VII

Un an plus tard, Guillaume et Guillaumette se trouvaient les plus riches fermiers du pays. Ils possédaient une grande ferme neuve ; leurs champs s’étendaient à tant de lieues à la ronde, qu’un même horizon ne pouvait les contenir. Qu’un pauvre devienne riche, cela n’est point rare ; personne, dans nos temps, ne songe à s’en étonner. Mais, lorsque Guillaume et Guillaumette de méchants devinrent bons, il y en eut qui se refusèrent à le croire. C’était la vérité cependant. Les parents de Sœur-des-Pauvres, ne souffrant plus le froid ni la faim, retrouvèrent leur bon cœur d’autrefois. Comme ils avaient beaucoup pleuré, ils se sentirent frères des misérables et les soulagèrent sans égoïsme.

Les larmes, je le sais, sont bonnes conseillères. Pourtant, si Guillaumette n’aima plus trop la dentelle, si Guillaume cessa de boire et préféra le travail, m’est avis que les gros sous avaient en eux quelque vertu secrète qui aida au miracle ; car ils n’étaient pas comme les premiers sous venus, qui consentent à payer les mauvaises dépenses ; eux se refusaient aux méchants cœurs et rendaient charitable, en dirigeant la main des honnêtes gens qui les possédaient. Ah ! les braves gros sous n’ayant point la morne stupidité de nos laides pièces d’or et d’argent !

Guillaume et Guillaumette baisaient Sœur-des-Pauvres du matin au soir. Les premiers jours, ils lui évitaient toute fatigue, ils se fâchaient dès qu’elle parlait de travail. Il était aisé de voir qu’ils souhaitaient en faire une belle demoiselle, avec de petites mains blanches, bonnes à nouer des rubans. « Fais-toi fière, lui disaient-ils chaque matin ; ne te chagrine du reste. » Mais la fillette ne l’entendait point ainsi ; elle serait morte de tristesse, à rester assise tout le long du jour, sans autre besogne que de regarder filer les nuages ; ses richesses lui étaient une moindre distraction que de frotter ses meubles de chêne et de tirer soigneusement ses draps de fine toile. Elle prenait donc du plaisir à sa guise, répondant à ses parents : « Laissez, je suis chaudement vêtue et n’ai que faire de dentelle ; j’aime mieux souci de ménage que souci de toilette. »

Et elle disait cela si sagement, que Guillaume et Guillaumette comprirent qu’elle avait une grande raison. Ils ne la contrarièrent plus dans ses goûts. Ce fut fête pour elle. Elle se leva, ainsi qu’autrefois, à cinq heures, et se chargea des soins domestiques ; non pas qu’elle balaya et lava, comme aux jours du malheur, car ce n’était une besogne de sa force que d’entretenir en propreté un aussi vaste logis ; mais elle surveilla les servantes, elle n’eut aucune fausse honte à les aider dans leurs travaux de laiterie et de basse-cour. Elle était bien la jeune fille la plus riche et la plus active de la contrée. Chacun s’émerveillait de ce qu’elle n’eut point changé en devenant grosse fermière, sinon qu’elle avait les joues plus roses et le cœur plus gai au travail. « Bonne misère, disait-elle souvent, tu m’as appris à être riche. »

Elle songeait beaucoup pour son âge, ce qui l’attristait parfois. Je ne sais comment elle s’aperçut que ses gros sous lui devenaient de peu d’utilité. Les champs lui donnaient le pain, le vin, l’huile, les légumes, les fruits ; les troupeaux lui fournissaient la laine pour les vêtements, la chair pour les repas ; tout s’offrait à ses entours, et les produits de la ferme suffisaient amplement à ses besoins, ainsi qu’à ceux de ses gens. Même la part des pauvres était large, car elle ne donnait plus aumônes d’argent, mais viande, farine, bois à brûler, pièces de toile et de drap, se montrant sage en cela, offrant ce qu’elle savait nécessaire aux indigents, leur évitant la tentation de mal employer les sous de la charité.

Or, dans cette abondance de biens, plusieurs tas de gros sous dormaient au grenier, où Sœur-des-Pauvres se chagrinait de les voir occuper la place de vingt à trente bottes de paille. Elle préférait de beaucoup cette paille, récompense du travail, à cette monnaie qu’elle entassait sans grand mérite. Aussi, peu à peu, en vint-elle à se sentir un profond dédain pour cette sorte de richesse, bonne à dormir dans les coffres des avares, ou encore à s’user aux mains des trafiquants des villes.

Elle était si lasse de cette fortune incommode, qu’un matin elle se décida à la faire disparaître. Elle avait conservé le petit sac qui dévorait les gros sous d’une façon si aisée ; il fit son devoir en conscience et nettoya proprement le grenier. Sœur-des-Pauvres agit de ruse, car elle se garda de mettre au fond le sou de la mendiante ; de sorte que l’argent s’en alla bel et bien, sans avoir la tentation de revenir.

Ainsi, elle prit soin de ne pas devenir trop riche, sentant qu’il y avait là danger pour le cœur. Elle donna peu à peu une partie de ses terres, qui étaient trop vastes pour nourrir une seule famille. Elle mesura son revenu à ses besoins. Puis, comme les bons bras ne manquaient pas à la ferme, lorsque, malgré elle, les sous s’amassaient au grenier, elle y montait en cachette, elle s’appauvrissait à plaisir. Pour assurer son contentement, elle garda toute sa vie la bourse enchantée, qui donnait si largement aux heures de détresse, et qui, aux heures de fortune, ne savait plus que prendre.

