XIV

Vous souvenez-vous du grand Jacques, ce long garçon pâle et tranquille ? Je le vois encore, se promenant à l’ombre des platanes, dans le préau du collège ; il marchait d’un pas lent et ferme, poussant du pied les cailloux ; il riait paisiblement, raisonnant ses sourires, et vivait dans une suprême indifférence. Je me rappelle qu’en un jour d’épanchement il me confia le secret de sa force. Je ne compris rien à ses confidences, si ce n’est qu’il se proposait de vivre heureux en murant son cœur et sa pensée.

À quinze ans, je ne rêvais que du grand Jacques. J’enviais ses longs cheveux blonds, sa superbe indolence. Il était, parmi nous, un type d’élégance et d’aristocratique dédain. J’avais été surpris par cette nature égoïste qui n’avait rien de jeune ni de généreux ; je m’étais mis à admirer cet enfant terne et froid qui passait au milieu de nous avec la gravité indulgente et supérieure d’un homme.

J’ai revu le grand Jacques. Il est mon voisin, il habite la même maison que moi, deux étages plus bas. Hier, je montais l’escalier, lorsque j’ai rencontré un jeune homme et une jeune femme qui descendaient. Le jeune homme, sans hésitation et tout naturellement, m’a tendu la main.

– Comment vas-tu, Claude ? m’a-t-il demandé.

Il paraissait m’avoir quitté la veille. Il avait à peine interrogé mon visage, et moi, j’interrogeais le sien dans la demi-obscurité du palier, sans pouvoir me rappeler ses traits. Sa main était froide. Je ne sais à quelle sensation étrange j’ai reconnu cette chair calme et indifférente.

– Est-ce toi, Jacques ? me suis-je écrié. Bon Dieu ! tu as encore grandi !

– Oui, oui, c’est moi, m’a-t-il répondu avec un sourire. Je loge là, au fond du couloir, au numéro 17. Viens me voir ce soir, entre sept et huit heures.

Et il est descendu sans tourner la tête, précédé de la jeune femme qui me regardait avec de grands yeux d’enfant. Je suis resté un instant, penché sur la rampe, suivant des yeux ce garçon qui s’en allait d’un pas calme, tandis que mon cœur sautait violemment dans ma poitrine.

Le soir, je suis descendu au numéro 17. La chambre est meublée avec le luxe faux et écœurant des hôtels garnis de Paris. Vous ne pouvez vous imaginer, frères, quel air misérable et honteux ont ces draperies rouges, éraillées et grises de poussière, ces meubles noirs et graisseux, ces faïences fêlées, ces objets sans nom, loques et débris qui s’étalent le long de murs humides. Ma mansarde est plus nue, mais elle n’est pas plus laide. Deux fenêtres, hautes et larges, garnies de minces rideaux de mousseline, versent une lumière crue sur tout ce délabrement. Il y a là un lit enveloppé de rideaux déteints, une armoire à glace ternie et éclatée au flanc, un canapé et des fauteuils déplorables, jaunis par l’usage ; puis une toilette, un bureau, une table, des chaises, meubles dépareillés, meubles de salle à manger, de chambre à coucher, de salon, de cabinet. L’ensemble a je ne sais quoi de prétentieux et de sale qui répugne. Au premier regard, on peut croire que l’on entre dans une chambre honnête ; au second, on voit la crasse sur l’acajou et sur le damas, on éprouve comme une impression de vice et de malpropreté.

Je me suis senti attristé par l’aspect malsain de cette chambre, j’ai respiré avec dégoût cet air épais et nauséabond, puant la poussière, le vieux vernis et les étoffes fanées, odeur âcre et étouffante qui est la même dans tous les hôtels.

Jacques, assis devant le bureau, travaillait paisiblement, un Code ouvert devant lui. La jeune fille était couchée sur le canapé, les yeux au plafond, silencieuse et grave.

