XI Une école modèle

– Sommes-nous au port, mon frère ? demanda Sidoine. Je suis las, j’ai grand besoin d’un trône pour m’asseoir.

– Marchons toujours, mon mignon, répondit Médéric. Il nous faut connaître notre royaume. Le pays me paraît paisible. Nous y dormirons, je crois, nos grasses matinées. Ce soir, nous nous reposerons.

Les deux voyageurs traversaient les villes et les campagnes, regardant autour d’eux. La terre les ayant attristés, ils trouvaient un délassement dans les purs horizons, dans les foules silencieuses de ce coin perdu de l’univers. Je l’ai dit, le Royaume des Heureux n’était pas un paradis aux ruisseaux de lait et de miel, mais une contrée de clarté douce, de sainte tranquillité.

Médéric comprit l’admirable équilibre de ce royaume. Un rayon de moins, et la nuit eût été faite ; un rayon de plus, et la lumière aurait blessé les yeux. Il se dit que là devait être la sagesse, où l’homme consentait à se mesurer le bien comme le mal, à accepter sa condition sous le ciel, sans se révolter par ses dévouements ou par ses crimes.

Comme ils avançaient, lui et son compagnon, ils trouvèrent, au milieu d’un champ, un hangar fermé de grilles. Médéric reconnut l’école modèle fondée par l’aimable Primevère, pour ses chers animaux. Depuis longtemps il désirait connaître les suites de cet essai de perfectibilité. Il fit coucher Sidoine au pied du mur ; puis, tous deux, appuyant leurs fronts aux barreaux, ils purent contempler et suivre dans ses détails une scène étrange qui acheva leur éducation.

Au premier regard, ils ne surent quelles créatures bizarres ils avaient devant eux. Trois mois de caresses, d’enseignement mutuel, de régime frugal, avaient mis les pauvres bêtes sur les dents. Les lions, pelés et galeux, semblaient d’énormes chats de gouttière ; les loups portaient la tête basse, plus maigres, plus honteux que des chiens errants ; quant aux autres bêtes de complexion plus délicate, elles gisaient pêle-mêle sur le sol, n’offrant à la vue que des côtes saillantes, des museaux allongés. Les oiseaux et les insectes étaient encore moins reconnaissables, ayant perdu les belles couleurs de leurs ajustements. Tous ces êtres misérables tremblaient de faim et de froid, n’étant plus ce que Dieu les avait créés, mais se trouvant d’ailleurs parfaitement civilisés.

Médéric et Sidoine, peu à peu, finirent par reconnaître les différents animaux. Malgré leur respect du progrès et des bienfaits de l’instruction, ils ne purent s’empêcher de plaindre ces victimes du bien. Il y a tristesse à voir la création s’amoindrir.

Cependant, les bêtes de l’école modèle se traînèrent en gémissant au centre du hangar ; là, elles se rangèrent en cercle. Elles allaient tenir conseil.

Un lion, comme ayant gardé le plus de souffle, porta le premier la parole.

– Mes amis, dit-il, notre plus cher désir, à nous tous qui avons le bonheur d’être enfermés ici, est de persévérer dans l’excellente voie de fraternité et de perfection que nous suivons avec des résultats si remarquables.

Un grognement d’approbation l’interrompit.

– Je n’ai que faire, reprit-il, de vous présenter le délicieux tableau des récompenses qui attendent nos efforts. Nous formerons un seul peuple dans l’avenir, nous aurons une seule langue, tandis qu’une suprême joie naîtra pour chacun de n’être plus soi et d’ignorer qui on est. Vous dites-vous bien le charme de cette heure où il n’existera plus de races, où toutes les bêtes auront une pensée unique, un même goût, un même intérêt ? Ô mes amis, le beau jour, et combien il sera gai !

Un nouveau grognement témoigna de l’unanime satisfaction de l’assemblée.

– Puisque nous hâtons de nos vœux la venue de ce jour, continua le lion, il serait urgent de prendre des mesures pour que nous puissions le voir se lever. Le régime suivi jusqu’ici est certainement excellent, mais je le crois peu substantiel. Avant tout, il nous faut vivre, et nous maigrissons avec constance ; la mort ne saurait être loin si, dans le but louable de nourrir nos âmes, nous continuons à négliger de nourrir nos corps. Il serait absurde, songez-y, de tenter un paradis dont nous ne saurions jouir, par la nature même des moyens employés. Une réforme radicale est nécessaire. Le lait est une nourriture très moralisante, d’une digestion facile, ce qui adoucit singulièrement les mœurs ; mais je pense résumer toutes les opinions en disant que nous ne pouvons supporter le lait plus longtemps, que rien n’est plus fade, qu’en fin de compte il nous faut un ordinaire plus varié et moins écœurant.

