XX

Hier, il y a eu soirée chez Jacques. Pâquerette est venue dans l’après-midi nous dire que nos voisins nous attendaient à onze heures pour souper. Cloué au lit, je n’ai cependant pas voulu refuser, désireux de procurer à Laurence quelque distraction.

Restés seuls, nous avons débattu la grande question du pantalon. Il a été décidé que Laurence me taillerait une sorte de culotte courte dans un morceau de serge verte qui est las de traîner sur le carreau. Elle s’est mise à l’œuvre, et, deux heures après, j’étais costumé en débardeur, chemise d’un blanc douteux et lambeau de damas à la ceinture.

Laurence a ensuite nettoyé sa robe bleue, autant que possible, avec un chiffon mouillé. Elle l’a repassée en tendant l’étoffe et en la frottant sur un de ses genoux ; elle a même poussé les réparations jusqu’à coudre, autour des manches et du corsage, une petite dentelle blanche, jaunie et fripée.

Notre entrée a été triomphale. Jacques et Marie ont feint de croire à une plaisanterie ; ils nous ont applaudis, comme des acteurs qui atteignent l’effet qu’ils veulent produire. J’avais quelque honte ; je ne me suis senti à l’aise que lorsqu’on ne s’est plus occupé de ma culotte courte en serge verte.

Nous avons trouvé là Pâquerette installée dans un fauteuil. Je ne sais comment cette petite vieille a fait pour pénétrer chez Jacques, qui est un garçon froid et peu causeur. Elle a une souplesse de serpent, une voix mielleuse et chevrotante qui forcent les portes les mieux fermées. D’ailleurs, elle paraissait chez elle ; elle s’étalait avec dévotion, ramenant ses mains sèches sur ses jupes, et renversait la tête à demi, ouvrant et fermant ses yeux gris perdus dans les rides de son visage. Elle paraissait savourer à l’avance les friandises posées à son côté, sur un guéridon.

Marie, qui s’était dressée à notre arrivée, s’est assise de nouveau dans un angle du canapé ; les rougeurs de ses joues luisaient plus vives, et elle riait, montrant ses dents blanches. Jacques, debout devant la cheminée, l’écoutait avec complaisance, grave toujours, mais affectueux, presque souriant.

On nous avait avancé des chaises. La chambre était vivement éclairée par deux candélabres de cinq bougies chacun, posés sur le guéridon. Ce guéridon, encombré de bouteilles et d’assiettes, avait été poussé contre le mur, pour faire place, en attendant qu’on lui fît occuper le milieu de la pièce. Les rideaux du lit étaient tirés ; le parquet, les étoffes, les meubles semblaient avoir été brossés et lavés avec soin. Nous étions en plein luxe, en plein festin.

J’allais assister, pour la première fois, à un de ces soupers dont il m’est arrivé jadis de rêver en provincial. Je me trouvais calme, reposé ; Laurence souriait, j’étais heureux de sa joie. Il y a dans l’éclat des bougies, dans la vue de bouteilles rougissantes, d’assiettes pleines de gâteaux et de viandes froides, dans la sensation d’une chambre close, lumineuse, tiède de parfums indéfinissables, une sorte de bien-être physique qui endort la pensée. Ma compagne, les lèvres ouvertes, retrouvait sans doute là des senteurs connues. Moi-même, je sentais le sang couler plus chaud et plus rapide dans ma chair ; j’éprouvais un besoin de rire et de boire, sollicité par mon corps que j’entendais vivre.

D’ailleurs, la chambre était tranquille, les éclats de gaieté adoucis, l’orgie honnête et décente. Nous avons bu un verre de madère, causant avec le plus grand calme. Cette paix m’impatientait, j’étais tenté de crier. Les deux jeunes femmes avaient pris place aux côtés de Pâquerette, parlant à voix basse. J’entendais la voix cassée de la vieille comme un murmure, tandis que Jacques m’expliquait la raison du gala. Il venait de passer heureusement un examen et célébrait cet événement. Il m’a paru plus expansif, moins homme pratique ; il s’abandonnait davantage, oubliant de mettre en avant sa position future, allant même jusqu’à parler de sa jeunesse. Jacques, pour dire le vrai, était gris de joie ; il consentait à faire le fou, parce qu’il venait de monter un échelon de plus vers la sagesse.

