I

Coqueville est un petit village planté dans une fente de rochers, à deux lieues de Grandport. Une belle plage de sable s’élargit devant les masures collées au flanc de la falaise, à mi-côte, comme des coquillages laissés là par la marée. Lorsqu’on monte sur les hauteurs de Grandport, vers la gauche, on voit très nettement à l’ouest la nappe jaune de la plage, pareille à un flot de poussière d’or qui aurait coulé de la fente béante du roc ; et même, avec de bons yeux, on distingue les maisons, dont le ton de rouille tache la pierre, et dont les fumées mettent des traînées bleuâtres, jusqu’à la crête de l’énorme rampe, barrant le ciel.

C’est un trou perdu. Coqueville n’a jamais pu atteindre le chiffre de deux cents habitants. La gorge qui débouche sur la mer, et au seuil de laquelle le village se trouve planté, s’enfonce dans les terres par des détours si brusques et des pentes si raides, qu’il est à peu près impossible d’y passer avec des voitures. Cela coupe toutes les communications et isole le pays, où l’on semble être à cent lieues des hameaux voisins. Aussi, les habitants n’ont-ils avec Grandport des communications que par eau. Presque tous pêcheurs, vivant de l’Océan, ils y portent chaque jour le poisson dans leurs barques. Une grande maison de factage, la maison Dufeu, achète leur pêche à forfait. Le père Dufeu est mort depuis quelques années, mais la veuve Dufeu a continué les affaires ; elle a simplement pris un commis, M. Mouchel, grand diable blond, chargé de battre la côte et de traiter avec les pêcheurs. Ce M. Mouchel est l’unique lien entre Coqueville et le monde civilisé.

Coqueville mériterait un historien. Il semble certain que le village, dans la nuit des temps, fut fondé par les Mahé, une famille qui vint s’établir là et qui poussa fortement au pied de falaise. Ces Mahé durent prospérer d’abord, en se mariant toujours entre eux, car pendant des siècles on ne trouve que des Mahé. Puis, sous Louis XIII, apparaît un Floche. On ne sait trop d’où il venait. Il épousa une Mahé, et dès ce moment un phénomène se produisit, les Floche prospérèrent à leur tour et se multiplièrent tellement, qu’ils finirent peu à peu par absorber les Mahé, dont le nombre diminuait, tandis que leur fortune passait aux mains des nouveaux venus. Sans doute, les Floche apportaient un sang nouveau, des organes plus vigoureux, un tempérament qui s’adaptait mieux à ce dur milieu de plein vent et de pleine mer. En tout cas, ils sont aujourd’hui les maîtres de Coqueville.

On comprend que ce déplacement du nombre et de la richesse ne se soit pas accompli sans de terribles secousses. Les Mahé et les Floche se détestent. Il y a entre eux une haine séculaire. Malgré leur déchéance, les Mahé gardent un orgueil d’anciens conquérants. En somme, ils sont les fondateurs, les ancêtres. Ils parlent avec mépris du premier Floche, un mendiant, un vagabond recueilli chez eux par pitié, et auquel leur éternel désespoir sera d’avoir donné une de leurs filles. Ce Floche, à les entendre, n’a engendré qu’une descendance de paillards et de voleurs, passant leurs nuits à faire des enfants et leurs journées à convoiter des héritages. Et il n’est pas d’injures dont ils n’accablent la puissante tribu des Floche, pris de la rage arrière de ces nobles, décimés, ruinés, qui voient le pullulement de la bourgeoisie maîtresse de leurs rentes et de leurs châteaux. Naturellement, les Floche, de leur côté, ont le triomphe insolent. Ils jouissent, ce qui les rend goguenards. Pleins de moquerie pour l’antique race des Mahé, ils jurent de les chasser du village, s’ils ne courbent pas la tête. Ce sont pour eux des meurt-de-faim, qui, au lieu de se draper dans leurs guenilles, feraient beaucoup mieux de les raccommoder. Coqueville se trouve ainsi en proie à deux factions féroces, quelque chose comme cent trente habitants résolus à manger les cinquante autres, par la simple raison qu’ils sont les plus forts. La lutte entre deux grands empires n’a pas d’autre histoire. Parmi les querelles qui ont dernièrement bouleversé Coqueville, on cite la fameuse inimitié des deux frères Fouasse et Tupain, et les batailles retentissantes du ménage Rouget. Il faut savoir que chaque habitant recevait jadis un surnom, qui est devenu aujourd’hui un véritable nom de famille ; car il était difficile de se reconnaître parmi les croisements des Mahé et des Floche. Rouget avait eu certainement un aïeul d’un blond ardent ; quant à Fouasse et à Tupain, ils se nommaient ainsi sans qu’on sût pourquoi, beaucoup de surnoms ayant perdu tout sens raisonnable à la longue. Or, la vieille Françoise, une gaillarde de quatre-vingts ans qui vivait toujours, avait eu Fouasse d’un Mahé ; puis, devenue veuve, elle s’était remariée avec un Floche, et était accouchée de Tupain. De là, la haine des deux frères, d’autant plus que des questions d’héritage avivaient cette haine. Chez les Rouget, on se battait comme plâtre, parce que Rouget accusait sa femme Marie de le trahir pour un Floche, le grand Brisemotte, un brun solide, sur lequel il s’était déjà jeté deux fois avec un couteau, en hurlant qu’il lui crèverait le ventre. Rouget, petit homme nerveux, était très rageur.

