II

Léon vit donc en plein quartier Latin. Sa main est la plus serrée dans ce pays où toutes les mains se connaissent. La franchise de son regard lui fait un ami de chaque passant.

Les femmes n’osent lui pardonner la haine qu’il leur témoigne, et sont furieuses de ne pouvoir avouer qu’elles l’aiment. Elles le détestent tout en l’adorant.

Avant les faits que je vais te conter, je ne lui ai jamais connu de maîtresse. Il se dit blasé et parle des plaisirs de ce monde comme en parlerait un trappiste, s’il rompait son long silence. Il est sensible à la bonne chère et ne peut souffrir un mauvais vin. Son linge est d’une grande finesse, ses vêtements sont toujours d’une exquise élégance.

Je le vois souvent s’arrêter devant les vierges de l’école italienne, les yeux humides. Un beau marbre lui donne une heure d’extase.

D’ailleurs, Léon mène la vie d’étudiant, travaillant le moins possible, flânant au soleil, s’oubliant sur tous les divans qu’il rencontre. C’est surtout durant ces heures de demi-sommeil qu’il déclame ses plus grosses injures contre les femmes. Les yeux fermés, il paraît caresser une vision, en maudissant le réel.

Un matin de mai, je le rencontrai, l’air ennuyé. Il ne savait que faire, il marchait dans la rue en quête d’aventures. Les pavés étaient fangeux, et l’imprévu ne se présentait de loin en loin aux pieds du promeneur que sous la forme d’une flaque d’eau. J’eus pitié de lui, je lui proposai d’aller voir aux champs si l’aubépine fleurissait.

Pendant une heure, il me fallut subir de longs discours philosophiques concluant tous au néant de nos joies. Peu à peu, cependant, les maisons devenaient plus rares. Déjà, sur le seuil des portes, nous voyions des marmots barbouillés se rouler fraternellement avec de gros chiens. Comme nous entrions en pleine campagne, Léon s’arrêta soudain devant un groupe d’enfants qui jouaient au soleil. Il caressa le plus jeune, puis il m’avoua qu’il adorait les têtes blondes.

J’ai toujours aimé, pour ma part, ces sentiers étroits, resserrés entre deux haies, que les grands chariots ne creusent pas de leurs roues. Le sol en est couvert d’une mousse fine, douce aux pieds comme le velours d’un tapis. On y marche dans le mystère et le silence ; et, lorsque deux amoureux s’y égarent, les épines des murs verdoyants forcent l’amante à se presser sur le cœur de l’amant. Nous nous étions engagés, Léon et moi, dans un de ces chemins perdus où les baisers ne sont écoutés que des fauvettes. Le premier sourire du printemps avait eu raison de la misanthropie de mon philosophe. Il éprouvait de longs attendrissements pour chaque goutte de rosée, il chantait comme un écolier en rupture de ban.

Le sentier s’allongeait toujours. Les haies, hautes et touffues, étaient tout notre horizon. Cette sorte d’emprisonnement et l’ignorance où nous étions de la route, redoublaient notre gaieté.

Peu à peu le passage devint plus étroit : il nous fallut marcher l’un derrière l’autre. Les haies faisaient de brusques détours, le chemin se changeait en labyrinthe.

Alors, à l’endroit le plus resserré, nous entendîmes un bruit de voix ; puis, trois personnes surgirent à un des coudes du feuillage. Deux jeunes gens marchaient en avant, écartant les branches trop longues. Une jeune femme les suivait.

Je m’arrêtai et je saluai. Le jeune homme qui me faisait face, m’imita. Ensuite, nous nous regardâmes. La situation était délicate : les haies nous pressaient, plus épaisses que jamais, et aucun de nous ne semblait disposé à tourner le dos. C’est alors que Léon, qui venait derrière moi, se dressant sur la pointe des pieds, aperçut la jeune femme. Sans mot dire, il s’enfonça bravement dans les aubépines ; ses vêtements se déchirèrent aux ronces, quelques gouttes de sang parurent sur ses mains. Je dus l’imiter.

Les jeunes gens passèrent en nous remerciant. La jeune femme, comme pour récompenser Léon de son dévouement, s’arrêta devant lui, indécise, le regardant de ses grands yeux noirs. Il chercha vite son mauvais sourire, mais ne le trouva pas.