On s’est enfin mis à table. J’attendais cet instant. J’ai empli mon verre et j’ai bu. J’avais grand-faim, vivant de croûtes ; mais je dédaignais les gâteaux et les viandes froides, je m’adressais au vin, blanc ou rouge. Je ne buvais pas par besoin d’ivresse, je buvais pour boire, parce qu’il me semblait que j’étais là pour vider mon verre. Je me suis acquitté de cette besogne avec conscience, et j’ai éprouvé de la joie à sentir mes membres s’alanguir peu à peu et ma pensée se troubler.

Au bout d’une demi-heure, les flammes des bougies ont pâli et se sont étalées, la chambre est devenue toute rouge, d’un rouge effacé et vacillant. Ma raison qui chancelait s’est raffermie d’une façon étrange, elle a eu une effrayante lucidité. J’étais ivre, je devais avoir sur la face le masque hébété, le sourire idiot des ivrognes ; mais, en moi, tout au fond de mon intelligence, je me sentais calme et sensé, je raisonnais en toute liberté. C’était là une ivresse terrible ; je souffrais de l’affaissement de mon corps, qui se mourait d’accablement, et de la vigueur de mon âme, qui voyait et jugeait.

Au bruit des verres et des fourchettes, tandis que les femmes et Jacques riaient, causant entre eux, moi, un coude sur la table, je les regardais. Leurs visages, leurs paroles m’arrivaient dans une sensation nette et claire, douloureuse d’acuité et de pénétration. Mon amour était toujours en moi, troublant et changeant mon être ; mais le vieil homme, le philosophe raisonneur, venait de se réveiller. Je me plaisais dans mon ivresse et dans Laurence, tout en ayant conscience de ces deux fanges.

Jacques était assis à ma gauche ; je ne sais s’il avait réussi à se griser ; toutefois il feignait la déraison. En face, j’avais les trois femmes, Marie à ma droite, puis Pâquerette, puis Laurence qui se trouvait à la gauche de Jacques. Mes regards restaient attachés sur ces trois femmes qui m’apparaissaient avec des visages et des sons de voix nouveaux.

Je n’avais plus revu Marie depuis le jour où je l’avais trouvée sur le canapé, blanche et languissante. Alors, on pouvait la prendre pour une jeune fille se mourant de virginité. Maintenant, ses cheveux blonds dénoués, la tête en feu, d’un violet pâle aux joues, elle agitait ses bras nus avec la fièvre d’une enfant ignorante qui marche à sa première volupté. Je me perdais dans le flamboiement de ce jeune front.

Je ne sais quoi de poignant s’échappait de cette créature qui s’éveillait de son agonie pour rire et boire, pour essayer de goûter les angoisses voluptueuses de cette vie qu’elle avait vécue sans le savoir, dans son innocence de petite fille. À la voir, échevelée et frémissante, les yeux brûlants, les lèvres humides, il me semblait, dans l’effarement de mon ivresse, apercevoir une moribonde qui, sur son lit de mort, entend tout à coup la voix de ses sens et de son cœur, et qui, hésitante, ne sachant que faire en ce moment suprême, ne veut cependant pas mourir avant d’avoir contenté ses vagues aspirations.

Laurence s’était animée, elle aussi. Elle était presque belle d’impudeur. Sa face avait pris une franchise de vice qui donnait à chacun de ses traits une suprême insolence ; le visage entier s’était allongé ; de grands plans carrés, traversés de lignes profondes, coupaient nerveusement les joues et la gorge en masses fortes et dédaigneuses. Elle était pâle, et quelques gouttes de sueur perlaient sur son front à la racine de ses cheveux qui se dressaient droits sur son crâne bas et écrasé. Vautrée dans son fauteuil, la face morte et convulsée, les yeux noirs et vivants, elle m’apparaissait comme une image terrible de la femme qui a pesé dans sa main toutes les voluptés et qui les refuse maintenant, les trouvant trop légères. Par moments, je croyais qu’elle me regardait en haussant les épaules ; elle souriait de pitié, je l’entendais me dire : « Tu m’aimes, eh ! que veux-tu de moi ? mon corps est défunt, je n’ai jamais eu de cœur. »

Quant à Pâquerette, elle était plus maigre, plus ridée. Sa figure, semblable à une pomme séchée, semblait s’être fripée encore et avait pris une teinte pâle de rouge brique. Les yeux n’étaient plus que deux points brillants. Elle hochait la tête d’une façon douce et aimable, bavardant comme une serinette aigre. Elle jouissait d’ailleurs d’un calme parfait, bien qu’elle eût mangé et bu à elle seule autant que nous trois ensemble.