Jacques a tourné son siège à demi ; sa face m’est apparue en pleine lumière. C’est bien toujours le même visage, un visage superbe et indifférent ; on y lit une volonté forte faite d’égoïsme et de froideur. L’homme est devenu ce que promettait l’enfant. Notre ancien camarade doit être dans la vie ce que l’on appelle un garçon pratique et sérieux ; il tend à un but, il veut être avocat, avoué ou notaire, et il marche avec toute la puissance de sa tranquillité. Le cœur fermé, la chair calme, il accepte ce monde, sans remerciement ni révolte. Jacques est une honnête nature, un esprit juste qui vivra honorablement, selon le devoir et les mœurs ; il ne faiblira pas, parce qu’il n’aura pas à faiblir ; il passera droit et ferme, n’ayant rien à haïr ni à aimer. Dans ses yeux clairs et vides, je n’ai pas trouvé l’âme ; sur ses lèvres pâles, je n’ai pas vu le sang du cœur.

Devant ce jeune homme, paisible et souriant, accoudé sur ses livres de travail et me tendant sa main fraîche, j’ai songé à moi, frères, à mon pauvre être que secoue sans cesse la fièvre des désirs et des regrets. Je n’avance qu’en chancelant ; je n’ai pas pour me protéger cette belle tranquillité, ce silence du cœur et de l’âme. Je suis tout chair, tout amour, je me sens vibrer profondément à la moindre sensation. Les événements me mènent, je ne puis les conduire ni les surmonter. Demain, dans ma vie libre, s’il m’arrive de blesser le monde, le monde se détournera de moi, parce que j’aurai obéi à ma fierté et à mes tendresses. Jacques sera salué, ayant suivi la route commune. Je n’ose dire tout haut que la vertu est une question de tempérament ; mais, frères, je pense tout bas que les Jacques sur cette terre sont lâchement vertueux, tandis que les Claudes ont cet effroyable malheur d’avoir en eux une éternelle tempête, un désir immense du bien qui les agite et les conduit hors des jugements de la foule.

La jeune fille avait penché la tête et me regardait, la bouche entrouverte, les yeux agrandis. Son visage a la blancheur transparente de la cire, avec des rougeurs mates aux joues ; ses lèvres pâles, ses paupières molles et bistrées donnent à sa face un air d’enfant malade et résigné. Elle a quinze ans, et, par instants, lorsqu’elle sourit, on lui en donnerait à peine douze.

Tandis que Jacques me parlait de sa voix lente, je ne pouvais détacher mes regards de ce visage poignant, si jeune et si éteint. Il y avait sur ce front candide une lassitude, une langueur profondes ; le sang ne coulait plus sous la peau ; les frissons de la vie ne faisaient plus frémir cette chair endormie. N’avez-vous jamais vu, dans son berceau, une petite fille que la fièvre a rendue plus blanche, plus innocente encore ? elle dort, les yeux grands ouverts, elle a un visage d’ange, doux et reposé, elle souffre, et elle paraît sourire. L’étrange petite fille que j’avais devant moi, cette femme qui était restée enfant, ressemblait à ses sœurs au berceau. Seulement, ici, c’était pitié plus grande à voir sur un front de quinze ans tant de pureté et tant de pâleur, toutes les grâces naïves de la jeune fille et toutes les fatigues honteuses de la femme.

Elle avait replié les bras et soutenait sa tête languissante. J’ignorais son histoire, je ne savais qui elle était, ni ce qu’elle faisait là. Mais, à tout son être, je voyais l’innocence de son cœur et la honte de son corps, je reconnaissais la jeunesse de ses regards et la vieillesse prématurée de son sang, je me disais qu’elle allait mourir de décrépitude à quinze ans, vierge d’âme. Émaciée et affaiblie, elle s’étendait comme une courtisane et souriait comme une sainte.

Je suis resté deux grandes heures entre Jacques et Marie regardant ces deux êtres, étudiant ces deux visages. Je ne pouvais deviner ce qui avait rapproché un tel homme d’une telle femme. Puis, j’ai songé à Laurence, et j’ai compris qu’il y a des unions fatales.

