II

Georgette sortait à peine du couvent. Elle avait encore cet âge heureux où le songe et la réalité se confondent ; douce et passagère époque, l’esprit voit ce qu’il rêve et rêve ce qu’il voit. Comme tous les enfants, elle s’était laissé éblouir par les lustres flambants de ses premiers bals ; elle se croyait de bonne foi dans une sphère supérieure, parmi des êtres demi-dieux, graciés des mauvais côtés de la vie.

Légèrement brunes, ses joues avaient les reflets dorés des seins d’une fille de Sicile ; ses grands cils noirs voilaient à demi le feu de son regard. Oubliant qu’elle n’était plus sous la férule d’une sous-maîtresse, elle contenait la vie ardente qui brûlait en elle. Dans un salon, elle n’était jamais qu’une petite fille, timide, presque sotte, rougissant pour un mot et baissant les yeux.

Viens, nous nous cacherons derrière les grands rideaux, nous verrons l’indolente étendre les bras et s’éveiller en découvrant ses pieds roses. Ne sois pas jalouse, Ninon : tous mes baisers sont pour toi.

Te souviens-tu ? onze heures sonnaient. La chambre était encore sombre. Le soleil se perdait dans les épaisses draperies des fenêtres, tandis qu’une veilleuse, aux lueurs mourantes, luttait vainement avec l’ombre. Sur le lit, lorsque la flamme de la veilleuse se ravivait, apparaissaient une forme blanche, un front pur, une gorge perdue sous des flots de dentelles ; plus loin, l’extrémité délicate d’un petit pied ; hors du lit, un bras de neige pendant, la main ouverte.

À deux reprises, la paresseuse se retourna sur la couche pour s’endormir de nouveau, mais d’un sommeil si léger, que le subit craquement d’un meuble la fit enfin dresser à demi. Elle écarta ses cheveux tombant en désordre sur son front, elle essuya ses yeux gros de sommeil, ramenant sur ses épaules tous les coins des couvertures, croisant les bras pour se mieux voiler.

Quand elle fut bien éveillée, elle avança la main vers un cordon de sonnette qui pendait auprès d’elle ; mais elle la retira vivement ; elle sauta à terre, courut écarter elle-même les draperies des fenêtres. Un gai rayon de soleil emplit la chambre de lumière. L’enfant, surprise de ce grand jour et venant à se voir dans une glace demi-nue et en désordre, fut fort effrayée. Elle revint se blottir au fond de son lit, rouge et tremblante de ce bel exploit. Sa chambrière était une fille sotte et curieuse ; Georgette préférait sa rêverie aux bavardages de cette femme. Mais, bon Dieu ! quel grand jour il faisait, et combien les glaces sont indiscrètes !

Maintenant, sur les sièges épars, on voyait négligemment jetée une toilette de bal. La jeune fille, presque endormie, avait laissé ici sa jupe de gaze, là son écharpe, plus loin ses souliers de satin. Auprès d’elle, dans une coupe d’agate, brillaient des bijoux ; un bouquet fané se mourait à côté d’un carnet de danse.

Le front sur l’un de ses bras nus, elle prit un collier et se mit à jouer avec les perles. Puis elle le posa, ouvrit le carnet, le feuilleta. Le petit livre avait un air ennuyé et indifférent. Georgette le parcourait sans grande attention, paraissant songer à tout autre chose.

Comme elle en tournait les pages, le nom de Charles, inscrit en tête de chacune d’elles, finit par l’impatienter.

– Toujours Charles, se dit-elle. Mon cousin a une belle écriture ; voilà des lettres longues et penchées qui ont un aspect grave. La main lui tremble rarement, même lorsqu’elle presse la mienne. Mon cousin est un jeune homme très sérieux. Il doit être un jour mon mari. À chaque bal, sans m’en faire la demande, il prend mon carnet et s’inscrit pour la première danse. C’est là sans doute un droit de mari. Ce droit me déplaît.

Le carnet devenait de plus en plus froid. Georgette, le regard perdu dans le vide, semblait résoudre quelque grave problème.