Mais ce qui passionnait alors Coqueville, ce n’étaient ni les fureurs de Rouget, ni les discussions de Tupain et de Fouasse. Une grosse rumeur circulait : Delphin, un Mahé, un galopin de vingt ans, osait aimer la belle Margot, la fille de La Queue, le plus riche des Floche et le maire du pays. Ce La Queue était en vérité un personnage considérable. On l’appelait La Queue parce que son père, sous Louis-Philippe, avait le dernier ficelé ses cheveux, avec une obstination de vieillard qui tient aux modes de sa jeunesse. Donc, La Queue possédait l’un des deux grands bateaux de pêche de Coqueville, le Zéphir, le meilleur de beaucoup, tout neuf encore et solide à la mer. L’autre grand bateau, la Baleine, une patache pourrie, appartenait à Rouget, dont les matelots étaient Delphin et Fouasse, tandis que La Queue emmenait avec lui Tupain et Brisemotte. Ces derniers ne tarissaient pas en rires méprisants sur la Baleine, un sabot, disaient-ils, qui allait fondre un beau jour sous la vague comme une poignée de boue. Aussi, quand La Queue apprit que ce gueux de Delphin, le mousse de la Baleine, se permettait de rôder autour du sa fille, allongea-t-il deux claques soignées à Margot, histoire simplement de la prévenir que jamais elle ne serait la femme d’un Mahé. Du coup, Margot, furieuse, cria qu’elle passerait la paire de soufflets à Delphin, s’il se permettait de venir se frotter contre ses jupes. C’était vexant d’être calottée pour un garçon qu’elle ne regardait seulement jamais en face. Margot, forte à seize ans comme un homme et belle comme une dame, avait la réputation d’une personne méprisante, très dure aux amoureux. Et, là-dessus, sur cette histoire des deux claques, de l’audace de Delphin et de la colère de Margot, on doit comprendre les commérages sans fin de Coqueville.

Pourtant, certains disaient que Margot, au fond, n’était pas si furieuse de voir Delphin tourner autour d’elle. Ce Delphin était un petit blond, la peau dorée par le hâle de la mer, avec une toison de cheveux frisés qui lui descendait sur les yeux et dans le cou. Et très fort, malgré sa taille fine ; très capable d’en rosser de trois fois plus gros que lui. On racontait qu’il se sauvait parfois et allait passer la nuit à Grandport. Cela lui donnait une réputation de loup-garou auprès des filles, qui l’accusaient entre elles de faire la vie, expression vague où elles mettaient toutes sortes de jouissances inconnues. Margot, quand elle parlait de Delphin, se passionnait trop. Lui, souriait d’un air sournois, la regardait avec des yeux minces et luisants, sans s’inquiéter le moins du monde de ses dédains ni de ses emportements. Il passait devant sa porte, il se coulait le long des broussailles, la guettait pendant des heures, plein d’une patience et d’une souplesse de chat à l’affût d’une mésange ; et, quand elle le découvrait tout d’un coup, derrière ses jupes, si près d’elle parfois qu’elle le devinait à la tiédeur de son haleine, il ne fuyait pas, il prenait un air doux et triste, qui la laissait interdite, suffoquée, ne retrouvant sa colère que lorsqu’il était loin. Sûrement, si son père la voyait, il la giflerait encore. Ça ne pouvait pas durer. Mais elle avait beau jurer que Delphin aurait un jour la paire de gifles qu’elle lui avait promise, elle ne saisissait jamais l’instant de les lui appliquer, quand il était là : ce qui faisait dire au monde qu’elle ne devrait pas en tant parler, puisqu’elle gardait en fin de compte les gifles pour elle.