Lorsqu’elle eut disparu, je sortis du buisson, donnant la galanterie à tous les diables. Une épine m’avait blessé au cou, et mon chapeau s’était si bien niché entre deux branches, que j’eus toutes les peines du monde à l’en retirer. Léon se secoua. Comme j’avais fait un signe d’amitié à la belle passante, il me demanda si je la connaissais.

– Certainement, lui répondis-je. Elle se nomme Antoinette. Je l’ai eue trois mois pour voisine.

Nous nous étions remis à marcher. Il se taisait. Alors, je lui parlai de mademoiselle Antoinette.

C’était une petite personne toute fraîche, toute mignonne ; le regard demi-moqueur, demi-attendri ; le geste décidé, l’allure leste et pimpante ; en un mot, une bonne fille. Elle se distinguait de ses pareilles par une franchise et une loyauté rares dans le monde où elle vivait. Elle se jugeait elle-même, sans vanité comme sans modestie, disant volontiers qu’elle était née pour aimer, pour jeter au vent du caprice son bonnet par-dessus les moulins.

Pendant trois longs mois d’hiver, je l’avais vue, pauvre et isolée, vivre de son travail. Elle faisait cela sans étalage, sans prononcer le grand mot de vertu, mais parce que telle était son idée du moment. Tant que son aiguille marcha, je ne lui connus pas un amoureux. Elle était un bon camarade pour les hommes qui la venaient voir ; elle leur serrait la main, riait avec eux, mais tirait son verrou à la première menace d’un baiser. J’avouai que j’avais essayé de lui faire quelque peu la cour. Un jour, comme je lui apportais une bague et des pendants d’oreille :

– Mon ami, m’avait-elle dit, reprenez vos bijoux. Lorsque je me donne, je ne me donne encore que pour une fleur.

Quand elle aimait, elle était paresseuse et indolente. La dentelle et la soie remplaçaient alors l’indienne. Elle effaçait soigneusement les blessures de l’aiguille, et d’ouvrière devenait grande dame.

D’ailleurs, dans ses amours, elle gardait sa liberté de grisette. L’homme qu’elle aimait le savait bientôt ; il le savait tout aussi vite, lorsqu’elle ne l’aimait plus. Ce n’était pas, cependant, une de ces belles capricieuses changeant d’amant à chaque chaussure usée. Elle avait une grande raison et un grand cœur. Mais la pauvre fille se trompait souvent ; elle plaçait ses mains dans des mains indignes, et les retirait vite de dégoût. Aussi était-elle las de ce quartier Latin, où les jeunes gens lui semblaient bien vieux.

À chaque nouveau naufrage, son visage devenait un peu plus triste. Elle disait de rudes vérités aux hommes ; elle se querellait de ne pouvoir vivre sans aimer. Puis elle se cloîtrait, jusqu’à ce que son cœur brisât les grilles.

Je l’avais rencontrée la veille. Elle éprouvait un grand chagrin : un amant venait de la quitter, alors qu’elle l’aimait encore un peu.

– Je sais bien, m’avait-elle dit, que, huit jours plus tard, je l’aurais laissé là moi-même : c’était un méchant garçon. Mais je l’embrassais encore tendrement sur les deux joues. C’est au moins trente baisers perdus.

Elle avait ajouté que, depuis ce temps, elle traînait à sa suite deux amoureux qui l’accablaient de bouquets. Elle les laissait faire, leur tenant parfois ce discours : « Mes amis, je ne vous aime ni l’un ni l’autre : vous seriez de grands fous de vous disputer mes sourires. Soyez frères plutôt. Vous êtes, je le vois, de bons enfants ; nous allons nous égayer en vieux camarades. Mais à la première querelle, je vous quitte. »

Les pauvres garçons se serraient donc la main avec chaleur, tout en s’envoyant au diable. C’étaient eux sans doute que nous venions de rencontrer.

Telle était mademoiselle Antoinette : pauvre cœur aimant égaré en pays de débauche ; douce et charmante fille qui semait les miettes de ses tendresses à tous les moineaux voleurs du chemin.

Je donnai à Léon ces détails. Il m’écouta sans témoigner un grand intérêt, sans provoquer mes confidences par la moindre question. Lorsque je me tus :

– Cette fille est trop franche, me dit-il ; je n’aime pas sa façon de comprendre l’amour.

Il avait tant cherché qu’il retrouvait son méchant sourire.

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