Une véritable ovation de hurlements et de bruits de mâchoires accueillit ces dernières paroles de l’orateur. La haine du lait était populaire parmi ces honnêtes animaux vivant depuis trois mois de cette boisson sucrée. L’écuelle quotidienne leur donnait des nausées. Ah ! qu’un peu de fiel leur eût semblé doux !

Lorsque le silence se fut rétabli :

– Mes amis, reprit le lion, le sujet de notre délibération se trouve donc fixé. Nous tenons conseil pour proscrire le lait, pour le remplacer par un aliment nous engraissant, nous aidant tout à la fois aux bonnes pensées. Ainsi, nous allons proposer chacun notre mets ; puis, nous nous déciderons en faveur de celui qui réunira le plus de suffrages. Ce mets constituera dès lors notre commun ordinaire. Je crois inutile de vous faire observer quel esprit doit vous guider dans votre choix : cet esprit est l’entière abnégation de vos goûts personnels, la recherche d’une nourriture convenant également à chacun, offrant surtout des garanties de morale et de santé.

À ce point de l’allocution, l’enthousiasme fut au comble. Rien n’est plus doux que de faire cas de la morale, quand le ventre est préalablement rempli. Une même pensée, une touchante unanimité de sentiments animait l’assemblée.

Le lion, pour sa part, discourait d’un ton humble et affable. Le regard baissé, il eût converti ses frères du désert, tant il offrait un spectacle édifiant. Du geste il réclama l’attention. Il termina en ces termes :

– Je me crois autorisé par ma longue expérience à vous donner le premier mon avis en cette matière délicate. Je le ferai avec toute la modestie qui convient à un simple membre de cette assemblée, mais aussi avec toute l’autorité d’une bête convaincue. C’est dire que je désespère de notre unité future, si mon plat n’est pas accepté à l’unanimité. En mon âme et conscience, ayant longtemps réfléchi au mets nous convenant le mieux, prenant en considération l’intérêt commun, je déclare, j’affirme hautement que rien ne contentera l’estomac et le cœur de chacun, comme une large tranche de chair saignante mangée le matin, une seconde tranche à midi, et une troisième le soir.

Le lion s’arrêta sur cette parole pour recueillir les justes applaudissements que lui semblait mériter sa proposition. Il était de bonne foi, il demeura tout étonné du manque d’ensemble des grognements. Adieu l’unanimité ! L’assemblée n’approuvait plus avec un complet abandon. Les loups et autres bêtes fauves, les oiseaux et les insectes d’appétits sanguinaires, s’extasièrent sur l’excellence du choix. Mais les animaux de nature différente, ceux qui vivent dans les prairies ou sur le bord des étangs, témoignèrent, par leur silence, par leurs mines contristées, du peu de vertu civilisatrice qu’ils accordaient à la chair.

Quelques minutes s’écoulèrent, pleines de froideur et de malaise. On risque gros à combattre l’avis des puissants, surtout lorsqu’ils parlent au nom de la fraternité. Enfin une brebis, plus osée que ses sœurs, se décida à prendre la parole.

– Puisque nous sommes ici, dit-elle, pour émettre franchement nos opinions, laissez-moi vous donner la mienne avec la naïveté qui sied à ma nature. J’avoue n’avoir aucune expérience du mets proposé par mon frère le lion ; il peut être excellent pour l’estomac et d’une rare délicatesse de goût ; je me récuse sur ce point de la discussion. Mais je crois ce mets d’une influence nuisible, quant à la morale. Une des plus fermes bases de notre progrès doit être le respect de la vie ; ce n’est point la respecter que de nous nourrir de corps morts. Mon frère le lion ne craint-il pas de s’égarer en son zèle, de créer une guerre sans fin, en choisissant un tel ordinaire, au lieu d’arriver à cette belle unité dont il a parlé en termes si chaleureux ? Je le sais, nous sommes d’honnêtes bêtes ; il n’est pas question de nous dévorer entre nous. Loin de moi cette vilaine pensée ! Puisque les hommes déclarent pouvoir nous manger, sans cesser d’être de bonnes âmes, des créatures selon l’esprit de Dieu, nous pouvons assurément manger les hommes et rester de sages, de fraternels animaux, tendant à une perfection absolue. Toutefois, je crains les mauvaises tentations, les forces de l’habitude, si un jour les hommes venaient à manquer. Aussi ne puis-je voter une nourriture aussi imprudente. Croyez-moi, un seul mets nous convient, un mets que la terre produit en abondance, sain, rafraîchissant, d’une quête amusante et facile, varié à l’infini. Ô les plantureux festins, mes bons frères ! Luzerne, légumes, toutes les herbes des plaines, toutes les herbes des montagnes ! J’en parle savamment, sans arrière-pensée, n’ayant que l’innocent désir de vivre sans tuer. Je vous le dis en vérité : hors de l’herbe, pas d’unité.

