II

À l’aube, Elberg en arrivant éveilla Gneuss qui dormait, la tête sur une pierre.

– Ami, dit-il, je me suis égaré dans les buissons. Comme je m’étais assis au pied d’un arbre, le sommeil m’a surpris et les yeux de mon âme ont vu se dérouler des scènes étranges, dont le réveil n’a pu dissiper le souvenir.

Le monde était à son enfance. Le ciel semblait un immense sourire. La terre, vierge encore, s’épanouissait aux rayons de mai, dans sa chaste nudité. Le brin d’herbe verdissait, plus grand que le plus grand de nos chênes : les arbres élargissaient dans l’air des feuillages qui nous sont inconnus. La sève coulait largement dans les veines du monde, et le flot s’en trouvait si abondant, que, ne pouvant se contenter des plantes, il ruisselait dans les entrailles des roches et leur donnait la vie.

Les horizons s’étendaient calmes et rayonnants. La sainte nature s’éveillait. Comme l’enfant qui s’agenouille au matin et remercie Dieu de la lumière, elle épanchait vers le ciel tous ses parfums, toutes ses chansons, parfums pénétrants, chansons ineffables, que mes sens pouvaient à peine supporter, tant l’impression en était divine.

La terre, douce et féconde, enfantait sans douleur. Les arbres à fruit croissaient à l’aventure, les champs de blé bordaient les chemins, comme font aujourd’hui les champs d’orties. On sentait dans l’air que la sueur humaine ne se mêlait point encore aux souffles du ciel. Dieu seul travaillait pour ses enfants.

L’homme, comme l’oiseau, vivait d’une nourriture providentielle. Il allait, bénissant Dieu, cueillant les fruits de l’arbre, buvant l’eau de la source, s’endormant le soir sous un abri de feuillage. Ses lèvres avaient horreur de la chair ; il ignorait le goût du sang, il ne trouvait de saveurs qu’aux seuls mets que la rosée et le soleil préparaient pour ses repas.

C’est ainsi que l’homme restait innocent et que son innocence le sacrait roi des autres êtres de la création. Tout était concorde. Je ne sais quelle blancheur avait le monde, quelle paix suprême le berçait dans l’infini. L’aile des oiseaux ne battait pas pour la fuite ; les forêts ne cachaient pas d’asiles dans leurs taillis. Toutes les créatures de Dieu vivaient au soleil, ne formant qu’un peuple, n’ayant qu’une loi, la bonté.

Moi, je marchais parmi ces êtres, au milieu de cette nature. Je me sentais devenir plus fort et meilleur. Ma poitrine aspirait longuement l’air du ciel. J’éprouvais, quittant soudain nos vents empestés pour ces brises d’un monde plus pur, la sensation délicieuse du mineur remontant au grand air.

Comme l’ange des rêves berçait toujours mon sommeil, voici ce que vit mon esprit dans une forêt où il s’était égaré.

Deux hommes suivaient un étroit sentier perdu sous le feuillage. Le plus jeune marchait en avant ; l’insouciance chantait sur sa lèvre ; son regard avait une caresse pour chaque brin d’herbe. Parfois, il se tournait pour sourire à son compagnon. Je ne sais à quelle douceur je reconnus que c’était là un sourire de frère.

Les lèvres et les yeux de l’autre homme restaient sombres et muets. Il couvait la nuque de l’adolescent d’un regard de haine, hâtant sa marche, trébuchant derrière lui. Il semblait poursuivre une victime qui ne fuyait pas.

Je le vis couper le tronc d’un arbre, qu’il façonna grossièrement en massue. Puis, craignant de perdre son compagnon, il courut, cachant son arme derrière lui. Le jeune homme, qui s’était assis pour l’attendre, se leva à son approche, et le baisa au front, comme après une longue absence.

Ils se remirent à marcher. Le jour baissait. L’enfant pressa le pas, en apercevant au loin, entre les derniers troncs de la forêt, les lignes tendres d’un coteau, jaune de l’adieu du soleil. L’homme sombre crut qu’il fuyait. Alors il leva le tronc d’arbre.

Son jeune frère se tournait. Une joyeuse parole d’encouragement était sur ses lèvres. Le tronc d’arbre lui écrasa la face, et le sang jaillit.

Le brin d’herbe qui en reçut la première goutte, la secoua avec horreur sur la terre. La terre but cette goutte, frémissante, épouvantée ; un long cri de répugnance s’échappa de son sein, et le sable du sentier rendit le hideux breuvage en mousse sanglante.

Au cri de la victime, je vis les créatures se disperser sous le vent de l’effroi. Elles s’enfuirent par le monde, évitant les chemins frayés ; elles se postèrent dans les carrefours, et les plus forts attaquèrent les plus faibles. Je les vis dans l’isolement polir leurs crocs et acérer leurs griffes. Le grand brigandage de la création commença.

Alors passa devant moi l’éternelle fuite. L’épervier fondit sur l’hirondelle, l’hirondelle dans son vol saisit le moucheron, le moucheron se posa sur le cadavre. Depuis le ver jusqu’au lion, tous les êtres se sentirent menacés. Le monde se mordit la queue et se dévora éternellement.

La nature elle-même, frappée d’horreur, eut une longue convulsion. Les lignes pures des horizons se brisèrent. Les aurores et les soleils couchants eurent de sanglants nuages ; les eaux se précipitèrent avec d’éternels sanglots, et les arbres, tordant leurs branches, jetèrent chaque année des feuilles flétries à la terre.

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