XIII

Vous vous plaignez de mon silence, vous vous inquiétez et me demandez quelles nouvelles tristesses me font tomber la plume des doigts.

Frères, ce sont nos ridicules imaginations d’enfant qui se dissipent une à une. Cet adieu des espoirs du jeune âge a, dans sa rudesse salutaire, de profondes amertumes. Je me sens devenir homme, je pleure mes faiblesses qui s’en vont, tout en tirant un grand orgueil des forces qui me viennent.

Que la jeunesse serait sotte, si elle n’avait sa belle naïveté ! La bêtise sur les lèvres de l’enfant est une adorable ignorance dont les hommes sont doucement réjouis. Voici un mois à peine, j’étais encore un sot, je vous parlais naïvement de la rédemption des filles. Certes, à m’entendre, un vieillard eût à la fois souri de son meilleur sourire et secoué ironiquement la tête : il aurait donné le sourire à la jeune âme qui avait foi en toute perfection, et adressé le sourire à l’absurde petit garçon qui tentait hardiment le miracle que Jésus seul a pu faire.

Assez de mensonges ! La vérité brutale a d’étranges douceurs pour ceux que tourmente le problème de la vie ; ils sont las de ces espérances que les mères lèguent aux enfants, et qui, lentes à se dissiper, les abandonnent une à une, allongeant leur martyre. Moi, je préfère, dussé-je souffrir tous mes déchirements en un jour, voir clair en ce monde de débauches où je suis descendu.

Sans doute, il s’est rencontré de grandes repenties. Des femmes, aux vastes amours, ont parfois donné à un seul être ce cœur qu’elles partageaient entre tous, et alors elles ont été pardonnées. Mais ce sont là les miracles ; les lois communes veulent que les cœurs partagés se dispersent en chemin et que les morceaux ne puissent en être réunis à l’heure suprême.

Écoutez, frères, lorsque la Madeleine se traînera à vos pieds, maudissant ses erreurs passées, vous promettant une nouvelle jeunesse d’amour, ne la croyez pas. Le Ciel est avare de prodiges. La Providence entrave rarement nos fatalités. Dites-vous que le mal est puissant, et qu’en ce monde le mensonge ne se fait pas vérité pour l’unique soulagement d’une pauvre âme qui souffre. Repoussez la Madeleine, niez ses larmes et son cœur, raillez toute rédemption. Voilà la sagesse.

Allez, je sens l’expérience me venir.

Laurence est une âme souillée à jamais, une intelligence perdue, une créature endormie à ce point qu’aucune brûlure ne pourrait la réveiller du sommeil qu’elle dort dans la boue. Je meurtrirais sa chair, je briserais ses os sous le bâton, je m’adresserais à son cœur, je soulèverais sous des baisers ses paupières affaissées, elle resterait toujours là, à mes pieds, accroupie, sans un frisson, sans un cri de douleur ou de joie. J’ai par instants des désirs de lui crier :

– Lève-toi, et battons-nous ; réveille-toi, et crie, jure, montre-moi que tu vis encore en me faisant souffrir.

Elle me regarde avec ses yeux éteints ; je recule effrayé, n’osant parler. Laurence est morte, morte de cœur et de pensée. Je n’ai rien à tenter sur ce cadavre.

Frères, je n’ai plus la moindre espérance, je ne veux plus m’occuper de cette fille. Elle a refusé ma vie de travail, je n’ai pu accepter sa vie de débauche ; le rêve était trop haut, la réalité m’a paru un gouffre. Je m’arrête et j’attends. Quoi ? Je l’ignore.

Je n’ai que faire de me justifier devant vous. Je sais que vous voyez clair en mon âme, que vous expliquez mes actes par des pensées de justice et de devoir. Vous avez plus de confiance en moi que je n’ose en avoir moi-même Par moments, je m’interroge, je me juge comme me jugent sans doute les passants que je coudoie en cette vie ; je m’effraie de ce vice qui m’entoure sans me vicier, de cette femme qui dort à mon côté, sans être ma compagne. Alors, désespéré, j’ai des envies de faire ce que feraient les autres, de prendre Laurence par les épaules et de la pousser dans la rue où je l’ai trouvée. Elle y tomberait aussi nue, aussi désolée, ayant au front la même misère et la même infamie. Et moi, je fermerais ma porte tranquillement, ne lui ayant rien volé, ne lui devant rien. La conscience est large ; il y a des gens qui ont la science de rester honnêtes en devenant lâches et cruels.

Laurence s’impose à moi de toute la force de son abandon. Elle reste là, tranquille et passive. Je ne puis pourtant pas la chasser. Ma misère m’empêche de la payer pour qu’elle s’en aille. Nous sommes liés fatalement l’un à l’autre par le malheur. Tant qu’elle demeurera près de moi, je croirai devoir accepter sa présence.

J’attends donc et, je le répète, j’ignore ce que j’attends. Comme Laurence, je m’affaisse, je vis dans une sorte de somnolence douce et triste, sans trop souffrir, n’éprouvant au cœur qu’une grande fatigue. Après tout, je ne suis pas irrité contre cette fille ; je sens en moi plus de pitié que de colère, plus de tristesse que de haine.

Je ne lutte plus, je m’abandonne, je trouve dans la certitude du mal un repos étrange, un apaisement de tout mon être.

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