La brebis se tut, constatant à la dérobée l’effet produit par son discours. Quelques maigres adhésions s’élevèrent du côté de l’assemblée occupé par les chevaux, les bœufs et autres mangeurs de grains et de verdure. Quant aux bêtes qui avaient approuvé le choix du lion, elles parurent accueillir la nouvelle proposition avec un singulier mépris, une grimace de mauvais présage pour l’orateur.

Un ver à soie, de vue basse et privé de tact, prit alors la parole. C’était un philosophe austère, s’inquiétant peu du jugement d’autrui, prêchant le bien pour le bien.

– Vivre sans tuer, dit-il, est une belle maxime. Je ne puis qu’applaudir aux conclusions de ma sœur la brebis. Seulement, ma sœur me paraît très gourmande. Pour un mets que nous cherchons, elle nous en offre cinquante ; elle paraît même se complaire dans la pensée d’un menu de prince, aux plats nombreux et de goûts divers. Oublie-t-elle que la sobriété, le dédain des fins morceaux, sont des vertus nécessaires à des bêtes se piquant de progrès ? L’avenir d’une société dépend de la table : manger peu et d’un seul plat, là est l’unique moyen de hâter la venue d’une haute civilisation, forte et durable. Je propose donc, pour ma part, de veiller sur notre appétit, surtout de nous contenter d’une seule sorte de feuilles. Le choix n’étant plus qu’une affaire de goût, je pense satisfaire celui de chacun en choisissant la feuille du mûrier.

– Çà, vieux radoteur, cria un pélican, ne sommes-nous pas assez maigres, sans risquer des coliques, à nous nourrir d’herbe humide ? Fraternise avec la brebis. Moi, je pense comme mon frère le lion, si ce n’est qu’il me paraît faire un choix regrettable en proposant de la chair saignante. La chair seule donne au corps la force de faire le bien, mais j’entends la chair de poisson, blanche, délicate ; c’est là une nourriture d’un manger savoureux, aimée de tout le monde. Enfin, et ce dernier argument doit vous convaincre, les mers occupant sur le globe deux fois plus de place que les continents, nous ne saurions avoir un plus vaste garde-manger. Mes frères comprendront ces raisons.

Les frères se gardèrent de comprendre. Ils jugèrent à propos, pour clore les débats, de crier tous à la fois. Autant d’animaux, autant d’opinions ; pas deux pauvres esprits pensant de compagnie, pas deux natures semblables. Chaque bête se mit à gesticuler, à pérorer, offrant son mets, le défendant au nom de la morale et de la gourmandise. À les en croire, si tous les plats proposés avaient été acceptés, le monde entier aurait passé en ragoût ; il n’est matière qui ne fut déclarée excellente nourriture, depuis la feuille jusqu’au bois, depuis la chair jusqu’au caillou. Profond enseignement, comme disait Médéric, montrant ce qu’est la terre, un fœtus ne vivant encore qu’à demi, où la vie et la mort luttent dans nos temps à forces égales.

Au milieu du vacarme, un jeune chat s’évertuait pour faire comprendre à l’assemblée qu’il désirait lui communiquer une vérité décisive. Il joua ferme des pattes et du gosier, si bien qu’il finit par obtenir un peu de silence.

– Hé ! dit-il, mes bons frères, par pitié, cessez cette discussion qui afflige ici les âmes tendres. Mon cœur saigne à voir cette scène pénible. Hélas ! nous sommes loin de ces mœurs douces, de cette sagesse de paroles que, pour ma part, je cherche depuis mes jeunes ans. Voilà bien un grand sujet de querelle, une méchante nourriture, soutien d’un corps périssable ! Rappelez vos esprits ; vous rirez de votre colère, vous laisserez là cette misérable question. Le choix plus ou moins heureux d’un vil aliment n’est pas digne de nous occuper une seconde. Vivons comme nous avons vécu, n’ayant souci que de réformes morales. Philosophons, mes bons frères, et buvons notre écuelle de lait. Après tout, le lait est d’un goût fort agréable ; je l’estime supérieur aux plats par lesquels vous voulez le remplacer.

Des hurlements épouvantables accueillirent ces derniers mots. La malencontreuse idée du jeune chat acheva de rendre les bêtes furieuses, en leur rappelant le fade breuvage dont elles s’étaient lavé les entrailles pendant trois longs mois. Il leur vint une faim terrible, aiguisée de toute leur colère. La nature l’emporta. Elles oublièrent, en une seconde, les bons procédés que se doivent entre eux des animaux civilisés, elles se sautèrent simplement à la gorge les uns des autres. Celles qui avaient choisi la chair, à bout d’arguments, trouvèrent plus commode de prêcher d’exemple. Les autres, n’ayant ni grain, ni herbe, ni poisson, ni aucun plat pour se venger, se contentèrent de servir à la vengeance de leurs frères.

