XIX

Je ne puis me taire, je ne puis me mentir à moi-même. J’avais résolu de me cacher mon mal, de paraître ignorer ma blessure, espérant oublier. On tue quelquefois la mort en son germe, lorsqu’on croit à la vie.

Je souffre et je pleure. Sans doute, en fouillant en moi, je vais trouver quelque lamentable certitude, mais je préfère tout savoir que de vivre ainsi, affectant une insouciance qui me coûte tant d’efforts.

Je veux connaître à quel point de désespoir je suis descendu, je veux ouvrir mon cœur et y lire la vérité, je veux pénétrer jusque dans les dernières profondeurs de mon être pour l’interroger et lui demander compte de lui-même. C’est bien le moins que je sache comment il se fait que je suis infâme ; j’ai le droit de sonder ma plaie, au risque de me torturer et d’apprendre que j’en dois mourir.

Si, dans cette rude besogne, il m’arrive de me blesser plus que je ne le suis, si mon amour grandit en s’affirmant, j’accepte avec joie cette douleur plus grande, car la vérité brutale est nécessaire à ceux qui marchent librement dans la vie, n’obéissant qu’à leurs instincts.

J’aime Laurence et j’exige de mon cœur l’explication de cet amour. Je ne l’ai pas aimée tout d’un coup, comme on aime dans les histoires. Je me suis senti attiré peu à peu, dissous, pour ainsi dire, rongé et couvert en quelques jours par l’horrible plaie. Aujourd’hui, je suis pris tout entier ; je n’ai pas une fibre de ma chair qui n’appartienne à Laurence.

Il y a un mois, j’étais libre, je gardais Laurence comme on conserve un objet que l’on ne peut jeter à la rue. Maintenant, elle m’a lié à elle, je veille sur elle, je la regarde dormir, je ne veux pas qu’elle me quitte.

Ceci était fatal, et je crois comprendre comment l’amour est entré en moi. Dans la souffrance et l’abandon, on ne vit pas impunément aux côtés d’une femme qui souffre comme vous, qui est abandonnée comme vous. Les larmes ont leur sympathie, la faim est fraternelle ; ceux qui meurent ensemble, le ventre vide, se serrent étroitement la main.

Je suis resté cinq semaines dans la chambre froide et triste, en face de Laurence. Je ne voyais qu’elle au monde, elle était pour moi l’univers, la vie, l’affection. Du matin au soir, j’avais devant les yeux ce visage où je croyais surprendre par instants un rapide sentiment d’amitié. Et moi, j’étais nu et faible ; je vivais dans ma couverture, en dehors de la société, ne pouvant même aller chercher ma part de soleil. Je n’espérais plus en rien ; j’avais borné ma vie à ces quatre murs noirs, à ce coin du ciel que je voyais entre les cheminées ; je m’étais enfermé dans mon cachot, j’y avais enfermé mes pensées, mes désirs. Je ne sais si vous entendez bien cela : un jour, n’ayez pas de chemise, et vous comprendrez que l’homme puisse faire un monde, vaste et plein, du lit sur lequel il est couché.

C’est alors que j’ai rencontré une femme, en allant de la fenêtre à la porte. Laurence, étendue sur le lit, me regardait marcher pendant des heures entières. À chaque allée et venue, je passais devant elle, je trouvais ses yeux qui me suivaient tranquillement. Je sentais ce regard attaché sur moi, j’étais comme soulagé dans mon ennui ; je ne saurais dire quelle intime et étrange consolation je prenais à me savoir regardé par un être vivant, par une femme. C’est de ces regards que doit dater mon amour. Je m’apercevais pour la première fois que je n’étais pas seul, je goûtais une profonde satisfaction à découvrir une créature à mon côté.

Cette créature ne fut sans doute d’abord qu’une amie. Il m’arriva de m’asseoir au bord de la couche, de causer, de pleurer sans cacher mes pleurs. Laurence, que mon dénuement devait apitoyer, me répondit, essuya mes larmes. Elle s’ennuyait à mourir, elle aussi ; le silence, la froideur, à certains moments, finissaient par lui peser. Sa parole me parut plus douce, ses gestes me semblèrent plus caressants ; elle redevint presque femme.

À ce point, frères, je fus envahi tout d’un coup. Ma vie allait se rétrécissant chaque jour. La terre fuyait ; Paris, la France, vous-mêmes, mes pensées et mes connaissances, rien n’était plus. Laurence résumait pour moi Dieu et l’être, l’humanité et la divinité ; la chambre où elle se trouvait, avait un horizon démesuré. Je me sentais hors du monde, presque dans la mort ; je ne songeais plus que je pusse un jour descendre dans la rue dont le bruit montait jusqu’à moi, et j’avais si peu conscience de la vie, qu’il m’était venu la pensée de vivre sans manger. Il me semblait que Laurence et moi, nous étions autre part, perdus, séparés des vivants, transportés dans un coin inconnu au-delà des temps et des espaces. Nous n’aurions pas été plus seuls au fond de l’infini.

