III

Nous étions enfin sortis des haies. La Seine coulait à nos pieds ; sur l’autre rive, un village mirait ses pieds dans la rivière. Nous nous trouvions en pays de connaissance ; maintes fois nous avions rôdé dans les îles qui descendaient au fil de l’eau.

Après un long repos sous un chêne voisin, Léon me déclara qu’il mourait de faim et de soif. J’allais lui déclarer que je mourais de soif et de faim. Alors nous tînmes conseil. La décision fut touchante d’unanimité : nous devions nous rendre au village ; là, nous procurer un grand panier ; ce panier serait convenablement empli de plats et de bouteilles ; enfin tous trois, le panier et nous, nous gagnerions l’île la plus verte.

Vingt minutes après, nous n’avions plus qu’à trouver un canot. Je m’étais obligeamment chargé de la corbeille ; je dis corbeille, et le terme est encore modeste. Léon marchait en avant, demandant une barque à chaque pêcheur. Les barques étaient toutes en campagne. J’allais proposer à mon compagnon de dresser notre table sur le continent, lorsqu’on nous indiqua un loueur qui peut-être nous contenterait.

Le loueur habitait, au bout du village, une cabane bâtie à l’angle de deux rues. Or, il arriva qu’en tournant cet angle, nous nous trouvâmes de nouveau en face de mademoiselle Antoinette, suivie de ses deux amoureux. L’un, comme moi, pliait sous le poids d’un énorme panier ; l’autre, comme Léon, avait l’air effaré d’un homme en quête de quelque objet introuvable. J’eus un regard de pitié pour le pauvre diable qui suait, tandis que Léon parut me remercier d’avoir accepté un fardeau qui fit rire un peu méchamment la jeune femme.

Le loueur fumait, debout sur le seuil de sa porte. Depuis cinquante ans, il avait vu des milliers de couples lui venir emprunter ses rames pour gagner le désert. Il aimait ces blondes amoureuses qui, parties les fichus empesés, revenaient, un peu chiffonnées, les rubans en grand désordre. Il leur souriait au retour, lorsqu’elles le remerciaient de ses barques qui connaissaient si bien et gagnaient d’elles-mêmes les îles aux herbes les plus hautes.

Le brave homme vint à nous, en apercevant nos paniers.

– Mes enfants, nous dit-il, je n’ai plus qu’un canot. Que ceux qui ont trop faim aillent s’attabler là-bas, sous les arbres.

Cette phrase était, certes, très maladroite : on n’avoue jamais devant une femme qu’on a trop faim. Nous nous faisions, indécis, n’osant plus refuser la barque. Antoinette, toujours railleuse, eut cependant pitié de nous.

– Ces messieurs, dit-elle en s’adressant à Léon, nous ont déjà cédé le pas ce matin ; nous le leur cédons à notre tour.

Je regardai mon philosophe. Il hésitait, il balbutiait, comme quelqu’un qui n’ose dire sa pensée. Quand il vit mes yeux se fixer sur lui :

– Mais, dit-il vivement, le dévouement n’a que faire ici : un seul canot peut nous suffire. Ces messieurs nous déposeront dans la première île venue, et nous reprendront au retour. Acceptez-vous cet arrangement, messieurs ?

Antoinette répondit qu’elle acceptait. Les paniers furent soigneusement déposés au fond de la barque. Je me plaçai tout contre le mien, le plus loin possible des rames. Antoinette et Léon, ne pouvant sans doute faire autrement, s’assirent côte à côte, sur le banc resté libre. Quant aux deux amoureux, luttant toujours de bonne humeur et de galanterie, ils saisirent les rames dans un fraternel accord.

Ils gagnèrent le courant. Là, comme ils maintenaient la barque, la laissant descendre au fil de l’eau, mademoiselle Antoinette prétendit qu’en amont de la rivière les îles étaient plus désertes et plus ombreuses. Les rameurs se regardèrent, désappointés ; ils firent tourner le canot, ils remontèrent péniblement, luttant contre le flot rapide en cet endroit. Il est une tyrannie bien lourde et bien douce : c’est le désir d’un tyran aux lèvres roses, qui peut, dans un de ses caprices, demander le monde et le payer d’un baiser.