Ce fut, pendant quelques minutes, une mêlée effrayante. Le nombre des affamés diminuait rapidement, sans qu’il restât un seul blessé à terre. Singulière lutte, dans laquelle les morts tombaient on ne savait où. À peine rassasié, le mangeur était mangé. Tous s’engraissaient mutuellement ; la fête commençait au plus faible pour finir au plus fort. Au bout d’un quart d’heure, le plancher se trouva net. Seules, dix ou douze bêtes fauves, assises sur leurs derrières, se léchaient complaisamment, les yeux demi-clos, les membres alanguis, ivres de nourriture.

L’école modèle avait donc eu pour résultat la plus grande unité possible, celle qui consiste à s’assimiler autrui corps et âme. Peut-être est-ce là l’unité dont l’homme a vaguement conscience, le but final, le travail mystérieux des mondes tendant à confondre tous les êtres en un seul. Mais quelle rude raillerie aux idées de notre âge qui promettent perfection et fraternité à des créatures différentes d’instincts et d’habitudes, parcelles de boue où un même souffle de vie produit des effets contraires ! Sans philosopher davantage, les lions sont les lions.

– Mon frère Médéric, dit Sidoine, voici devant nous dix ou douze scélérats qui ont sur la conscience un poids énorme de péchés. Ils ont parlé le mieux du monde, mais ils ont agi comme des sacripants. Voyons si mes poings ne sont pas rouillés.

Ce disant, il assena sur le hangar un renfoncement formidable qui pulvérisa les poutres et fit voler les pierres de taille en éclats. Les animaux restants, seul espoir de la régénération des bêtes, ne poussèrent pas un cri. Médéric parut chagrin de cette exécution.

– Hé ! mon mignon, cria-t-il, que ne m’as-tu consulté ! Voilà un coup de poing dont tu auras tristesse et remords. Écoute-moi.

– Quoi ! mon frère, n’ai-je pas frappé justement ?

– Oui, selon l’idée que nous nous faisons du bien. Mais, entre nous, et ceci je le dis tout bas pour ne pas troubler une croyance nécessaire, le bien et le mal ne sont-ils pas de création humaine ? Un loup commet-il vraiment une mauvaise action lorsqu’il mange un agneau ? L’homme, ami des agneaux, qui lui porterait un plat de légumes, ne serait-il pas plus ridicule que le loup ne serait coupable ?

– Voudrais-tu, frère, induire logiquement de là que le bien et le mal n’existent pas ?

– Peut-être, mon mignon. Vois-tu, nous voulons trop souvent devancer l’heure fixée par Dieu. Il est certaines lois, sans doute d’une essence divine, qui échappent à notre intelligence et auxquelles nous avons donné le vilain nom de fatalités. Nous désirons sottement réagir contre la nature. Nous admettons, par un rare blasphème, que le mal a pu être créé, et nous voilà nous érigeant en juges, récompensant et punissant, parce que nos sens sont trop faibles pour pénétrer chaque chose, pour nous montrer que tout est bien devant Dieu. Remarque l’absurde justice de ton coup de poing. Tu as puni ces bêtes d’agir selon les lois d’après lesquelles elles doivent vivre. Tu les as jugées en égoïste, au point de vue purement humain, surtout poussé par cet effroi de la mort qui a donné à l’homme le respect de la vie. Enfin, tu t’es scandalisé de voir une race en dévorer une autre, lorsque toi-même tu ne te fais aucun scrupule de te nourrir de la chair des deux.

– Mon frère Médéric, parle plus clairement, ou je n’aurai aucun remords de mon coup de poing.

– Je t’entends, mon mignon. Somme toute, je le veux bien : le mal existe ; ce qui me dispense de te prouver que le bien absolu est impossible. D’ailleurs, les décombres sur lesquels nous sommes assis en sont la preuve. Mais, dis-moi, voulais-tu manger ces bêtes fauves ?

– Certes non. Je n’aime pas le gros gibier.

– Alors, mon mignon, pourquoi les tuer ?

À cette question, Sidoine demeura fort sot. Il chercha une réponse, qu’il ne trouva pas. Le plus vif étonnement se peignit dans ses gros yeux bleus. Puis, comme un homme qui découvre enfin une vérité :

– Eh ! mais, cria-t-il, tu l’as dit, mon coup de poing est absurde. On ne doit tuer que pour manger. Voilà un précepte éminemment pratique, ayant au plus haut point cette justice relative et humaine dont tu m’as parlé. Les hommes devraient le faire écrire en lettres d’or sur les murs de leurs tribunaux et sur les drapeaux de leurs armées. Hélas ! mes pauvres poings ! On ne doit tuer que pour manger.

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