III

Comme Elberg se taisait, Clérian parut. Il s’assit entre ses deux compagnons et leur dit :

– Je ne sais si j’ai vu ou si j’ai rêvé ce que je vais conter, tant le rêve avait de réalité, tant la réalité paraissait un rêve.

Je me suis trouvé sur un chemin qui traversait le monde. Il était bordé de villes, et les peuples le suivaient dans leurs voyages.

J’ai vu que les dalles en étaient noires. Mes pieds glissaient, et j’ai reconnu qu’elles étaient noires de sang. Dans sa largeur, le chemin s’inclinait en deux pentes ; un ruisseau, coulant au centre, roulait une eau rouge et épaisse.

J’ai suivi ce chemin où la foule s’agitait. J’allais de groupe en groupe, regardant la vie passer devant moi.

Ici, des pères immolaient leurs filles dont ils avaient promis le sang à quelque dieu monstrueux. Les blondes têtes se penchaient sous le couteau, pâlissantes au baiser de la mort.

Là, des vierges frémissantes et fières se frappaient pour se dérober à de honteux embrassements, et la tombe servait de blanche robe à leur virginité.

Plus loin, des amantes mouraient sous les baisers. Celle-ci, pleurant son abandon, expirait sur le rivage, les yeux fixés sur les flots qui avaient emporté son cœur ; celle-là, assassinée entre les bras de l’amant, s’envolait à son cou, emportés tous deux dans une éternelle étreinte.

Plus loin, des hommes, las d’ombre et de misère, envoyaient leurs âmes trouver dans un monde meilleur une liberté vainement cherchée sur cette terre.

Partout, les pieds des rois laissaient sur les dalles de sanglantes empreintes. Celui-ci a marché dans le sang de son frère ; celui-là, dans le sang de son peuple ; cet autre, dans le sang de son Dieu. Leurs pas rouges sur la poussière faisaient dire à la foule : Un roi a passé là.

Les prêtres égorgeaient les victimes ; puis, penchés stupidement sur leurs entrailles palpitantes, prétendaient y lire les secrets du ciel. Ils portaient des épées sous leurs robes et prêchaient la guerre au nom de leur Dieu. Les peuples, à leur voix, se ruant les uns sur les autres, se dévoraient pour la glorification du Père commun.

L’humanité entière était ivre ; elle battait les murs, elle se vautrait, sur les dalles souillées d’une boue hideuse. Les yeux fermés, tenant à deux mains un glaive à double tranchant, elle frappait dans la nuit et massacrait.

Un souffle humide de carnage passait sur la foule qui se perdait au loin dans un brouillard rougeâtre. Elle courait, emportée dans un élan d’épouvante, elle se roulait dans l’orgie avec des éclats de plus en plus furieux. Elle foulait aux pieds ceux qui tombaient, et faisait rendre aux blessures la dernière goutte de sang. Elle haletait de rage, maudissant le cadavre, dès qu’elle ne pouvait plus en arracher une plainte.

La terre buvait, buvait avidement ; ses entrailles n’avaient plus de répugnance pour la liqueur âcre. Comme l’être avili par l’ivresse, elle se gorgeait de lie.

Je pressais le pas, ayant hâte de ne plus voir mes frères. Le noir chemin s’étendait toujours aussi vaste à chaque nouvel horizon ; le ruisseau que je suivais semblait porter le flot sanglant à quelque mer inconnue.

Et comme j’avançais, je vis la nature devenir sombre et sévère. Le sein des plaines se déchirait profondément. Des blocs de rocher partageaient le sol en stériles collines et en vallons ténébreux. Les collines montaient, les vallons se creusaient de plus en plus ; la pierre devenait montagne, le sillon se changeait en abîme.

Pas un feuillage, pas une mousse ; des roches désolées, la tête blanchie par le soleil, les pieds ténébreux et mangés par l’ombre. Le chemin passait au milieu de ces roches, dans un silence de mort.

Enfin il fit un brusque détour, et je me trouvai dans un site funèbre.

Quatre montagnes, s’appuyant lourdement les unes sur les autres, formaient un immense bassin. Leurs flancs, roides et unis, qui s’élevaient, pareils aux murs d’une ville cyclopéenne, faisaient de l’enceinte un puits gigantesque dont la largeur emplissait l’horizon.

Et ce puits, dans lequel tombait le ruisseau, était plein de sang. La mer épaisse et tranquille montait lentement de l’abîme. Elle semblait dormir dans son lit de rochers. Le ciel la reflétait en nuées de pourpre.

Alors je compris que là se rendait tout le sang versé par la violence. Depuis le premier meurtre, chaque blessure a pleuré ses larmes dans ce gouffre, et les larmes y ont coulé si abondantes, que le gouffre s’est empli.

– J’ai vu, cette nuit, dit Gneuss, un torrent qui allait se jeter dans ce lac maudit.

– Frappé d’horreur, reprit Clérian, je m’approchai du bord, sondant du regard la profondeur des flots. Je reconnus à leur bruit sourd qu’ils s’enfonçaient jusqu’au centre de la terre. Puis, mon regard s’étant porté sur les rochers de l’enceinte, je vis que le flot en gagnait les cimes. La voix de l’abîme me cria : « Le flot qui monte, montera toujours et atteindra les sommets. Il montera encore, et alors un fleuve échappé du terrible bassin se précipitera dans les plaines. Les montagnes, lasses de lutter avec la vague, s’affaisseront. Le lac entier s’écroulera sur le monde, et l’inondera. C’est ainsi que des hommes qui naîtront, mourront noyés dans le sang versé par leurs pères. »

– Le jour est proche, dit Gneuss : les vagues étaient hautes, la nuit dernière.

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