La jeune femme s’était penchée, plongeant sa main dans l’eau. Elle l’en retirait toute pleine ; puis, rêveuse, semblait compter les perles qui s’échappaient de ses doigts. Léon la regardait faire, se taisant, mal à l’aise de se sentir aussi près d’une ennemie. Il ouvrit deux fois les lèvres, sans doute pour dire quelque sottise ; mais il les referma vite, voyant que je souriais. D’ailleurs, ni lui ni elle ne paraissaient faire grand cas de leur voisinage. Ils se tournaient même un peu le dos.

Antoinette, las de mouiller ses dentelles, me parla de son chagrin de la veille. Elle me dit s’être consolée. Mais elle était encore bien triste. Aux jours d’été, elle ne pouvait vivre sans amour. Elle ne savait que faire en attendant l’automne.

– Je cherche un nid, ajouta-t-elle. Je le veux tout de soie bleue. On doit aimer plus longtemps, lorsque meubles, tapis et rideaux ont la couleur du ciel. Le soleil se tromperait, s’y oublierait le soir, croyant se coucher dans une nue. Mais je cherche en vain. Les hommes sont des méchants.

Nous étions arrivés en face d’une île. Je dis aux rameurs de nous y descendre. J’avais déjà un pied à terre, lorsque Antoinette se récria, trouvant l’île laide et sans feuillages, déclarant qu’elle ne consentirait jamais à nous abandonner sur un pareil rocher. Léon n’avait pas bougé de son banc. Je repris ma place, nous continuâmes à monter.

La jeune femme, avec une joie d’enfant, se mit à décrire le nid qu’elle rêvait. La chambre devait être carrée ; le plafond, haut et voûté. La tapisserie des murs serait blanche, semée de bluets liés en gerbe par un bout de ruban. Aux quatre angles, il y aurait des consoles chargées de fleurs ; au milieu, une table, également couverte de fleurs. Puis, un sopha, petit, pour que deux personnes assises y tiennent à peine, en se pressant beaucoup ; pas de glace qui égare le regard dans une coquetterie égoïste ; des tapis et des rideaux très épais, pour étouffer le bruit des baisers. Fleurs, sopha, tapis, rideaux, seraient bleus. Elle mettrait une robe bleue, et n’ouvrirait pas la fenêtre, les jours où le ciel aurait des nuages.

Je voulus à mon tour orner un peu la chambre. Je parlai de cheminée, de pendule, d’armoire.

– Mais, me dit-elle étonnée, on ne se chaufferait pas, on n’aurait que faire de l’heure. Je trouve votre armoire ridicule. Me croyez-vous assez sotte pour traîner nos misères dans mon nid. J’y voudrais vivre libre, insouciante, non pas toujours, mais quelques bonnes heures, chaque soir d’été. Les hommes, s’ils devenaient anges, se fatigueraient de Dieu lui-même. Je sais ce qu’il en est. C’est moi qui aurais la clef du paradis dans la poche.

Une seconde île verdoyait devant nous, Antoinette battit des mains. C’était bien le plus charmant petit désert qu’un Robinson pût rêver à vingt ans. La rive, un peu haute, était bordée de grands arbres, entre lesquels les églantiers et les herbes luttaient de croissance. Un mur impénétrable se bâtissait là chaque printemps, mur de feuilles, de branches, de mousses, qui se grandissait encore en se mirant dans l’eau. Au dehors, un rempart de rameaux enlacés ; au dedans, on ne savait. Cette ignorance des clairières, ce large rideau de verdure qui tremblait au vent, sans jamais s’écarter, faisaient de l’île une retraite mystérieuse, que le passant des rives voisines peuplait volontiers des blanches filles de la rivière.

Nous tournâmes longtemps autour de cet énorme bouquet de feuillage, avant de trouver un port. Il semblait ne vouloir pour habitants que les oiseaux libres. Enfin, sous une grande broussaille s’avançant au-dessus de l’eau, nous pûmes prendre pied. Antoinette nous regarda descendre. Elle allongeait la tête, essayant de voir au delà des arbres.

L’un des rameurs qui maintenait la barque en se tenant à une branche, lâcha prise. Alors la jeune femme, se sentant emportée, tendit le bras, et saisissant à son tour une racine. Elle s’y cramponna, appela à son secours, et cria qu’elle ne voulait pas aller plus loin. Puis, lorsque les rameurs eurent amarré le canot, elle sauta sur le gazon et vint à nous, toute vermeille de son exploit.

– Soyez sans crainte, messieurs, nous dit-elle, je ne veux pas vous gêner ; s’il vous plaît d’aller au nord, nous irons au midi.

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