Un soir, comme le crépuscule venait, emplissant la chambre d’une ombre transparente, je marchais avec lenteur, allant toujours de la porte à la fenêtre. Dans l’obscurité croissante, je voyais la tête pâle de Laurence, posée sur ses cheveux noirs dénoués ; ses yeux sombres avaient de vagues reflets, et elle me regardait ainsi, fortement, belle de souffrance. Je me suis arrêté, je l’ai contemplée. Je ne sais ce qui s’est passé en moi ; ma chair a été secouée, mon cœur s’est ouvert, un grand tremblement m’a pris, je suis allé en frissonnant serrer Laurence dans mes bras. Je l’aimais.

J’aimais Laurence de toute la force de mon abandon et de ma misère. Souffrir la faim et le froid, être vêtu d’un lambeau de laine, se sentir délaissé de tous, et avoir là une femme à presser contre sa poitrine, à aimer d’un amour désespéré ! Tout au fond de l’infamie j’avais trouvé une amante qui m’attendait. Maintenant, dans le gouffre, loin de la lumière, nous étions seuls à nous embrasser, à nous serrer l’un contre l’autre, ainsi que des enfants qui ont peur et qui se rassurent en se cachant mutuellement la tête dans le sein. Quel silence autour de nous, et quelle nuit ! Comme il fait bon aimer dans la solitude, dans ces déserts du désespoir où ne pénètre plus aucun bruit de la vie ! Je me suis abîmé au fond de cette félicité suprême, j’ai aimé Laurence avec la passion caressante que le moribond doit mettre à aimer l’existence qui lui échappe.

J’ai passé huit jours dans une sorte d’extase douloureuse. J’étais tenté de boucher la fenêtre, de vivre dans les ténèbres ; j’aurais voulu que la chambre ne fût pas plus grande que la dalle où nous posions les pieds. Je ne me trouvais point assez misérable, je souhaitais quelque effroyable malheur qui me jetât à Laurence plus nu et plus sanglant. Mes journées s’écoulaient à m’enfoncer dans mon amour et dans ma misère. Et voilà que j’ai aimé le froid et la faim, la chambre sale, la crasse des murs et des meubles. J’ai aimé la robe de soie bleue, cette loque lamentable. Mon cœur se fendait de pitié, lorsque Laurence était devant moi, ce haillon au dos ; je me demandais avec anxiété par quel baiser, par quelle caresse surhumaine, je pourrais bien lui montrer que je l’aimais dans sa pauvreté. Moi, j’étais heureux de n’être pas couvert : j’avais plus froid, je souffrais davantage. Je me souviens de ces premières journées comme d’un songe ; je vois la mansarde plus en désordre, plus noire que de coutume, je sens cet air épais et étouffant que la fenêtre ne renouvelait pas ; je nous aperçois, pareils à des ombres, allant dans nos haillons, nous embrassant, vivant en nous.

Oui, je l’aime, je l’aime avec emportement. Je m’interroge, et mon être entier me conte l’horrible histoire, me disant comment cela s’est fait. J’ai agrandi la blessure ; maintenant que j’ai fouillé en moi, maintenant que je connais la raison et la profondeur de mon amour, je sens que j’ai plus de fièvre, une passion plus âpre et plus folle.

Tout à l’heure je me révoltais à la pensée d’aimer Laurence. Mes fiertés sont mortes, car cette idée ne me vient plus. Je suis descendu jusqu’à Laurence, je la comprends maintenant, je ne veux pas qu’elle soit autre. Il y a une joie malsaine à se dire qu’on est dans la fange, qu’on y est bien et qu’on y reste. J’embrasse cette femme avec d’autant plus d’emportement qu’elle est plus vile et plus souillée. Il y a, je le sens, du désespoir, une sorte de raillerie amère dans mon amour ; j’ai l’ivresse du mal, la démence de l’abandon et de la faim ; je me vautre largement en pleine ordure, pour insulter à la lumière dont mon âme est affolée et dans laquelle je ne puis monter.

N’ai-je pas parlé de rédemption ? Je voulais que Laurence redevînt vierge. La sotte histoire ! Il était bien plus simple que je devinsse indigne. Aujourd’hui nous nous aimons. La misère nous a fiancés, et nous nous sommes mariés dans l’agonie. J’aime Laurence laide et impure, j’aime Laurence dans ses lambeaux de soie, dans son affaissement de brute. Je ne veux pas d’une autre Laurence, je ne veux pas d’une innocence, âme blanche et visage rose.

Je ne sais ce que pense ma compagne, si mes baisers la réjouissent ou la fatiguent. Elle est plus pâle, plus grave. Les lèvres serrées, les yeux agrandis, la face muette, elle me rend mes caresses avec une sorte de force contenue. Par instants, elle paraît lasse, comme si elle était découragée de chercher quelque chose qu’elle ne trouve point ; mais bientôt elle semble se remettre à la besogne et chercher de nouveau, me regardant en face, ses mains à mes épaules. D’ailleurs, elle a toujours le même corps brisé, la même âme obscure ; elle dort toujours les yeux ouverts, et s’éveille en sursaut, lorsque je pose mes lèvres sur les siennes. Au premier embrassement, elle a paru étonnée ; puis, pendant deux semaines, elle a vécu une vie plus jeune, plus active ; depuis quelques jours, elle est retombée dans son éternel sommeil.

Que m’importe ? Je ne me sens pas encore le besoin que Laurence m’aime. J’en suis à cet égoïsme suprême qui, en amour, se contente de ses propres tendresses. J’aime, je ne désire rien de plus ; je m’oublie sur le sein de cette femme, je me repose dans cette dernière consolation.

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