V

Frères, où était donc l’amante, reine des lacs et des nuées ? où la brune moissonneuse dont le regard est si profond qu’il suffit à une vie d’amour ?

Ainsi, c’en est donc fait : j’ai menti à ma jeunesse, je suis le fiancé du vice. Le souvenir de ma première heure d’amour est étroitement lié à celui d’un bouge infâme, d’une couche chaude encore des baisers de chacun. Lorsque, dans les nuits de mai, j’évoquerai la fiancée, je verrai se lever une fille nue et cynique, s’éveillant et me tendant les bras. Ce spectre pâle et flétri sera de tous mes amours. Il se dressera entre ma bouche et celle de la vierge, réclamant pour ses lèvres mes lèvres souillées. Il se glissera dans mon lit, profitant de mon sommeil pour m’étreindre en un songe horrible. Quand l’amante balbutiera à mon oreille une parole frissonnante de volupté, il sera là pour me dire que le premier il m’a parlé ce langage. Quand j’appuierai ma tête à l’épaule de l’épouse, il me présentera la sienne où j’ai dormi ma nuit de noces. Ainsi, jamais mon cœur ne pourra battre sans qu’il ne vienne le glacer par le souvenir maudit de nos fiançailles.

Oui, cette nuit a suffi pour me priver de la paix suprême. Mon premier baiser n’a pas éveillé une âme. Je n’ai point senti la sainte ignorance des étreintes, mes lèvres timides n’ont point trouvé des lèvres timides comme elles. Je ne connaîtrai jamais ce naïf tâtonnement des caresses, cette innocence du couple qui ne sait comment déchirer le voile. Ils frémissent, se pressent étroitement et pleurent de ne pouvoir se confondre. Et comme ils sont là, hésitant, cherchant une issue pour leur âme, voilà que leurs lèvres se rencontrent et qu’à tous deux ils ne font plus qu’un seul être.

Puis, lorsque la science est venue, lorsque l’amante et l’amant ont ensemble, dans un baiser, pénétré la loi de Dieu, quelle doit être leur félicité de se devoir les mêmes clartés, le même infini ! Ils n’ont fait qu’échanger leur virginité : ils se sont pris l’un à l’autre leur robe blanche, et, maintenant, tous deux ont encore le vêtement des chérubins. Mêlant leur souffle, souriant du même sourire, ils se reposent dans leur union. Heure sainte où les cœurs battent plus librement, trouvant un ciel où monter ! Heure unique où l’amour ignorant mesure tout à coup sa puissance, se croit maître de l’étendue et s’enivre de son premier coup d’ailes ! Frères, que Dieu vous garde cette heure dont le souvenir parfume toute une vie. Elle ne sera jamais pour moi.

Telle est la fatalité. Il est rare que deux cœurs vierges se rencontrent ; toujours l’un d’eux n’a plus à donner son extase en sa fleur. Aujourd’hui, chacun de nous, jeunes gens de vingt ans qui sommes avides d’aimer, ne pouvant briser les grilles des maisons honnêtes, trouve plus simple de s’adresser à la porte grande ouverte des boudoirs de bas étage. Lorsque nous demandons à quelle épaule appuyer nos fronts, les pères cachent leurs filles et nous poussent dans l’ombre des ruelles. Ils nous crient de respecter leurs enfants, qui doivent un jour être nos femmes, ils préfèrent pour elles à nos caresses premières les caresses apprises dans les mauvais lieux.

Aussi combien peu se gardent pour l’épouse, combien peu, dans le désert de leur jeunesse, refusent les seules et impures compagnes que leur laisse la singulière prévoyance des hommes ! Les uns, sots et méchants garçons, se font une gloire de leur souillure ; ils se parent des filles perdues. Les autres, dans le réveil de l’âme, au premier appel de l’amante, ont grande tristesse d’interroger en vain l’horizon et de ne savoir où se trouve celle que réclame leur cœur. Ils vont devant eux, regardant aux balcons, se penchant vers chaque jeune visage : les balcons sont déserts, les jeunes visages restent voilés. Un soir, un bras se glisse sous le leur, une voix les fait tressaillir. Déjà las et désespérés, ne pouvant rencontrer l’ange de l’amour, ils en suivent le spectre.

Frères, je ne veux point excuser une nuit d’égarement, mais laissez-moi dire qu’il est étrange de cloîtrer la chasteté et de permettre à la débauche de vivre au soleil, le front haut. Laissez-moi déplorer cette méfiance de l’amour qui crée une solitude autour de l’amant, et cette sauvegarde de la vertu par le vice, qui fait rencontrer dix femmes perdues sur la route avant d’arriver à la porte d’une vierge. Celui qui s’oublie à leurs ignobles caresses, peut dire, en arrivant aux pieds de l’épouse : « Je ne suis plus digne de toi, mais que n’es-tu venue à ma rencontre ? Que ne m’attendais-tu là-bas, dans les blés fleuris, avant tous ces carrefours où chaque borne a sa prêtresse ? Que n’as-tu voulu être la première à mon regard, et t’épargner en m’épargnant moi-même ? »

En rentrant ce soir, j’ai trouvé dans l’escalier la vieille femme de l’autre nuit. Elle montait péniblement devant moi, s’aidant de la corde et posant les deux pieds sur chaque marche. Elle s’est retournée.

– Eh bien ! monsieur, m’a-t-elle demandé, votre malade se porte-t-elle mieux ? Le frisson l’a quittée, je pense, et vous-même ne paraissez pas avoir souffert du froid. Allez, je savais bien que pour une belle fille, un beau garçon est meilleur médecin qu’une vieille femme.

Elle riait, montrant sa bouche vide. Cette complaisance de la vieillesse aux amours honteuses m’a fait rougir.

– Ne rougissez pas ! a-t-elle ajouté, j’en ai vu de tout aussi fiers que vous entrer sans honte et sortir en chantant. La jeunesse aime à rire, les filles qui jouent la sagesse sont des sottes. Ah ! si j’avais encore quinze ans !

J’étais arrivé devant ma porte. Elle m’a retenu par le bras, comme j’allais rentrer, et a continué :

– J’avais de blonds cheveux alors, mes joues étaient si pures que mes amants me surnommaient Pâquerette. Si vous m’aviez vue, vous seriez entré. J’habitais, au rez-de-chaussée, un nid de soie et d’or. Chaque cinq ans, j’ai monté d’un étage. Aujourd’hui, je loge sous les toits. Je n’ai plus qu’à descendre pour aller au cimetière. Ah ! que votre amie Laurence est heureuse : elle ne loge encore qu’au troisième.

Ainsi, cette fille se nomme Laurence. J’ignorais son nom.

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