VIII

Le dernier lampion venait de s’éteindre. La foule s’en était allée. Aux clartés vacillantes des réverbères, je ne voyais plus errer sous les arbres que quelques formes noires, couples d’amoureux attardés, ivrognes et sergents de ville promenant leur mélancolie. Les baraques s’allongeaient grises et muettes, aux deux bords de l’avenue, comme les tentes d’un camp désert.

Le vent du matin, un vent humide de rosée, donnait un frisson aux feuilles des ormes. Les émanations âcres de la soirée avaient fait place à une fraîcheur délicieuse. Le silence attendri, l’ombre transparente de l’infini tombaient lentement des profondeurs du ciel, et la fête des étoiles succédait à la fête des lampions. Les honnêtes gens allaient enfin pouvoir se divertir un peu.

Je me sentais tout ragaillardi, l’heure de mes joies étant venue. Je marchais d’un bon pas, montant et descendant les allées, lorsque je vis une ombre grise glisser le long des maisons. Cette ombre venait à moi, rapidement, sans paraître me voir ; à la légèreté de la démarche, au rythme cadencé des vêtements, je reconnus une femme.

Elle allait me heurter, quand elle leva instinctivement les yeux. Son visage m’apparut à la lueur d’une lanterne voisine, et voilà que je reconnus Celle qui m’aime : non pas l’immortelle au blanc nuage de mousseline ; mais une pauvre fille de la terre, vêtue d’indienne déteinte. Dans sa misère, elle me parut charmante encore, bien que pâle et fatiguée. Je ne pouvais douter : c’étaient là les grands yeux, les lèvres caressantes de la vision ; et c’était, de plus, à la voir ainsi de près, la suavité de traits que donne la souffrance.

Comme elle s’arrêtait une seconde, je saisis sa main, que je baisai. Elle leva la tête et me sourit vaguement, sans chercher à retirer ses doigts. Me voyant rester muet, l’émotion me serrant à la gorge, elle haussa les épaules, en reprenant sa marche rapide.

Je courus à elle, je l’accompagnai, mon bras serré à sa taille. Elle eut un rire silencieux ; puis frissonna et dit à voix basse :

– J’ai froid : marchons vite.

Pauvre ange, elle avait froid ! Sous le mince châle noir, ses épaules tremblaient au vent frais de la nuit. Je l’embrassai sur le front, je lui demandai doucement :

– Me connais-tu ?

Une troisième fois, elle leva les yeux, et sans hésiter :

– Non, me répondit-elle.

Je ne sais quel rapide raisonnement se fit dans mon esprit. À mon tour je frissonnai.

– Où allons-nous ? lui demandai-je de nouveau.

Elle haussa les épaules, avec une petite moue d’insouciance ; elle me dit de sa voix d’enfant :

– Mais où tu voudras, chez moi, chez toi, peu importe.

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