VII

Hier soir, je me suis couché à cinq heures, en plein jour, oubliant la clef sur la porte.

Vers minuit, comme je voyais en rêve une enfant blonde me tendre les bras, un bruit que j’ai entendu dans mon sommeil m’a fait soudain ouvrir les yeux. Ma lampe était allumée. Une femme, debout au pied du lit, me regardait dormir. Elle tournait le dos à la lumière, et j’ai cru, dans le vague du réveil, que Dieu prenait pitié de moi en réalisant un de mes songes.

La femme s’est approchée. J’ai reconnu Laurence, Laurence tête nue, ayant sa belle robe de soie bleue. Cette robe de bal montrait ses épaules nues et violettes de froid. Laurence est venue m’embrasser.

– Mon ami, m’a-t-elle dit, je dois quarante francs au propriétaire. Il vient de me refuser la clef de ma porte, disant que je n’aurais pas de peine à trouver un lit. Il était trop tard pour chercher ailleurs. J’ai songé à toi.

Elle s’est assise pour délacer ses bottines. Je ne comprenais pas, je ne voulais pas comprendre. Il me semblait que cette fille s’était introduite chez moi dans une mauvaise intention. Cette lampe allumée je ne savais comment, cette femme presque nue au milieu de cette chambre glacée, m’effrayaient. J’étais tenté de crier au secours.

– Nous vivrons comme tu voudras, a continué Laurence. Va, je ne suis pas embarrassante.

Je me suis dressé pour m’éveiller complètement. Je commençais à comprendre, et ce que je comprenais était horrible. J’ai retenu une parole grossière qui me montait aux lèvres : l’injure me répugne, et je souffre la honte de ceux que j’insulte.

– Madame, ai-je dit simplement, je suis pauvre.

Laurence a éclaté de rire.

– Tu m’appelles madame, a-t-elle repris. Es-tu fâché ? que t’ai-je fait ? Pauvre : je l’avais deviné, tu me respectais trop pour être riche. Eh bien ! nous serons pauvres.

– Je ne pourrai vous donner ni chiffons ni fins repas.

– Crois-tu qu’on m’en ait souvent donné ? Les hommes ne sont pas si bons pour les pauvres filles ! Nous ne roulons en équipage que dans les romans. Pour une qui trouve une robe, dix meurent de faim.

– Je faisais deux petits repas, nous ne pourrons plus en faire qu’un : du pain séché pour en manger moins, et de l’eau claire.

– Tu veux m’effrayer. N’as-tu pas quelque père, ici ou ailleurs, qui t’envoie des livres et des vêtements que tu vends ensuite ? Nous mangerons ton pain dur et nous irons au bal boire du champagne.

– Non, je suis seul, je travaille pour vivre. Je ne saurais vous associer à ma misère.

Laurence, les jambes croisées, ne délaçait plus ses bottines. Elle songeait.

– Écoute, a-t-elle ajouté brusquement, je suis sans pain et sans asile. Tu es jeune, tu ne peux comprendre quelle est notre éternelle détresse, même dans le luxe et la gaieté. La rue est notre seul domicile ; ailleurs, nous ne sommes pas chez nous. On nous montre la porte, et nous sortons. Veux-tu que je sorte ? tu as le droit de me chasser, et moi la ressource d’aller coucher sous les ponts.

– Je ne veux pas vous chasser. Je vous dis seulement que vous avez mal choisi votre gîte. Vous ne pourrez vous accommoder de ma tristesse ni de mon désert.

– Choisir ! ah ! tu crois qu’il nous est permis de choisir ! Tiens, fâche-toi, mais je suis entrée ici parce que je ne savais où aller. J’étais montée furtivement pour passer la nuit sur une marche. Je me suis appuyée à ta porte, et c’est alors que j’ai songé à toi. Tu n’as pas de pain ; moi, je n’ai pas mangé depuis hier, et mon sourire est si pâle qu’il ne me fera pas manger demain. Tu vois que je puis rester. J’aime autant mourir ici que dans la rue : il y fait moins froid.

– Non, cherchez encore, vous trouverez plus riche et plus gai que moi. Plus tard vous me remercierez de ne vous avoir pas reçue.

Laurence s’est levée. Son visage avait pris une indicible expression d’amertume et d’ironie. Son regard ne suppliait pas : il était insolent et cynique. Elle a croisé les bras, m’a regardé en face.

– Allons, m’a-t-elle dit, sois franc : tu ne veux pas de moi. Je suis trop laide, trop misérable, que sais-je ? je te déplais et tu me chasses. Tu ne peux payer la beauté et tu veux que ta maîtresse soit belle. J’étais sotte de ne pas songer à cela. J’aurais dû me dire que je ne valais pas même la misère, et qu’il me fallait descendre un échelon. J’ai soif, les ruisseaux sont faits pour boire ; j’ai faim, le vol peut me nourrir. Tiens, je te remercie de tes conseils.

