I

Te souviens-tu, Ninon, de notre longue course dans les bois ? L’automne semait déjà les arbres de feuilles d’un jaune pourpre que doraient encore les rayons du soleil couchant. L’herbe était plus claire sous nos pas qu’aux premiers jours de mai, et les mousses roussies donnaient à peine asile à quelques rares insectes. Perdus dans la forêt pleine de bruits mélancoliques, nous pensions entendre les plaintes sourdes de la femme qui croit voir à son front la première ride. Les feuillages, que ne pouvait tromper cette pâle et douce soirée, sentaient venir l’hiver dans la brise plus fraîche, et se laissaient tristement bercer, pleurant leur verdure rougie.

Longtemps nous errâmes dans les taillis, peu soucieux de la direction des sentiers, mais choisissant les plus ombreux et les plus discrets. Nos francs éclats de rire effrayaient les grives et les merles qui sifflaient dans les haies ; et parfois, nous entendions glisser bruyamment sous les ronces un lézard vert troublé dans son extase par le bruit de nos pas. Notre course était sans but ; nous avions vu, après une journée de nuages, le ciel sourire vers le soir ; nous étions lestement sortis pour profiter de ce rayon de soleil. Nous allions ainsi, soulevant sous nos pieds un odeur de sauge et de thym, tantôt nous poursuivant, tantôt marchant lentement, les mains enlacées. Puis je cueillais pour toi les dernières fleurs, ou je cherchais à atteindre les baies rouges des aubépines que tu désirais comme un enfant. Et toi, Ninon, pendant ce temps, couronnée de fleurs, tu courais à la source voisine, sous prétexte de boire, mais plutôt pour admirer ta coiffure, ô coquette et paresseuse fille !

Il se mêla soudain aux murmures vagues de la forêt de lointains éclats de rire ; un fifre et un tambourin se firent entendre, et la brise nous apporta des bruits affaiblis de danse. Nous nous étions arrêtés, l’oreille tendue, tout disposés à voir dans cette musique le bal mystérieux des sylphes. Nous nous glissâmes d’arbre en arbre, dirigés par le son des instruments ; puis, lorsque nous eûmes écarté avec précaution les branches du dernier massif, voici le spectacle qui s’offrit à nos yeux.

Au centre d’une clairière, sur une bande de gazon entourée de genévriers et de pistachiers sauvages, allaient et venaient en cadence une dizaine de paysans et de paysannes. Les femmes nu-tête, la gorge cachée sous un fichu, sautaient franchement, en laissant échapper ces éclats de rire que nous avions entendus ; les hommes, pour danser plus à l’aise, avaient jeté leurs vêtements parmi leurs outils de travail qui brillaient dans l’herbe.

Ces braves gens faisaient peu de cas de la mesure. Adossé contre un chêne, un homme, sec et anguleux, jouait du fifre, en frappant de la main gauche sur un tambourin au son grêle, selon la mode de Provence. Il semblait suivre avec amour la mesure pressée et criarde. Parfois son regard s’égarait sur les danseurs ; il haussait alors les épaules de pitié. Musicien juré de quelque gros village, il avait été arrêté comme il passait par là, et ne pouvait voir sans colère ces habitants de l’intérieur des campagnes violer ainsi les lois de la belle danse. Blessé durant le quadrille par les sauts, par les trépignements des paysans, il rougit d’indignation, lorsque, l’air achevé, ils continuèrent leurs enjambées, cinq grandes minutes, sans paraître se douter seulement de l’absence du fifre et du tambourin.

Il eût été charmant sans doute de surprendre les lutins de la forêt dans leurs ébats mystérieux. Mais, au moindre souffle, ils se fussent évanouis ; et courant à la salle de bal, à peine eussions-nous trouvé, pour trace de leur passage, quelques brins d’herbe légèrement courbés. C’eût été moquerie : nous faire entendre leurs rires, nous inviter à partager leur joie, puis s’enfuir à notre approche, sans nous permettre le moindre quadrille.

On ne pouvait danser avec des sylphes, Ninette ; avec des paysans, rien n’était d’une réalité plus engageante.

Nous sortîmes brusquement du massif. Nos bruyants danseurs n’eurent garde de s’envoler. Ils ne s’aperçurent même que longtemps après de notre présence. Ils s’étaient remis à gambader. Le joueur de fifre, qui avait fait mine de s’éloigner, ayant vu briller quelques pièces de monnaie, venait de reprendre ses instruments, battant et soufflant de nouveau, tout en soupirant de prostituer ainsi la mélodie. Je crus reconnaître la mesure lente et insaisissable d’une valse. J’enlaçais déjà ta taille, j’épiais l’instant de t’emporter dans mes bras, lorsque tu te dégageas vivement pour te mettre à rire et à sauter, tout comme une brune et hardie paysanne. L’homme au tambourin, que mes préparatifs de beau danseur consolaient, n’eut plus qu’à se voiler la face et à gémir sur la décadence de l’art.

