nous a donné un beau royaume, vaste et fertile à souhait, où nous vivrons en honnêtes gens. Nous gagnerons tout au moins la liberté, à ce métier de roi honoraire, n’ayant pas les soucis de la charge ; nous vieillirons dans notre dignité, jouissant de notre couronne en avares, je veux dire ne la montrant à personne ; ainsi, notre existence aura un noble but, celui de laisser nos sujets tranquilles, et notre récompense sera la tranquillité qu’ils nous donneront eux-mêmes. Va, mon mignon, ne te désespère. Nous allons reprendre notre vie d’insouciance, oubliant tous les vilains spectacles, toutes les vilaines pensées du monde que nous venons de traverser ; nous allons être parfaitement ignorants et n’avoir cure que de nous aimer. Dans nos domaines royaux, au soleil en hiver, en été sous les chênes, moi j’aurai la mission de caresser Primevère, tandis que Primevère aura celle de me rendre deux caresses pour une ; toi, comme tu ne saurais, sans mourir d’ennui, garder tes poings en repos, pendant ce temps, tu laboureras nos champs, les sèmeras de grains, couperas nos moissons, vendangeras nos vignes ; de la sorte, nous mangerons du pain, boirons du vin, qui nous appartiendront. Nous ne tuerons jamais plus, même pour manger. En ces questions seules je consens à rester savant. Je te le disais bien au départ : « Je te taillerai une si belle besogne que dans mille ans le monde parlera encore de tes poings. » Car les laboureurs des temps à venir s’émerveilleront, en passant au milieu de ces campagnes. À voir leur éternelle fécondité, ils se diront entre eux : « Là travaillait jadis le roi Sidoine. » Je l’avais prédit, mon mignon, tes poings devaient être des poings de roi ; seulement ce seront des poings de roi travailleur, les plus beaux, les plus rares qui existent.

À ces mots, Sidoine ne se sentit pas d’aise. Sa mission, dans la vie commune, lui parut de beaucoup la plus agréable, comme étant celle qui demandait le plus de force.

– Parbleu ! frère, cria-t-il, raisonner est une belle chose, quand on conclut sagement. Me voici tout consolé. Je suis roi et je règne sur mon champ. On ne saurait mieux trouver. Tu verras mes légumes superbes, mon blé haut comme des roseaux, mes vendanges à saouler une province. Va, je suis né pour me battre avec la terre. Dès demain, je travaille et dors au soleil. Je ne pense plus.

Sidoine, en terminant, croisa les bras, se laissant aller à un demi-sommeil. Primevère regardait toujours les ténèbres, souriante, les bras au cou de Médéric, n’entendant que les battements du cœur de son ami.

Après un silence :