– Un mari, reprit-elle, voilà qui me fait peur. Charles me traite toujours en petite fille ; parce qu’il a remporté huit à dix prix au collège, il se croit forcé d’être pédant. Après tout, je ne sais trop pourquoi il sera mon mari ; ce n’est pas moi qui l’ai prié de m’épouser ; lui-même ne m’en a jamais demandé la permission. Nous avons joué ensemble, autrefois ; je me souviens qu’il était très méchant. Maintenant il est très poli ; je l’aimerais mieux méchant. Ainsi je vais être sa femme ; je n’avais jamais bien songé à cela ; sa femme, je n’en vois vraiment pas la raison. Charles, toujours Charles ! on dirait que je lui appartiens déjà. Je vais le prier de ne pas écrire si gros sur mon carnet : son nom tient trop de place.

Le petit livre, qui, lui aussi, semblait las du cousin Charles, faillit se fermer d’ennui. Les carnets de danse, je le soupçonne, détestent franchement les maris. Le nôtre tourna ses feuillets et présenta sournoisement d’autres noms à Georgette.

– Louis, murmura l’enfant. Ce nom me rappelle un singulier danseur. Il est venu, sans presque me regarder, me prier de lui accorder un quadrille. Puis, aux premiers accords des instruments, il m’a entraînée à l’autre bout du salon, j’ignore pourquoi, en face d’une grande dame blonde qui le suivait des yeux. Il lui souriait par moments, et m’oubliait si bien que je me suis vue forcée, à deux reprises, de ramasser moi-même mon bouquet. Quand la danse le ramenait auprès d’elle, il lui parlait bas ; moi, j’écoutais, mais je ne comprenais point. C’était peut-être sa sœur. Sa sœur, oh ! non : il lui prenait la main en tremblant ; puis, lorsqu’il tenait cette main dans la sienne, l’orchestre le rappelait vainement auprès de moi. Je demeurais là, comme une sotte, le bras tendu, ce qui faisait fort mauvais effet ; les figures en restaient toutes brouillées. C’était peut-être sa femme. Que je suis niaise ! sa femme, vraiment, oui ! Charles ne me parle jamais en dansant. C’était peut-être...

Georgette resta les lèvres demi-closes, absorbée, pareille à un enfant mis en face d’un jouet inconnu, n’osant approcher et agrandissant les yeux pour mieux voir. Elle comptait machinalement sous ses doigts les glands de la couverture, la main droite allongée et grande ouverte sur le carnet. Celui-ci commençait à donner signe de vie ; il s’agitait, il paraissait savoir parfaitement ce qu’était la dame blonde. J’ignore si le libertin en confia le secret à la jeune fille. Elle ramena sur ses épaules la dentelle qui glissait, acheva de compter scrupuleusement les glands de la couverture, et dit enfin à demi-voix :

– C’est singulier, cette belle dame n’était sûrement ni la femme, ni la sœur de M. Louis.

Elle se remit à feuilleter les pages. Un nom l’arrêta bientôt.

– Ce Robert est un vilain homme, reprit-elle. Je n’aurais jamais cru qu’avec un gilet d’une telle élégance, on pût avoir l’âme aussi noire. Durant un grand quart d’heure, il m’a comparée à mille belles choses, aux étoiles, aux fleurs, que sais-je, moi ? J’étais flattée, j’éprouvais tant de plaisir, que je ne savais quoi répondre. Il parlait bien et longtemps sans s’arrêter. Puis, il m’a reconduite à ma place, et là, il a manqué de pleurer en me quittant. Ensuite je me suis mise à une fenêtre ; les rideaux m’ont cachée, en retombant derrière moi. Je songeais un peu, je crois, à mon bavard de danseur, lorsque je l’ai entendu rire et causer. Il parlait à un ami d’une petite sotte, rougissant au moindre mot, d’une échappée de couvent, baissant les yeux, s’enlaidissant par un maintien trop modeste. Sans doute il parlait de Thérèse, ma bonne amie. Thérèse a de petits yeux et une grande bouche. C’est une excellente fille. Peut-être parlaient-ils de moi. Les jeunes gens mentent donc ! Alors, je serais laide. Laide ! Thérèse l’est cependant davantage. Sûrement ils parlaient de Thérèse.

Georgette sourit et eut comme une tentation d’aller consulter son miroir.

– Puis, ajouta-t-elle, ils se sont moqués des dames qui étaient au bal. J’écoutais toujours, je finissais par ne plus comprendre. J’ai pensé qu’ils disaient de gros mots. Comme je ne pouvais m’éloigner, je me suis bravement bouché les oreilles.