Je ne sais pourquoi, Ninon, je me souvins hier soir de ces folies, de notre longue course, de nos danses libres et rieuses. Puis, ce vague souvenir fut suivi de cent autres vagues rêveries. Me pardonneras-tu de te les conter ? Cheminant au hasard, m’arrêtant et courant sans raison, je m’inquiète peu de la foule ; mes récits ne sont que de bien pâles ébauches : mais tu m’as dit les aimer.

La danse, cette nymphe pudiquement lascive, me charme plutôt qu’elle ne m’attire. J’aime, simple spectateur, à la voir secouer ses grelots sur le monde ; voluptueuse sous les cieux d’Espagne et d’Italie, se tordre en étreintes, en baisers de feu ; long voilée dans la blonde Allemagne, glisser amoureusement comme un rêve ; et même discrète et spirituelle, marcher dans les salons de France. J’aime à la retrouver partout : sur la mousse des bois comme sur de riches tapis ; à la noce de village ainsi que dans les soirées étincelantes.

Mollement renversée, l’œil humide, les lèvres entr’ouvertes, elle a traversé les temps, en nouant et dénouant ses bras sur sa tête blonde. Toutes les portes se sont ouvertes, au bruit cadencé de ses pas, celles des temples, celles des joyeuses retraites ; là parfumée d’encens, ici la robe rougie de vin, elle a frappé harmonieusement le sol ; et après tant de siècles, elle nous arrive, souriante, sans que ses membres souples pressent ou retardent la mélodieuse cadence.

Vienne donc la déesse. Les groupes se forment, les danseuses se cambrent sous l’étreinte des danseurs. Voici l’immortelle. Ses bras levés tiennent un tambour de basque ; elle sourit, puis donne le signal ; les couples s’ébranlent, suivent ses pas, imitent ses altitudes. Et moi, j’aime à suivre des yeux le tourbillon léger ; je cherche à surprendre tous les regards, toutes les paroles d’amour ; j’ai l’ivresse du rythme, dans le coin perdu où je rêve, remerciant l’immortelle, si elle m’a laissé ignorant et gauche, de m’avoir donné tout au moins le sentiment de son art harmonieux.

À vrai dire, Ninette, je la préférerais, la blonde déesse, dans son amoureuse nudité, écartant et agitant sans lois sa blanche ceinture. Je la préférerais loin des salons, se croyant cachée à tout regard profane, traçant sur le gazon ses pas les plus capricieux. Là, à peine voilée, foulant mollement l’herbe de ses pieds roses, elle agirait dans son innocente liberté, elle trouverait le secret de la mélodie du mouvement. Là, j’irais, caché dans le feuillage, admirer son beau corps, mince et flexible, et suivre du regard les jeux de l’ombre sur ses épaules, selon que son caprice l’emporterait ou la ramènerait.

Mais, parfois, je me suis pris à la détester, lorsqu’elle s’est présentée à moi sous l’aspect d’une jeune coquette, bien empesée, niaisement décente ; lorsque je l’ai vue obéir aveuglément à un orchestre, faire la moue, paraître s’ennuyer, étouffer un bâillement en s’acquittant de ses pas comme d’un devoir. Je dirai le tout : jamais je n’ai admiré sans chagrin l’immortelle dans un salon. Ses fines jambes s’embarrassent dans les grandes jupes de nos élégantes ; elle se trouve par trop gênée, elle qui ne veut être que liberté et que caprice ; et, troublée, elle se conforme lourdement à nos sottes révérences, perdant toujours sa grâce pour rencontrer souvent le ridicule.

Je voudrais pouvoir lui fermer nos portes. Si je la souffre quelquefois sous les lustres, sans trop de tristesse, c’est grâce à ses tablettes d’amour, à son carnet de danse.

Ninon, le vois-tu dans sa main, ce petit livre ? Regarde : le fermoir et le porte-crayon sont en or ; jamais on ne vit papier plus doux ni plus parfumé ; jamais reliure n’eut plus d’élégance. Voilà notre offrande à la déesse. D’autres lui ont donné la couronne et l’écharpe ; nous, par bonté d’âme, lui avons fait cadeau du carnet de danse.

Elle avait tant d’adorateurs, la pauvre enfant, on la pressait de tant d’invitations, qu’elle ne savait plus où donner de la tête. Chacun venait l’admirer en implorant un quadrille, et la coquette accordait toujours ; elle dansait, dansait, perdait la mémoire, était accablée de réclamations, se trompait encore ; de là une confusion terrible, d’immenses jalousies. Elle se retirait, les pieds brisés, la mémoire perdue. On eut pitié d’elle, on lui donna le petit livre doré. Depuis ce temps, plus d’oubli, plus de confusion, plus de passe-droit. Lorsque les amants l’assiègent, elle leur présente le carnet ; chacun y inscrit son nom, c’est aux plus amoureux à arriver les premiers. Fussent-ils cent, les pages blanches sont en grand nombre. Si, lorsque les lustres pâlissent, tous n’ont pas pressé sa fine taille, qu’ils s’en prennent à leur paresse, et non à l’indifférence de l’enfant.