Jacques m’a paru satisfait de l’existence qu’il mène. Il travaille, il règle ses plaisirs et ses études, il vit la vie d’étudiant, sans impatience, même avec une certaine complaisance tranquille. J’ai remarqué qu’il mettait quelque orgueil à me recevoir dans une si belle chambre ; il ne voit pas toute l’ignoble laideur de ce luxe de mauvais lieu. D’ailleurs, ce n’est ni un vaniteux ni un fat ; il est bien trop pratique pour avoir de pareils défauts. Il ne m’a parlé que de ses espérances, de sa position future ; il a hâte de n’être plus jeune et de vivre en homme grave. En attendant, pour faire comme tout le monde, il consent à habiter une chambre de cinquante francs par mois, il veut bien fumer, boire un peu, même avoir une maîtresse. Mais il considère tout cela comme une mode qu’il ne peut refuser ; il entend, dès le dernier examen, se débarrasser de son cigare, de Marie et de son verre, comme de meubles désormais inutiles. Il calcule, à une minute près, l’heure à laquelle il aura droit au respect des gens de bien.

Marie écoutait les théories de Jacques avec un calme parfait. Elle paraissait ne pas comprendre qu’elle était un des meubles qu’abandonnerait le jeune homme pour cause de déménagement. La pauvre fille se souciait sans doute peu d’appartenir à celui-ci ou à celui-là, pourvu qu’elle eût un canapé où elle pût reposer ses membres endoloris.

D’ailleurs, Jacques et Marie se parlaient avec une douceur qui m’a surpris. Ils semblent s’accepter, se ménager l’un l’autre. Ce n’est ni amour, ni même amitié ; c’est un langage poli qui évite toute querelle et maintient le cœur dans une complète indifférence. Jacques doit être l’inventeur de ce langage.

Au bout d’une heure, il a déclaré qu’il ne pouvait perdre son temps davantage ; il s’est remis au travail, en me priant de rester, affirmant que ma présence ne le gênait en aucune façon. J’ai approché ma chaise du canapé, et me suis entretenu à voix basse avec Marie. Cette femme m’attirait ; je me sentais pour elle des tendresses, des pitiés de père.

Elle cause en enfant, tantôt par monosyllabes, tantôt avec volubilité, passionnément et sans s’arrêter. Je l’avais bien jugée ; l’intelligence et le cœur sont restés chez elle en bas âge, tandis que le corps grandissait et se souillait. Elle a une naïveté exquise, horrible parfois, lorsque, avec un doux sourire et de grands yeux étonnés, elle laisse échapper de grossières paroles de ses lèvres délicates. Elle ne rougit pas, ignorant la rougeur ; elle ne paraît point avoir conscience d’elle-même et se meurt doucement, ne sachant ni ce qu’elle est, ni ce que sont les autres jeunes filles qui se détournent lorsqu’elle passe.

Peu à peu, elle m’a conté sa vie. J’ai pu, phrase à phrase, reconstruire cette histoire lamentable. Un récit m’aurait déplu, car j’aurais hésité à croire ; je préfère qu’elle se soit confessée, sans le savoir elle-même, par aveux partiels, au hasard de la conversation.

Marie pense avoir quinze ans. Elle ignore où elle est née, et se rappelle vaguement une femme qui la battait, sa mère sans doute. Ses premiers souvenirs datent du ruisseau ; elle se souvient qu’elle y jouait et qu’elle s’y reposait. Sa vie a été une longue promenade dans les rues, il lui serait très difficile de savoir ce qu’elle a fait jusqu’à l’âge de huit ans ; lorsqu’on l’interroge sur ses premières années, elle répond qu’elle ne sait plus, ayant eu trop faim et trop froid. À huit ans, comme toutes les petites misérables, elle vendait des fleurs. Elle couchait alors à la barrière Fontainebleau dans un vaste grenier sombre, avec toute une troupe d’enfants de son âge, garçons et filles, qui dormaient pêle-mêle. De huit à quatorze ans, elle est venue à ce chenil, choisissant son coin chaque soir, embrassée par les uns, battue par les autres, grandissant dans le vice et la misère, sans que rien l’avertît ni révoltât son cœur. Elle était déjà infâme, et elle ignorait encore qu’elle possédât un corps et des sens. Elle avait fait le mal avant de savoir que le mal existait aujourd’hui, en pleine débauche, elle gardait son visage d’enfant, n’ayant jamais cessé d’être vierge et innocente. La souillure s’était mise en elle trop tôt pour qu’elle pût être souillée.