– Mon mignon, reprit celui-ci, il me reste à faire un discours. Ce sera le dernier, je le jure. Toute histoire, assure-t-on, demande une morale. Si jamais quelque pauvre hère, malade de silence, se met un jour en tête de conter l’étonnant récit de nos aventures, il fera bien auprès de ses lecteurs la plus sotte mine du monde, en ce sens qu’il leur paraîtra parfaitement absurde, s’il reste véridique. Je crains même qu’on ne le lapide, pour la liberté de paroles et d’allures de ses héros. Comme ce pauvre hère naîtra sans doute sur le tard, au milieu d’une société parfaite en tous points, son indifférence et ses négations blesseront à juste titre le légitime orgueil de ses concitoyens. Il serait donc charitable de chercher, avant de quitter la scène, la moralité de nos aventures, afin d’éviter à notre historiographe le chagrin de passer pour un malhonnête homme. Toutefois, s’il a quelque probité, voici ce qu’il écrira sur le dernier feuillet : « Bonnes gens qui m’avez lu, nous sommes, vous et moi, de parfaits ignorants. Pour nous, rien n’est plus près de la raison que la folie. Je me suis, il est vrai, moqué de vous ; mais, auparavant, je me suis moqué de moi-même. Je crois que l’homme n’est rien. Je doute de tout le reste. La plaisanterie de notre apothéose a trop duré. Nous menions effrontément, en nous déclarant le dernier mot de Dieu, la créature par excellence, celle pour laquelle il a créé le ciel et la terre. Sans doute, on ne saurait imaginer une fable plus consolante ; car si demain mes frères venaient à s’avouer ce qu’ils sont, ils iraient probablement se suicider chacun dans leur coin. Je ne crains pas d’amener leur raison à ce point extrême de logique ; ils ont une inépuisable charité, une copieuse provision de respect et d’admiration pour leur être. Donc, je n’ai pas même l’espoir de les faire convenir de leur néant, ce qui eût été une moralité comme une autre. D’ailleurs, pour une croyance que je leur ôterais, je ne pourrais leur en donner une meilleure ; peut-être essayerai-je plus tard. Aujourd’hui, j’ai grande tristesse ; j’ai conté mes mauvais songes de la nuit dernière. J’en dédie le récit à l’humanité. Mon cadeau est digne d’elle ; et, de toutes manières, peu importe une gaminerie de plus parmi les gamineries de ce monde. On m’accusera de n’être pas de mon temps, de nier le progrès, aux jours les plus féconds en conquêtes. Eh ! bonnes gens, vos nouvelles clartés ne sont encore que des ténèbres. Comme hier, le grand mystère nous échappe. Je me désole à chaque prétendue vérité que l’on découvre, car ce n’est pas là celle que je cherche, la Vérité une et entière, qui seule guérirait mon esprit malade. En six mille ans, nous n’avons pu faire un pas. Que si, à cette heure, pour vous éviter le souci de me juger fou à lier, il vous faut, absolument une morale aux aventures de mon géant et de mon nain, peut-être vous contenterai-je en vous donnant celle-ci : Six mille ans et six mille ans encore s’écouleront, sans que nous achevions jamais notre première enjambée. » Voilà, mon mignon, ce qu’un historien consciencieux conclurait de notre histoire. Mais, tu penses, les beaux cris qui accueilleraient une pareille conclusion ! Je me refuse nettement à être une cause de scandale pour nos frères. Dès ce moment, désireux de voir notre légende courir le monde dûment autorisée et approuvée, j’en rédige la morale comme suit : « Bonnes gens qui m’avez lu, écrira le pauvre hère, je ne puis vous détailler ici les quinze ou vingt morales de ce récit. Il y en a pour tous les âges, pour toutes les conditions. Il suffit de vous recueillir et de bien interpréter mes paroles. Mais la vraie morale, la plus moralisante, celle dont je compte moi-même faire profit à ma prochaine histoire, est celle-ci : Lorsqu’on se met en route pour le Royaume des Heureux, il faut en connaître le chemin. Êtes-vous édifiés ? J’en suis fort aise. » Hé ! mon mignon Sidoine, tu n’applaudis pas ?

Sidoine dormait. Au ciel, la lune venait de se lever ; une clarté douce emplissait l’horizon, bleuissant l’espace, tombant en nappes d’argent des hauteurs dans la campagne. Les ténèbres s’étaient dissipées ; le silence régnait, plus profond. À l’effroi de l’heure précédente avait succédé une sereine tristesse. Dans le premier rayon, Médéric et Primevère apparurent au sommet des décombres, enlacés, immobiles ; tandis que, à leurs pieds, gisait Sidoine, éclairé par de larges pans de lumière.

Il ouvrit un œil, et, moitié endormi :

– J’entends, dit-il. Mon frère Médéric, où est la sagesse ?

– Mon mignon, répondit Médéric, prends une pêche.

– J’entends, dit Sidoine. Où est le bonheur ?

Alors Primevère, lente, repliant les bras, se souleva. Elle allongea les lèvres et baisa les lèvres de Médéric.

Sidoine, satisfait, se rendormit, dodelinant de la tête, tournant les pouces, plus bête que jamais.

Cet ouvrage est le 224e publié

dans la collection À tous les vents

par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québec

est la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

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