VI

À son réveil, Sœur-des-Pauvres eut un remords. Elle se dit qu’elle était allée bien loin chercher la misère du pays entier, sans songer à soulager celle de son oncle et de sa tante.

La chère enfant avait compassion de toutes les souffrances. Un pauvre était pauvre pour elle, avant d’être bon ou méchant. Elle ne distinguait point entre les larmes, elle pensait volontiers qu’elle n’avait pas charge de distribuer des peines et des récompenses, mais mission d’essuyer des pleurs. Dans sa petite raison de dix ans, il n’y avait pas grande idée de justice ; elle était toute charité, toute aumône. Lorsqu’elle songeait aux damnés d’enfer, il lui venait au cœur des pitiés, qu’elle n’éprouvait jamais aussi fortes pour les âmes du purgatoire.

Quelqu’un lui ayant dit un jour que tel pauvre ne méritait pas le pain qu’elle lui donnait, elle n’avait pas compris. Elle se refusait à croire que ce n’est pas assez d’avoir faim pour manger.

Or, pour réparer son oubli, Sœur-des-Pauvres reprenant le petit sac, alla vite acheter, en bel argent neuf, une terre qui touchait à la cabane de ses parents. Elle acheta en outre une paire de bœufs, blancs et roux, aux poils luisants comme de la soie. Elle n’eut garde d’oublier la charrue. Puis, elle loua un garçon de ferme qui conduisit l’attelage au bord du champ, à la porte de la chaumière. Pendant ce temps, elle amassait à la ville des provisions de toutes sortes, souches de vigne qui brûlent avec un feu clair, fine fleur de farine, salaisons, légumes secs. Elle se faisait suivre de trois grosses charrettes, allant de boutique en boutique, les chargeant de ce qu’elle pensait nécessaire à un ménage. Et c’était merveille comme elle dépensait en grande fille l’argent du bon Dieu, n’achetant pas choses inutiles, ainsi qu’on aurait pu l’attendre d’une bambine de son âge, mais bien meubles solides, pièces de toile, chaudrons de cuivre, tout ce que souhaite dans ses rêves une ménagère de trente ans.

Lorsque les trois charrettes furent pleines, elle vint les faire ranger auprès des bœufs et de la charrue. Alors elle comprit que la chaumière était bien misérable, bien petite, pour contenir ces richesses, et elle eut du chagrin de ne pouvoir acheter une ferme, non pas qu’elle manquât d’argent, mais parce qu’il n’y avait point de ferme dans cette partie du pays. Elle résolut d’appeler les maçons et de leur faire bâtir une grande habitation, sur l’emplacement même de la pauvre demeure. Mais en attendant, comme elle était pressée, elle se contenta de verser sur le sol, devant les charrettes, quelques tas de gros sous, pour payer les frais de bâtisse.

Elle fit si bien, qu’elle ne mit pas une heure à tout disposer de la sorte. Guillaume et Guillaumette dormaient encore, n’ayant entendu ni le bruit des roues ni le fouet du garçon de ferme.

Alors, Sœur-des-Pauvres s’approcha de la porte, ayant aux lèvres un fin sourire, car elle avait parfois l’espièglerie du bien. Elle s’était hâtée un peu par malice ; elle s’applaudissait d’avoir réussi à devancer le réveil de ses parents.

Elle donna un dernier regard à ses achats, puis se mit à crier, en frappant dans ses mains de toutes ses forces :

– Oncle Guillaume, tante Guillaumette !

Et, comme les deux vieux ne bougeaient, elle heurta du poing les planches mal jointes du volet, en répétant plus haut, à plusieurs reprises :

– Oncle Guillaume, tante Guillaumette, ouvrez vite, la fortune demande à entrer !

Or, Guillaume et Guillaumette entendirent cela en dormant, ce qui les fit sauter du lit, avant d’avoir pris la peine de s’éveiller. Sœur-des-Pauvres criait encore, lorsqu’ils parurent sur le seuil, se poussant, se frottant les yeux, pour mieux voir ; et ils s’étaient tant pressés, que Guillaume avait les jupes et Guillaumette les culottes. Ils n’eurent garde de s’en douter, ayant bien d’autres sujets d’étonnement. Les tas de gros sous s’élevaient, hauts comme des meules de foin, devant les trois charrettes qui avaient fort grand air, les chaudrons et les meubles de chêne se détachant sur la neige. Les bœufs, au vent froid du matin, soufflaient avec bruit. Le soc de la charrue semblait d’argent, blanc des premiers rayons.

Le garçon de ferme s’avança et dit à Guillaume :

– Maître, où dois-je conduire l’attelage ? Ce n’est pas saison de labour. Soyez sans crainte : vos champs sont ensemencés, vous aurez ample récolte.

Et, pendant ce temps, les charretiers s’étaient approchés de Guillaumette.

– Brave dame, lui disaient-ils, voici votre ménage, avec vos provisions d’hiver. Hâtez-vous de nous dire où nous devons décharger nos charrettes.

C’est peu d’un jour pour rentrer au logis toutes ces richesses.

Les deux vieux, bouche béante, ne savaient que répondre. Ils regardaient timidement ces biens qu’ils ne se connaissaient pas, ils songeaient aux vilains sous qui s’étaient si cruellement moqués d’eux, la nuit dernière. Sœur-des-Pauvres, cachée dans un coin, riait de leur étrange figure ; elle ne désirait tirer autre vengeance de leur peu d’amitié pour elle, dans les jours d’infortune. La pauvre petite n’avait jamais tant ri de sa vie. Je t’assure, tu aurais ri comme elle, de voir Guillaume en jupes et Guillaumette en culottes, ne sachant s’ils devaient se réjouir ou pleurer, faisant la grimace la plus plaisante du monde.

Enfin, comme elle les voyait près de rentrer et de fermer porte et fenêtre, elle se montra.

– Mes amis, dit-elle au garçon de ferme et aux charretiers, entrez tout ceci dans la chaumière ; n’ayez point souci d’emplir les chambres jusqu’au plafond. Je n’avais pas songé à la petitesse du logis, j’ai tant acheté qu’il nous faut maintenant un château. Mais voici l’argent pour les maçons.

Elle disait cela afin d’être entendue de ses parents, car elle pensait avec raison les rassurer en leur donnant à comprendre qu’elle était la bonne fée qui leur faisait ces cadeaux. Or, Guillaume et Guillaumette se promettaient depuis la veille de la battre, en punition de ce qu’elle les avait quittés tout un jour ; mais, lorsqu’ils l’entendirent parler ainsi, lorsqu’ils virent les hommes déposer les meubles et les provisions à leur porte, ils la regardèrent, ils éclatèrent en sanglots, sans savoir pourquoi. Il leur sembla qu’une main les serrait à la gorge. Ils restaient là, debout, près d’étouffer, ne sachant que faire, dans cette émotion qu’ils ne connaissaient pas. Et, tout d’un coup, ils comprirent qu’ils aimaient Sœur-des-Pauvres. Alors, riant dans les larmes, ils coururent l’embrasser, ce qui les soulagea.

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