Le carnet de danse était en pleine hilarité. Il se mit à débiter une foule de noms pour prouver à Georgette que Thérèse était bien la petite sotte enlaidie par un maintien trop modeste.

– Paul a des yeux bleus, dit-il. Certes, Paul n’est pas menteur, et je l’ai entendu te dire des paroles bien douces.

– Oui, oui, répéta Georgette, M. Paul a des yeux bleus, et M. Paul n’est pas menteur. Il a des moustaches blondes que je préfère beaucoup à celles de Charles.

– Ne me parle pas de Charles, reprit le carnet ; ses moustaches ne méritent pas le moindre sourire. Que penses-tu d’Édouard ? il est timide et n’ose parler que du regard. Je ne sais si tu comprends ce langage, Et Jules ? il n’y a que toi, assure-t-il, qui saches valser. Et Lucien, et Georges, et Albert ? tous te trouvent charmante et quêtent pendant de longues heures l’aumône de ton sourire.

Georgette se remit à compter les glands de la couverture. Le bavardage du carnet commençait à l’effrayer. Elle le sentait qui brûlait ses mains ; elle eût voulu le fermer et n’en avait pas le courage.

– Car tu étais reine, continua le démon. Tes dentelles se refusaient à cacher tes bras nus, ton front de seize ans faisait pâlir ta couronne. Ah ! ma Georgette, tu ne pouvais tout voir, sans cela tu aurais eu pitié. Les pauvres garçons sont bien malades à l’heure qu’il est !

Et il eut un silence plein de commisération. L’enfant qui l’écoutait, souriante, effarouchée, le voyant rester muet :

– Un nœud de ma robe était tombé, dit-elle. Sûrement cela me rendait laide. Les jeunes gens devaient se moquer en passant. Ces couturières ont si peu de soin !

– N’a-t-il pas dansé avec toi ? interrompit le carnet.

– Qui donc ? demanda Georgette, en rougissant si fort que ses épaules devinrent toutes roses.

Et, prononçant enfin un nom qu’elle avait depuis un quart d’heure sous les yeux, et que son cœur épelait, tandis que ses lèvres parlaient de robe déchirée :

– M. Edmond, dit-elle, m’a paru triste, hier soir. Je le voyais de loin me regarder. Comme il n’osait approcher, je me suis levée, je suis allée à lui. Il a bien été forcé de m’inviter.

– J’aime beaucoup M. Edmond, soupira le petit livre.

Georgette fit mine de ne pas entendre. Elle continua :

– En dansant, j’ai senti sa main trembler sur ma taille. Il a bégayé quelques mots, se plaignant de la chaleur. Moi, voyant que les roses de mon bouquet lui faisaient envie, je lui en ai donné une. Il n’y a pas de mal à cela.

– Oh ! non ! Puis, en prenant la fleur, ses lèvres, par un singulier hasard, se sont trouvées près de tes doigts. Il les a baisés un petit peu.

– Il n’y a pas de mal à cela, répéta Georgette qui depuis un instant se tourmentait fort sur le lit.

– Oh ! non ! J’ai à te gronder vraiment de lui avoir tant fait attendre ce pauvre baiser. Edmond ferait un charmant petit mari.

L’enfant, de plus en plus troublée, ne s’aperçut pas que son fichu était tombé et que l’un de ses pieds avait rejeté la couverture.

– Un charmant petit mari, répéta-t-elle de nouveau.

– Moi, je l’aime bien, reprit le tentateur. Si j’étais à ta place, vois-tu, je lui rendrais volontiers son baiser.

Georgette fut scandalisée. Le bon apôtre continua :

– Rien qu’un baiser, là, doucement sur son nom. Je ne le lui dirai pas.

La jeune fille jura ses grands dieux qu’elle n’en ferait rien. Et, je ne sais comment, la page se trouva sous ses lèvres. Elle n’en sut rien elle-même. Tout en protestant, elle baisa le nom à deux reprises.

Alors, elle aperçut son pied, qui riait dans un rayon de soleil. Confuse, elle ramenait la couverture, quand elle acheva de perdre la tête en entendant crier la clef dans la serrure.

Le carnet de danse se glissa parmi les dentelles et disparut en toute hâte sous l’oreiller.

C’était la chambrière.

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