Je les regardais toutes trois. Le trouble de mon cerveau qui les grandissait, les faisait osciller étrangement devant moi. Je me disais que toute la débauche était là : la débauche mûre dans sa franchise, la débauche qui a vieilli et qui vit en cheveux blancs de son infamie passée. Pour la première fois, je voyais ces femmes ensemble, côte à côte. À elles seules, elles étaient tout un monde. Pâquerette dominait de toute sa vieillesse ; elle présidait, elle appelait « mes filles » les deux malheureuses qui la caressaient. Il y avait toutefois cordialité, fraternité entre elles ; elles parlaient en sœurs sans songer à leur différence d’âge. Mes regards voilés confondaient les trois têtes, je ne savais plus sur quel front étaient les cheveux blancs.

Et nous étions là, en face, Jacques et moi. Nous étions jeunes, nous célébrions un succès de l’intelligence. J’ai été sur le point de sortir, frères, et de courir jusqu’à vous. Puis j’ai éclaté de rire, tout haut sans doute, car les femmes m’ont regardé, étonnées. Je me suis dit que tel était désormais le monde où je devais vivre. J’ai fermé les yeux et j’ai vu des anges, vêtus de longues robes bleues, qui montaient dans une lumière pâle, pleine d’étincelles.

Le souper avait été fort gai. On chantait et on causait. Il me semblait que la chambre était pleine d’une fumée épaisse qui me serrait à la gorge et me piquait les yeux. Puis, tout a tourné, j’ai cru que j’allais m’endormir, lorsque j’ai entendu une voix lointaine qui criait, avec le son d’une cloche fêlée :

– Il faut nous embrasser ! il faut nous embrasser !

J’ai ouvert les yeux à demi, et j’ai vu que la cloche fêlée était Pâquerette qui venait de monter sur son fauteuil. Elle agitait les bras et ricanait.

– Jacques, Jacques, criait-elle, embrassez Laurence. C’est une bonne fille que je vous donne à désennuyer. Eh ! toi, Claude, pauvre enfant endormi, embrasse Marie qui t’aime et te tend ses lèvres. Allons, embrassons-nous, embrassons-nous. Vous allez voir.

Et la petite vieille a sauté à terre.

Jacques s’est penché et a donné un baiser à Laurence qui le lui a rendu. Je me suis tourné alors vers Marie qui, les bras tendus, la tête renversée, m’attendait. J’allais la baiser au front, lorsqu’elle a plié encore le cou en arrière, et m’a tendu sa bouche. La lumière des bougies tombait sur sa face. Mes yeux étant sur ses yeux, j’ai aperçu au fond de son regard une clarté d’un bleu pur qui m’a paru être son âme.

Comme j’étais courbé, regardant l’âme de Marie, j’ai senti des lèvres froides se poser sur mon cou. Je me suis tourné, Pâquerette était là, riant, frappant ses mains sèches. Elle avait embrassé Jacques et venait de m’embrasser à mon tour. Je me suis essuyé le cou.

Sept heures sonnaient, une clarté pâle annonçait le jour. Tout était dit, nous n’avions plus qu’à nous séparer. Comme j’allais sortir, Jacques m’a jeté sur l’épaule un pantalon et un paletot que je n’ai pas même songé à refuser. Pâquerette a monté devant nous, allongeant son bras maigre qui tenait une chandelle.

Lorsque nous avons été couchés, j’ai songé aux embrassements que nous avions échangés. J’ai regardé Laurence ; j’ai cru voir ses lèvres rouges des lèvres de Jacques. J’avais toujours devant moi, dans l’ombre, la lueur bleue qui brûlait au fond des yeux de Marie. Je ne sais quel frisson m’a pris aux pensées vagues qui me sont venues, et je me suis endormi d’un sommeil fiévreux. En dormant, je me sentais au cou la sensation froide et pénible de la bouche de Pâquerette ; je rêvais que je me passais la main sur la peau et que je ne pouvais enlever ces deux lèvres qui me glaçaient.

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