VII

Je vis un homme debout devant un des poteaux qui portaient les lampions, et le considérant d’un air profondément absorbé. À ses regards inquiets, je crus comprendre qu’il cherchait la solution de quelque grave problème. Cet homme était l’Ami du peuple.

Ayant tourné la tête, il m’aperçut.

– Monsieur, me dit-il, l’huile employée dans les fêtes coûte vingt sous le litre. Dans un litre, il y a vingt godets comme ceux que vous voyez là : soit un sou d’huile par godet. Or, ce poteau a seize rangs de huit godets chacun : cent vingt-huit godets en tout. De plus, – suivez bien mes calculs, – j’ai compté soixante poteaux semblables dans l’avenue, ce qui fait sept mille six cent quatre-vingts godets, ce qui fait par conséquent sept mille six cent quatre-vingts sous, ou mieux trois cent quatre-vingt-quatre francs.

En parlant ainsi, l’Ami du peuple gesticulait, appuyant de la voix sur les chiffres, courbant sa longue taille, comme pour se mettre à la portée de mon faible entendement. Quand il se tut, il se renversa triomphalement en arrière ; puis, il croisa les bras, me regardant en face d’un air pénétré.

– Trois cent quatre-vingt-quatre francs d’huile ! s’écria-t-il, en scandant chaque syllabe, et le pauvre peuple manque de pain, monsieur ! Je vous le demande, et je vous le demande les larmes aux yeux, ne serait-il pas plus honorable pour l’humanité, de distribuer ces trois cent quatre-vingt-quatre francs aux trois mille indigents que l’on compte dans ce faubourg ? Une mesure aussi charitable donnerait à chacun d’eux environ deux sous et demi de pain. Cette pensée est faite pour faire réfléchir les âmes tendres, monsieur.

Voyant que je le regardais curieusement, il continua d’une voix mourante, en assurant ses gants entre ses doigts :

– Le pauvre ne doit pas rire, monsieur. Il est tout à fait déshonnête qu’il oublie sa pauvreté pendant une heure. Qui donc pleurerait sur les malheurs du peuple, si le gouvernement lui donnait souvent de pareilles saturnales ?

Il essuya une larme et me quitta. Je le vis entrer chez un marchand de vin, où il noya son émotion dans cinq ou six petits verres pris coup sur coup sur le comptoir.

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