Elle a renoué sa robe et s’est avancée vers la porte.

– Sais-tu bien, a-t-elle continué, que nous, les infâmes, nous valons encore mieux que vous, les gens honnêtes ?

Et elle a parlé longtemps d’une voix âpre. Je ne puis rendre la force brutale de son langage. Elle disait qu’elle se prêtait à nos caprices, qu’elle riait, lorsque nous lui disions de rire, et que nous tournions la tête, plus tard, lorsque nous la rencontrions. Qui nous forçait à ses baisers, qui nous poussait le soir dans ses bras, pour que nous lui rendions tant de mépris au grand jour ? Moi, qui avais bien voulu d’elle, pourquoi n’en voulais-je plus maintenant ? Je n’avais donc pas songé qu’il est un monde où la femme qui s’oublie aux bras d’un homme devient épouse ? Parce qu’elle était souillée, j’avais pu la souiller encore impunément. Je n’avais pas même craint qu’elle vînt un soir me rappeler notre union. Elle n’existait plus pour moi, et peut-être l’avais-je rendue mère. Ainsi, nous avions pu nous lier sans garder rien de commun.

Elle est restée un instant silencieuse. Puis elle a repris avec plus d’énergie :

– Eh bien ! moi, je dis que tu mens, je dis que nous sommes époux et que j’ai tous les droits de l’épouse. Tu ne peux faire que ce qui est ne soit pas. Tu as voulu cette union, et tu es un lâche de ne plus la vouloir. Tu es mien, je suis tienne.

Laurence avait ouvert la porte. Elle m’insultait, debout sur le seuil, pâle et sans colère dans la voix. J’ai sauté du lit, et je suis allé lui prendre le bras.

– Allons, reste, je le veux, lui ai-je dit. Tu es glacée : couche-toi.

Vous le dirai-je, frères, je pleurais. Ce n’était pas pitié. Les larmes coulaient d’elles-mêmes sur mes joues, sans que je sentisse autre chose qu’une immense et vague tristesse.

Les paroles de cette fille venaient de me frapper vivement. Son raisonnement, dont la force lui échappait sans doute, me paraissait juste et vrai. Je comprenais si profondément qu’elle avait droit à ma couche, que je ne l’en aurais pas chassée sans croire blesser toute justice. Elle était femme encore, quoique souillée, et je ne pouvais en user comme d’un objet sans vie que le mépris et l’abandon n’atteignaient pas. En dehors de tout, je devais être pour elle ce que j’aurais été pour l’amante de mon rêve. La vierge et la fille perdue peuvent également venir un soir d’hiver nous dire qu’elles ont froid, qu’elles ont faim, qu’elles ont besoin de nous. Nous accueillons l’une, nous chassons l’autre.

C’est que nous avons la lâcheté de nos vices. C’est que nous serions effrayés d’avoir près de nous le souvenir et le remords vivants de notre souillure. Il nous plaît de vivre honorés, et, lorsque nous rougissons à l’appel d’une maîtresse avilie, nous la renions pour expliquer notre rougeur par son impudence. Et nous faisons cela sans nous penser coupables, sans nous demander quelle justice demande cette fille. L’habitude a fait d’elle notre jouet, nous nous étonnons que ce jouet parle et qu’il se dise femme.

Moi, j’ai frémi devant la vérité. J’ai compris et j’ai pleuré. La question m’a paru simple, claire, évidente. Les paroles de Laurence m’effrayaient sans me révolter. Je n’avais jamais songé qu’elle pouvait venir ; mais elle venait, et je la recevais. Je ne saurais, frères, vous expliquer quels étaient mes sentiments. Mon esprit de vingt ans acceptait dans leur sens absolu ces mots qui n’admettaient aucune hésitation : « Tu es mien, je suis tienne. »

Ce matin, lorsque je me suis éveillé et que j’ai trouvé Laurence à mon côté, j’ai senti mon cœur se serrer d’angoisse. La scène de la nuit s’était effacée. Je n’entendais plus ces vraies et rudes paroles qui m’avaient fait recevoir cette fille. Le fait brutal seul demeurait.

Je l’ai regardée dormir. Je la voyais pour la première fois au jour, sans que son visage eût l’étrange beauté de la souffrance ou du désespoir. Quand elle m’est apparue ainsi, laide et vieillie, affaissée dans un lourd sommeil de brute, j’ai frémi devant cette face commune et fanée que je ne connaissais pas. Je n’ai pu comprendre comment il se faisait que je m’éveillais ayant une telle compagne. Je sortais comme d’un rêve, et la réalité se montrait si horrible que j’oubliais ce qui me l’avait fait accepter.

Qu’importe, d’ailleurs ? Que ce soit pitié, justice ou débauche, cette fille est ma maîtresse. Ah ! frères, aurais-je assez de larmes, et vous, aurez-vous assez de courage pour les sécher !

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