Personne, cependant, ne supposait qu’elle pût jamais être la femme de Delphin. On voyait, dans son cas, une faiblesse de fille coquette. Quant à un mariage entre le plus gueux des Mahé, un garçon qui n’avait pas six chemises pour entrer en ménage, et la fille du maire, l’héritière la plus riche des Floche, il aurait simplement paru monstrueux. Les méchantes langues insinuaient que, tout de même, elle pourrait bien aller avec lui, mais que pour sûr elle ne l’épouserait pas. Une fille riche prend du plaisir comme elle l’entend ; seulement, quand elle a de la tête, elle ne commet pas une sottise. Enfin, tout Coqueville s’intéressait à l’aventure, curieux de savoir de quelle façon les choses tourneraient. Delphin aurait-il ses deux gifles ? ou bien Margot se laisserait-elle baiser sur les joues, dans quelque trou de la falaise ? Il faudrait voir. Il y en avait pour les gifles et il y en avait pour les baisers. Coqueville était en révolution.

Dans le village, deux personnes seulement, le curé et le garde-champêtre, n’appartenaient ni aux Mahé ni aux Floche. Le garde-champêtre, un grand sec dont on ignorait le nom, mais qu’on appelait l’Empereur, sans doute parce qu’il avait servi sous Charles X, n’exerçait en réalité aucune surveillance sérieuse sur la commune, toute de rochers nus et de landes désertes. Un sous-préfet, qui le protégeait, lui avait créé là une sinécure, où il mangeait en paix de très petits appointements. Quant à l’abbé Radiguet, c’était un de ces prêtres simples d’esprit que les évêchés, désireux de s’en débarrasser, enterrent dans quelque trou perdu. Il vivait en brave homme, redevenu paysan, bêchant son étroit jardin conquis sur le roc, fumant sa pipe en regardant pousser ses salades. Son seul défaut était une gourmandise qu’il ne savait comment raffiner, réduit à adorer le maquereau et à boire du cidre plus parfois qu’il n’en pouvait contenir. Au demeurant, le père de ses paroissiens, qui venaient de loin en loin entendre une messe, pour lui être agréables.

Mais le curé et le garde-champêtre avaient dû prendre parti, après avoir longtemps réussi à rester neutres. Maintenant, l’Empereur tenait pour les Mahé, tandis que l’abbé Radiguet appuyait les Floche. De là, des complications. Comme l’Empereur, du matin au soir, vivait en bourgeois, et qu’il se lassait de compter les bateaux qui sortaient de Grandport, il s’était avisé de faire la police du village. Devenu le partisan des Mahé, par des instincts secrets de conservation sociale, il donnait raison à Fouasse contre Tupain, il tâchait de prendre la femme de Rouget en flagrant délit avec Brisemotte, il fermait surtout les yeux, quand il voyait Delphin se glisser dans la cour de Margot. Le pis était que ces agissements amenaient de fortes querelles entre l’Empereur et son supérieur naturel, le maire La Queue. Respectueux de la discipline, le premier écoutait les reproches du second, puis recommençait à n’agir qu’à sa tête : ce qui désorganisait les pouvoirs publics de Coqueville. On ne pouvait passer devant le hangar décoré du nom de mairie, sans être assourdi par l’éclat d’une dispute. D’un autre côté, l’abbé Radiguet, rallié aux Floche triomphants, qui le comblaient de maquereaux superbes, encourageait sourdement les résistances de la femme de Rouget, et menaçait Margot des flammes de l’enfer, si jamais elle laissait Delphin la toucher du doigt. C’était, en somme, l’anarchie complète, l’armée en révolte contre le pouvoir civil, la religion se faisant la complaisante des jouissances de la bourgeoisie, tout un peuple de cent quatre-vingts habitants se dévorant dans un trou, en face de la mer immense et de l’infini du ciel.

Seul, au milieu de Coqueville bouleversé, Delphin gardait son rire de garçon amoureux, qui se moquait du reste, pourvu que Margot fût à lui. Il la chassait au lacet, comme on chasse les lapins. Très sage, malgré son air fou, il voulait que le curé les mariât, pour que le plaisir durât toujours.

Un soir, Margot leva enfin la main, dans un sentier où il la guettait. Mais elle resta toute rouge ; car, sans attendre la gifle, il avait saisi cette main qui le menaçait, et la baisait furieusement.

Comme elle tremblait, il lui dit à voix basse :

– Je t’aime. Veux-tu de moi ?

– Jamais ! cria-t-elle révoltée.

Il haussa les épaules ; puis, d’un air tranquille et tendre :

– Ne dis donc pas ça… Nous serons très bien tous les deux. Tu verras comme c’est bon.

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