J’avais maintenant le sens de ce visage étrange, fait d’impudeur et de naïveté, d’une beauté jeune et fanée. Je m’expliquais cette petite fille cynique, cette femme usée qui se mourait avec le calme et la blancheur d’une martyre. Elle était fille de la grande ville, et la grande ville en avait fait cette créature monstrueuse qui n’était ni un enfant ni une femme. Dans cet être, où personne n’avait évoqué l’âme, l’âme dormait encore. Le corps lui-même ne s’était jamais éveillé sans doute. Marie se trouvait être une simple d’esprit et de chair, qui se livrait par abandon, restait pure dans la fange, ne sachant rien et acceptant tout. Je la vois, là, devant moi, flétrie déjà, avec son bon sourire, me parlant de sa voix un peu rauque, comme nos sœurs nous parleraient de leurs poupées, et je me sens au cœur un grand serrement.

À quatorze ans, une vieille femme, qui n’avait aucun droit sur elle, la vendit. Elle se laissa acheter, elle s’offrit presque d’elle-même, comme elle offrait ses bouquets de violettes. Elle avait encore les joues roses, et ses rires résonnaient gaiement. Elle eut des robes de soie, des bijoux ; elle accepta la soie et l’or comme des jouets, déchirant, jetant tout par la fenêtre. D’ailleurs, Marie vivait ainsi parce qu’elle ne savait pas que l’on peut vivre autrement ; elle n’avait point le sens du luxe, elle aurait accepté indifféremment un bouge ou un hôtel. Il lui plaisait de vivre oisive, à regarder les murs ; la souffrance qui la courbait déjà, lui faisait aimer le repos, une sorte de rêverie vague, au sortir de laquelle elle paraissait inquiète et agitée. Lorsqu’on l’interrogeait lui demandant ce qu’elle avait vu, elle répondait, d’un ton effaré : « Je ne sais pas ! »

Elle avait vécu ainsi près d’un an, courant les hôtels garnis, couchant ici et là, sans rien perdre de sa sérénité. Comme je lui montrais quelque surprise, et que je ne pouvais vaincre tout le dégoût que m’inspirait une pareille existence, elle est demeurée étonnée, ne me comprenant pas.

Un soir, la misère était revenue. Marie allait regagner le grenier de la barrière Fontainebleau, lorsqu’elle avait rencontré Jacques. Elle m’a conté cette rencontre d’une voix que je n’oublierai jamais, avec des regards immobiles dans les yeux et des rires bruyants sur les lèvres. C’est elle qui a abordé Jacques, lui demandant son bras parce qu’il faisait noir et que le pavé était glissant. Elle n’avait sans doute pas la moindre mauvaise pensée. Jacques la questionna ; au lieu de la conduire route d’Orléans, il la mena chez lui. Elle le laissa faire, toujours calme. Elle n’aurait peut-être pas quêté un lit, elle songeait à la paille du grenier, mais elle acceptait les draps blancs qui lui venaient, sans joie ni répugnance. Depuis ce jour, elle a vécu le plus possible sur le canapé.

J’ai cru comprendre que, dans sa pensée, Jacques avait fait une bonne acquisition en prenant Marie. Puisqu’il lui fallait une maîtresse, c’était là celle qui lui convenait : une nature affaiblie et calme qui ne le troublait pas dans son indifférence, une fille insouciante dont il se débarrasserait aisément, une femme charmante dans sa pâleur, qui avait toute la grâce de la jeunesse sans en avoir les caprices ni les inconséquences. D’ailleurs, Marie, souffrante parfois, a ses jours de vie et de gaieté ; elle n’est point encore clouée sur un matelas, et, lorsqu’elle rit au soleil, parmi ses boucles blondes, elle resplendit belle à faire rêver Jacques lui-même.

Je me suis plu, frères, à vous parler de Jacques et de Marie.

Je suis resté deux ou trois heures auprès d’eux, oubliant mes souffrances, et j’ai voulu oublier encore en vous contant ma visite. C’est là un monde que vous ignorez ; ce monde est poignant, l’étude en est âpre, pleine de vertige. Je voudrais pénétrer dans les cœurs et dans les âmes ; je suis attiré par ces femmes et ces hommes qui vivent autour de moi ; peut-être, au fond, ne trouverais-je que de la fange, mais j’aimerais à fouiller le fond. Ils vivent une vie si étrange, que je crois toujours être sur le point de découvrir en eux des vérités nouvelles.

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