Sans doute, Ninon, le moyen était simple. Tu dois t’étonner de mes exclamations à propos de quelques feuilles de papier. Mais quelques charmantes feuilles, exhalant un parfum de coquetterie, pleines de doux secrets ! Quelle longue liste de beaux amoureux, dont chaque nom est un hommage, chaque page une soirée entière de triomphe et d’adoration ! Quel livre magique, contenant une vie de tendresse, où le profane ne peut épeler que de vains noms, où la jeune fille lit couramment sa beauté et l’admiration qu’elle excite !

Chacun vient à son tour faire acte de soumission, chacun vient signer sa lettre d’amour. Ne sont-ce pas là, en effet, les mille signatures d’une déclaration sous-entendue ? Ne devrait-on pas, si l’on était de bonne foi, les écrire sur le premier feuillet, ces éternelles phrases, toujours jeunes ? Mais le petit livre est discret, il ne veut pas forcer sa maîtresse à rougir. Elle et lui savent seuls ce qu’il faut rêver.

Franchement, je le soupçonne d’être fort rusé. Vois comme il se dissimule, comme il se fait naïf et nécessaire. Qu’est-il ? sinon un aide pour la mémoire, un moyen tout primitif de rendre la justice en accordant à chacun son tour. Lui, parler d’amour, troubler les jeunes filles ! on se trompe grandement. Tourne les pages, tu ne trouveras pas le plus petit « Je t’aime. » Il le dit en vérité, rien n’est plus innocent, plus naïf, plus primitif que lui. Aussi les grands-parents le voient-ils sans effroi dans les mains de leurs filles. Tandis que le billet signé d’un seul nom se cache sous le corsage, lui, la lettre aux mille signatures, se montre hardiment. On le rencontre partout au grand jour, dans les salons et dans la chambre de l’enfant. N’est-il pas le petit livre le moins dangereux qu’on connaisse ?

Il trompe jusqu’à sa maîtresse elle-même. Quel péril peut offrir un objet d’un usage si commun, approuvé d’ailleurs par les grands-parents ? Elle le feuillette sans crainte. C’est ici qu’on peut accuser le carnet de danse de manifeste hypocrisie. Dans le silence, que penses-tu qu’il murmure à l’oreille de l’enfant ? De simples noms ? Oh ! que non pas ! mais bel et bien de longues conversations amoureuses. Il n’a plus son air de nécessité ni de désintéressement. Il babille, il caresse ; il brûle et balbutie de tendres paroles. La jeune fille se sent oppressée ; tremblante, elle continue. Et soudain la fête renaît pour elle, les lustres brillent, l’orchestre chante amoureusement ; soudain chaque nom se personnifie, et le bal, dont elle était la reine, recommence avec ses ovations, ses paroles caressantes et flatteuses.

Ah ! livre malin, quel défilé de jeunes cavaliers ! Celui-là, tout en pressant mollement sa taille, vantait ses yeux bleus ; celui-ci, ému et tremblant, ne pouvait que lui sourire ; cet autre parlait, parlait sans cesse, débitant ces mille galanteries qui, malgré leur vide de sens, en disent plus que de longs discours.

Et, lorsque la vierge s’est oubliée une fois avec lui, le rusé sait bien qu’elle reviendra. Jeune femme, elle parcourt les feuillets, les consulte avec anxiété pour connaître de combien s’est augmenté le nombre de ses admirateurs. Elle s’arrête avec un triste sourire à certains noms qu’elle ne retrouve plus sur les dernières pages, noms volages qui sans doute sont allés enrichir d’autres carnets. La plupart de ses sujets lui restent fidèles ; elle passe avec indifférence. Le petit livre rit de tout cela. Il connaît sa puissance ; il doit recevoir les caresses d’une vie entière.

La vieillesse vient, le carnet n’est pas oublié. Les dorures en sont fanées, les feuillets tiennent à peine. Sa maîtresse, qui a vieilli avec lui, paraît l’en aimer davantage. Elle en tourne encore souvent les pages et s’enivre de son lointain parfum de jeunesse.

N’est-ce pas un rôle charmant, Ninon, que celui du carnet de danse ? N’est-il pas, comme toute poésie, incompris de la foule, lu couramment des seuls initiés ? Confident des secrets de la femme, il l’accompagne dans la vie, ainsi qu’un ange d’amour versant à pleine main les espérances et les souvenirs.

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