Sœur-des-Pauvres avait un autre souci. Le cadeau de la pauvresse l’embarrassait. Elle s’effrayait du pouvoir qu’il lui donnait, car, lors même qu’on ne doute pas de soi, il y a plus de gaieté de cœur à se sentir humble que puissant. Elle l’eût volontiers jeté à la rivière ; mais un méchant pouvait le trouver dans le sable et en user au dommage de chacun ; et, certes, s’il employait à faire le mal la moitié de l’argent qu’elle avait dépensé en bonnes œuvres, il n’est point douteux qu’il ne ruinât le pays. Aussi comprit-elle alors que la mendiante ait longtemps cherché avant de donner son aumône : c’était là un cadeau faisant la joie ou le désespoir d’un peuple, selon la main qui le recevait.

Elle garda le sou. Comme il était percé, elle se le pendit au cou, à l’aide d’un ruban ; ainsi elle ne pouvait le perdre. Mais cela la chagrinait de le sentir sur sa poitrine ; elle eût tout fait au monde pour retrouver la pauvresse. Elle l’aurait priée de reprendre ce dépôt, trop lourd pour être longtemps gardé, et de la laisser vivre en bonne fille, ne faisant d’autres miracles que des miracles de travail et de joyeuse humeur.

Or, l’ayant vainement cherchée, elle désespérait de jamais la rencontrer.

Un soir, passant devant l’église, elle entra faire un bout de prière. Elle alla tout au fond, dans une petite chapelle qu’elle aimait pour son ombre et son silence ; les vitraux, d’un bleu sombre, éclairaient les dalles comme d’un reflet de lune ; la voûte, un peu basse, n’avait pas d’écho. Mais, ce soir-là, la petite chapelle était en fête. Un rayon égaré, après avoir traversé la nef, donnait en plein sur l’humble autel, allumant dans les ténèbres le cadre doré d’un vieux tableau.

Sœur-des-Pauvres, qui s’était agenouillée sur la pierre nue, eut une courte distraction, à voir ce bel adieu du soleil à son coucher, sur ce cadre qu’elle ne savait point là. Puis, penchant la tête, elle commença son oraison ; elle suppliait le bon Dieu de lui envoyer un ange qui se chargeât du gros sou.

Au fort de sa prière, elle leva le front. Le baiser du soleil montait lentement ; il avait laissé le cadre pour la toile peinte ; on eût pu croire qu’une lumière blonde sortait de l’image sainte. Elle rayonnait sur le mur noir ; et c’était comme si quelque chérubin eût écarté un coin du voile des cieux, car on y voyait, dans un éblouissement de gloire et de splendeur, la Vierge Marie endormant Jésus sur ses genoux.

Sœur-des-Pauvres regardait, cherchant à se souvenir. Elle avait vu, en songe peut-être, cette belle sainte et cette enfant divin. Eux aussi la reconnaissaient sans doute : ils lui souriaient, et même elle les vit sortir de la toile, pour descendre vers elle.

Elle entendit une voix douce qui disait :

– « Je suis la sainte mendiante des cieux. Les pauvres de la terre me font l’offrande de leurs larmes, et je tends la main à chaque misérable, afin qu’il se soulage. J’emporte au ciel ces aumônes de souffrance. Ce sont elles qui, amassées une à une dans les siècles, formeront au dernier jour les trésors de félicité des élus.

« C’est ainsi que je vais par le monde, pauvrement vêtue, comme il convient à une fille du peuple. Je console les indigents mes frères, je sauve les riches par la charité.

« Je t’ai vue, un soir, et j’ai reconnu en toi celle que je cherchais. C’est un rude labeur que le mien. Lorsque je rencontre un ange sur la terre, je lui confie une partie de ma mission. J’ai pour cela des sous du ciel qui ont l’intelligence du bien, qui rendent fées les mains pures.

« Vois, mon Jésus te sourit : il est content de toi. Tu as été mendiante des cieux, car chacun t’a fait l’aumône de son âme, et tu amèneras ton cortège de pauvres jusque dans le paradis. Maintenant, donne ce sou qui te pèse ; les chérubins ont seuls cette force de porter éternellement le bien sur leurs ailes. Sois humble, sois heureuse. »

Sœur-des-Pauvres écoutait la parole divine ; elle était là, demi-penchée, muette, en extase ; et, dans ses yeux grands ouverts, se reflétait l’éblouissement de la vision. Elle demeura longtemps immobile. Puis, comme le rayon montait toujours, il lui sembla que la porte du ciel se refermait ; la Vierge, ayant pris le ruban à son cou, disparut lentement. L’enfant regardait encore, mais elle voyait seulement le haut du cadre doré, brillant faiblement aux dernières lueurs.

Alors, ne sentant plus le poids du sou sur sa poitrine, elle crut en ce qu’elle venait de voir. Elle se signa, elle s’en alla, remerciant Dieu.

C’est ainsi qu’elle n’eut plus de souci et qu’elle vécut longtemps, jusqu’au jour où l’ange qu’elle attendait depuis sa jeunesse, l’emmena auprès de sa mère et de son père, dont les regrets l’appelaient depuis si longtemps au paradis. Elle trouva près d’eux Guillaume et Guillaumette, qui l’avaient quittée, eux aussi, un jour qu’ils étaient las.

Et plus de cent ans après sa mort, on n’aurait pu trouver un seul mendiant dans la contrée ; non pas qu’il y eût dans les armoires des familles de nos vilaines pièces d’or ou d’argent ; mais il s’y rencontrait toujours, on ne savait comment, quelques fils du sou de la Vierge, de ces gros sous de cuivre jaune, qui sont la monnaie des travailleurs et des simples d’esprit.

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